Le 10 avril 2022, Rémi Yang, pour le Poulpe, partenaire de Mediapart
Depuis qu’une cinquantaine d’exilés ont établi un camp sur une parcelle boisée à Ouistreham, dans le Calvados, les procédures d’expulsion à leur égard se succèdent. Du côté de Ports de Normandie, 11 000 euros de frais de justice ont déjà été dépensés.
Ouistreham (Calvados).– À l’extrême sud de Ouistreham (Calvados), le quai Charcot court le long du canal de Caen. Au bout de la voie, un chemin de halage longe le cours d’eau en face d’une parcelle boisée. Derrière les arbres, le terrain abrite un camp d’exilés soudanais. Ils sont plusieurs dizaines de jeunes hommes à s’être installés ici dès 2017, après le démantèlement de la « jungle de Calais ». Mais le camp vit dans l’angoisse perpétuelle de l’expulsion.
Le 25 juin 2021, le tribunal administratif a débouté le syndicat mixte Ports de Normandie, alors que sa demande était soutenue par la préfecture du Calvados. « Le préfet fait valoir [qu’il] est nécessaire de mettre fin à une situation de trouble à l’ordre public [et que] l’État mène des actions continues sur les lieux pour proposer des solutions d’hébergement », peut-on lire dans la décision de justice.
Dans ce même jugement, la juridiction estime que « cet espace boisé, alors même qu’il est situé dans les limites administratives du port de Caen-Ouistreham, n’apparaît manifestement pas relever du domaine public naturel maritime ou fluvial ». À la suite de ce revers, les Ports de Normandie ont annoncé leur intention de se tourner vers le tribunal judiciaire.
« Il n’y a aucun doute que c’est de l’acharnement, considère un administrateur de Ports de Normandie. Et cet acharnement a un coût. » Une dépense chiffrée à 11 000 euros par Hervé Morin, président du comité syndical de la structure, entre « les procédures judiciaires, avocats, huissiers, Conseil d’État ». La structure vit principalement de ses retours sur investissement et des subventions publiques de la région.
« Lorsqu’on pose des questions [en conseil syndical] sur la parcelle, à savoir s’il y a une nécessité de service, un projet ou un besoin d’extension particulier à cet endroit-là, on n’a absolument aucune réponse, déplore le membre du comité syndical, également conseiller régional. Pour voir les projets de Ports de Normandie sur Caen-Ouistreham, il n’y a aucun intérêt [à libérer la parcelle]. » Contacté, Ports de Normandie confirme qu’aucun projet n’est prévu sur ce terrain.
Aux côtés d’Hervé Morin, président de la région Normandie, siègent plusieurs représentants de collectivités : conseillers régionaux, départementaux (Calvados, Manche et Seine-Maritime) et représentants de collectivités territoriales. Ports de Normandie revendique d’être le « fruit d’une alliance entre la région Normandie, les départements du Calvados, de la Manche et de Seine-Maritime et les agglomérations de Caen la Mer, Le Cotentin et Dieppe Maritime ».
Pourtant, Nicolas Langlois, l’un des 14 vice-présidents de l’agglomération de Dieppe Maritime, membre du conseil syndical et par ailleurs maire PCF de Dieppe, affirme n’avoir pas connaissance du combat qui se livre devant les tribunaux pour la parcelle de Ouistreham. Contacté à ce sujet, il explique que « les choses qui ne concernent pas Dieppe ne [le] regardent pas », avant de renvoyer vers son attachée de presse. Le département du Calvados, quant à lui, se refuse à tout commentaire, estimant que l’affaire dépasse ses compétences.
Plusieurs lieux de vie expulsés
Outre la parcelle de terrain de Ouistreham, Ports de Normandie a également évacué deux maisons dont il a la propriété à Ranville, inoccupées depuis 2015, où les exilés avaient installé un lieu de vie depuis le 2 mai 2020. Pendant plus d’un an, le lieu a servi de point de repos aux habitants du campement. Ils s’y sont douchés, ont eu accès à l’eau potable, à l’électricité, de quoi cuisiner et y passer quelques nuits.
Le matin du 19 octobre 2021, à 8 heures, les maisons de Ranville ont été évacuées. « Dispositif des forces de l’ordre démesuré (plus de 50 agents) pour l’expulsion des squats de Ranville, situés aux 1 et 3 impasse Pegasus […]. Présence de la PAF (police aux frontières), de la gendarmerie nationale, du sous-préfet (chef de cabinet du préfet et responsable de la sécurité dans le département du Calvados), de l’Ofii (Office français de l’immigration et de l’intégration) et d’une association agréée de sécurité civile », listent dans un communiqué plusieurs collectifs de soutien aux migrants. Pour eux, l’expulsion était « d’autant plus injustifiée que le propriétaire des lieux (Syndicat mixte régional des ports normands) n’a à ce jour aucun projet imminent sur ces maisons ».
Le président du syndicat mixte souligne « le risque grave » de cette « occupation », les deux maisons étant « manifestement inadaptées pour accueillir des dizaines de personnes ».
Lors d’une réunion du comité syndical, un administrateur a interrogé cette décision de vendre les maisons de Ranville, rappelant qu’elles sont inoccupées depuis 2015. Le PV d’assemblée note qu’« il lui est précisé que depuis la décision de déclassement des maisons en 2015, des travaux de réhabilitation ont été effectués dans les logements. Ces travaux désormais effectués, il convient de vendre rapidement pour éviter de nouveaux squats dans des locaux inadaptés à une occupation collective ».
« Il y a une volonté de mettre en œuvre des justifications a posteriori pour expulser, considère le conseiller régional membre du syndicat mixte. La vente des maisons, c’est un truc fait à l’arrache. »
Le jour de l’expulsion, « dix personnes ont été recensées », indique la préfecture du Calvados dans un communiqué. Toutes étaient demandeuses d’asile, à l’exception d’« une personne mineure […], réorientée vers les services d’aide sociale à l’enfance ».
La préfecture assume sa détermination « à mettre fin à ces occupations illicites et à procéder à l’évacuation des squats », justifiant une nouvelle fois son action par l’augmentation de « 36 % » de « l’offre d’hébergement d’urgence dans le Calvados » depuis 2016.
Un constat loin d’être partagé par l’avocat défendant les exilés : « La situation d’hébergement d’urgence s’est dégradée ces dernières années dans l’agglomération caennaise et à Ouistreham, contraignant de nombreuses personnes de nationalité étrangère à occuper des squats […] », peut-on lire dans ses conclusions.
« Alors, monsieur le préfet, comment est-il possible qu’une cinquantaine de jeunes vivent dans un campement sur les bords du canal de l’Orne sans aucun moyen de satisfaire leurs besoins fondamentaux, qu’ils dépendent des citoyen·nes, des collectifs et des associations pour survivre et qu’ils soient soumis à des expulsions régulières de leur lieu de vie ? », questionne La Cimade, association d’aide aux migrants et aux déplacés.
Après l’expulsion des exilés des maisons de Ranville, Ports de Normandie estime à 5 000 euros le nettoyage des maisons, imputant cette somme à l’occupation des lieux par les exilés. Du côté des associations de défense des exilés, Alain* a remarqué la présence d’un agent de sécurité posté « nuit et jour pendant deux mois » devant l’ancien squat.
Ports de Normandie confirme avoir mandaté un vigile, chiffrant la dépense à 1 800 euros par mois : « Si, depuis l’expulsion, nous les faisons gardienner, c’est parce que nous avons fait les travaux nécessaires et vendu ces logements à nos agents. La transaction est en cours. »
La municipalité de Ouistreham réclame des loyers
Le 22 janvier 2022, les associations de défense des migrants ont ouvert un nouveau lieu de vie dans une maison inoccupée depuis deux ans à Ouistreham, en face du canal de l’écluse. « Un petit escalier à l’extérieur conduit à la pièce de vie, où sont disposés des fauteuils et un canapé-lit. Sur deux étages, 25 couchages au total sont répartis sur des lits superposés, décrit Infomigrants. Une dizaine de personnes, emmitouflées dans des duvets, profitent ce jour-là du chauffage, des toilettes et des douches du lieu de vie. Quelques téléphones sont branchés ici et là dans les chambres. Dans la cuisine, les étagères sont fournies en pâtes, farine, thé et filtres à café. »
Une nouvelle fois, l’expulsion menace les exilés. Le 31 mars dernier, le tribunal judiciaire de Caen a rendu son avis sur la demande d’expulsion formulée par la mairie de Ouistreham. À l’heure de mettre en ligne cet article, notre rédaction n’a pas pu prendre connaissance du sens de cette décision de justice.
Dans la saisine au tribunal judiciaire, la municipalité avait pointé du doigt les risques de « troubles à l’ordre public » et rappelle avoir signé une convention pour transformer la maison en bureaux et les louer 500 euros par mois à la société Éoliennes Offshore du Calvados. La ville réclame notamment aux migrants le montant des loyers qu’elle aurait dû percevoir depuis janvier 2022.
Le maire de Ouistreham, Romain Bail, a déjà été condamné en septembre 2019 pour avoir verbalisé de manière abusive des bénévoles qui venaient en aide aux réfugiés sur le territoire de sa commune. En octobre, l’élu a annoncé avoir quitté Les Républicains pour rejoindre Horizons, le nouveau parti fondé par Édouard Philippe.
Rémi Yang (Le Poulpe)