L’accueil favorable réservé aux Ukrainiens fait contraste avec le traitement dégradant reçu par ceux appelés «les migrants» depuis dix ans. Cette réception à géométrie variable n’est pas neuve et s’observe au tournant des XIXe et XXe siècles, souligne l’historienne Delphine Diaz.
En près de trois semaines, l’invasion de l’Ukraine par la Russie de Vladimir Poutine a forcé plus de trois millions de civils à traverser les frontières orientales de l’Union européenne. De tels chiffres, pourtant sidérants, ne tiennent pas compte des personnes déplacées qui ont quitté les villes les plus ciblées par les crimes de guerre de l’armée russe. Par sa brutalité et son ampleur, cet exode à la fois intérieur et international ravive le triste souvenir d’autres épisodes migratoires qu’a connus l’Europe dans son passé, que l’on pense aux centaines de milliers de civils belges et français jetés sur les routes à partir de l’été 1914, aux quelque 475 000 républicains espagnols qui se sont pressés à la frontière pyrénéenne en 1939, ou aux millions de «personnes déplacées» pendant et après la Seconde Guerre mondiale.
Mais comparaison n’est pas raison, et l’exil ukrainien a ses caractéristiques propres : constitué de civils – essentiellement de femmes, d’enfants (1,5 million selon l’Unicef ) et de personnes âgées des deux sexes –, il se dirige vers plusieurs pays frontaliers de l’Ukraine et suscite, à travers tout le continent, manifestations de solidarité et d’émotion. Tandis que l’Union européenne a décidé d’appliquer une directive de 2001 sur la protection temporaire pour en faire bénéficier le peuple ukrainien en exil, les initiatives émanant de la société civile se multiplient pour soutenir ces membres de la «famille européenne» : accueil de réfugiés à domicile, manifestations et collectes de vivres et de vêtements.
Cet accueil favorable réservé aux Ukrainiens, dont on ne peut que se réjouir tant il redonne son sens à la notion d’hospitalité, fait néanmoins contraste avec le traitement dégradant reçu par ceux qui sont plus volontiers appelés «les migrants» depuis la dernière décennie. Parmi ces derniers, pourtant, se trouvaient aussi des civils qui avaient fui les bombardements russes à Alep mais les assignations identitaires dont les exilés issus du Moyen-Orient ou de la Corne d’Afrique ont fait l’objet dans l’Union européenne montrent, à l’œuvre, la construction culturelle et raciale de la figure du réfugié acceptable.
Un regard porté sur l’histoire de l’Europe
Si l’on peut, à juste raison, s’indigner du traitement sélectif des personnes en situation d’exil, dans le débat public comme dans les politiques mises en œuvre par l’Union européenne et ses Etats membres, cette hospitalité à géométrie variable n’est pourtant pas tout à fait neuve. Un regard porté sur l’histoire contemporaine de l’Europe permet de mieux la comprendre, sans la justifier. Au XIXe siècle, les guerres civiles, insurrections et révolutions réprimées ont poussé des groupes forts de plusieurs dizaines de milliers de personnes à quitter leur pays. Sous la monarchie de Juillet (1830-1848), pour répondre à ce qui était alors vécu par la société française comme une «crise des réfugiés» avant la lettre, a été adoptée la toute première loi française sur les «étrangers réfugiés» – un texte court accompagné d’un lourd appareil réglementaire visant à déterminer qui pouvait ou non bénéficier de «secours». Ces aides financières alors octroyées par le ministère de l’Intérieur aux réfugiés étaient graduées selon leur statut social mais aussi selon leur appartenance nationale.
Ainsi, les Polonais de la «Grande Emigration», commencée après la terrible répression russe de la révolution de Varsovie en 1831, ont-ils été systématiquement privilégiés par rapport à d’autres groupes nationaux réfugiés en France, Italiens et Espagnols qui partageaient pourtant au seuil des années 1830 des mêmes convictions libérales. De la même manière, la société française a fait montre d’un incroyable enthousiasme lorsqu’il s’est agi d’accueillir les proscrits polonais, organisant pour ces «Français du Nord» des comités et des banquets, levant pour eux des sommes importantes par le biais de souscriptions relayées dans la presse.
Mais c’est assurément au tournant du XIXe et du XXe siècles que l’on observe une approche de plus en plus sélective et négative de l’accueil des «exilés» et des «émigrants» en Europe, pour reprendre le vocabulaire de l’époque. Les migrations des minorités juives issues des confins de l’Empire russe, frappées par les pogroms à partir de 1881, ont conduit certains grands pays d’accueil d’Europe de l’Ouest à interroger et à délimiter leur politique d’asile. En Grande-Bretagne, les exilés issus de l’Empire tsariste étaient de plus en plus considérés par l’opinion publique comme inassimilables car de confession juive, et l’on s’interrogeait sur les motifs réels de leur départ : s’agissait-il d’un véritable exil ou d’une migration économique déguisée ?
Les femmes en exil bénéficient d’un avantage
Si la proximité culturelle et linguistique ou l’appartenance religieuse sont des variables cruciales pour comprendre l’accueil – positif ou négatif – réservé aux exilés, à partir de la fin du XIXe siècle, d’autres considérations ont aussi commencé à entrer en ligne de compte. Les assignations raciales expliquent le caractère de plus en plus sélectif de l’accueil des exilés en Europe. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le traitement des «personnes déplacées» (displaced persons, DPs), une catégorie composite forgée par les Alliés pour rassembler tous les déracinés qui circulaient à travers le continent depuis la fin de la guerre, montre la puissance de ces préjugés. Certains groupes nationaux ont été avantagés au motif de leur «blanchité». Dans les camps de DPs de la zone d’occupation américaine, les Baltes, mis en valeur à ce titre, ont été plus aisément «réinstallés» dans des pays d’accueil que d’autres groupes nationaux. Parmi ceux qui rechignaient à rentrer dans leur patrie annexée par l’URSS, se trouvaient de nombreuses femmes, appréciées en Grande-Bretagne comme travailleuses.
En creux, cet exemple nous livre un autre précieux indice : dans l’histoire contemporaine de l’asile en Europe, les femmes en exil ont bénéficié d’un avantage par rapport aux hommes, une perspective de genre qui permet de mieux comprendre l’élan de solidarité envers les exilés ukrainiens. Les précédents historiques sont nombreux : au moment de la Retirada, dans la France de 1939, les hommes d’âge adulte ont été internés dans les «camps» formés en urgence sur les plages du Roussillon, tandis que les femmes, les enfants et les personnes âgées des deux sexes étaient transférés dans des «centres d’hébergement» aux conditions plus clémentes. Le temps présent nous éclaire aussi sur la dimension genrée de l’hospitalité ou de l’inhospitalité : depuis 2015, si les mouvements migratoires depuis le sud du bassin méditerranéen vers l’Union européenne ont fait l’objet de phénomènes de rejet, c’est aussi parce qu’ils ont été considérés comme trop menaçants car trop masculins, même si cette vision simpliste a été corrigée par les chercheurs en sciences sociales.
Analyser les prismes de l’accueil au regard de l’histoire ne changera sans doute rien, en pratique, aux biais des politiques européennes et des réactions de la société civile. Au moins cette réflexion sur la sélectivité de l’asile dans la longue durée permettra-t-elle de questionner ses critères mais aussi d’identifier les préjugés récurrents qui imprègnent le débat public face aux multiples défis de l’hospitalité.