« Ils n’avaient qu’un coup de fil à passer mais ils n’ont rien fait » : enquête ouverte après la mort du nouveau-né d’une migrante
Une plainte pour « violences volontaires » a été adressée au parquet de Boulogne-sur-Mer après le décès. Sa mère, une Kurde, avait été interpellée par les forces de l’ordre sur une plage du Pas-de-Calais alors qu’elle s’apprêtait à accoucher.
Fin août 2020, dans l’arrière-pays calaisien, Anas, 9 ans, et Eilarya, 2 ans, jouaient dans le jardin d’une grande maison de famille. Leur petite sœur « était dans le ventre », comme le racontaient au Monde leur mère Rwpak, 35 ans, et leur père Hazhar, 40 ans, migrants clandestins originaires de la province de Souleymanieh, au Kurdistan irakien.
Ensemble, ils avaient déjà tenté deux fois la traversée de la Manche dans une petite embarcation, malgré la grossesse très avancée de Rwpak, à un mois du terme. « Bien sûr, on a très peur, l’eau ça fait très peur. Les enfants ont très peur, ma femme enceinte a très peur. Mais je préfère qu’on soit morts dans l’eau plutôt que de vivre au Kurdistan », expliquait Hazhar, derrière ses lunettes qui lui donnaient davantage l’air d’un professeur que d’un mécanicien, sa profession en Irak. A ses côtés, sa femme avait l’air effrayé, mais décidé.
Quelques jours plus tard, le 9 septembre 2020, dans le carré musulman du cimetière de Calais, la famille a enterré la petite Aleksandra, née en grande détresse le jour de l’arrestation de sa mère à Oye-Plage (Pas-de-Calais) par une patrouille de gendarmerie.
Rwpak et Hazhar, assistés de Me Julie Gommeaux, viennent d’adresser une plainte, dont Libération et Le Monde ont pris connaissance, contre les forces de l’ordre, le 19 février 2021, au procureur de la République de Boulogne-sur-Mer pour « violences volontaires sur une femme en état de grossesse ayant possiblement causé le décès de son enfant à la naissance ». L’Inspection générale de la police nationale (IGPN) a été saisie de l’affaire « et la prend très au sérieux », précise l’avocate.
Dans les hautes herbes
Ce 2 septembre 2020, la nuit est plutôt claire. A telle enseigne que les tentatives pour franchir la Manche se multiplient : 41 en quelques heures, précise la préfecture du Pas-de-Calais, pour « un total de 592 migrants recensés ». Pressée d’arriver en Angleterre pour que les enfants puissent faire leur rentrée des classes, et Rwpak accoucher sur place, la famille kurde espère que cette troisième fois sera la bonne. Sur cette plage située entre Calais et Dunkerque (Nord), ils sont une petite dizaine – une autre famille et deux hommes seuls les accompagnent – cachés dans les hautes herbes qui bordent une partie de l’étendue de sable, où est également dissimulée une embarcation pneumatique.
Le semi-rigide est sur le point d’être mis à l’eau lorsqu’une patrouille de gendarmerie surgit. Les gendarmes confisquent aussitôt le moteur du bateau et emmènent les migrants sur le bord de la route afin de saisir leurs gilets de sauvetage. C’est à partir de cet instant que le récit des autorités et celui des membres de la famille divergent.
Dans un communiqué de presse rendu public mercredi 3 mars, après avoir refusé dans un premier temps de s’exprimer, la préfecture du Nord-Pas-de-Calais assure qu’« à ce moment précis, aucun des migrants ne fait part de difficultés particulières ». Ceux-ci, précise encore le communiqué, sont donc « laissés libres et invités à s’éloigner du littoral ».
Mais, d’après la plainte déposée par Me Gommeaux, que Le Monde a pu consulter, les forces de l’ordre n’auraient pas porté secours à Rwpak : « Peu après l’arrivée des policiers [des gendarmes, en réalité], ma cliente a perdu les eaux, écrit l’avocate. Elle a aussitôt informé les policiers de la situation. Ceux-ci ont contacté leur supérieur et lui ont dit d’attendre. Le groupe est ainsi resté sur le bord de la route, dans le froid, pendant plusieurs heures, sous la surveillance constante » des gendarmes.
« Les policiers n’ont rien voulu entendre, peut-on lire dans la plainte. Ils sont restés sur place sans entreprendre aucune démarche pour aider ma cliente qui saignait »
Contactée en Angleterre, où la famille a finalement réussi à passer après une quatrième tentative, Rwpak raconte : « Mon mari leur a dit en anglais “My friend”, mon ami, mais le policier lui a dit “Je ne suis pas ton ami” (…) Je leur ai dit tout de suite, avec quelques mots d’anglais, que j’étais enceinte, tout le monde leur a dit que j’étais enceinte, j’essayais de leur expliquer mon histoire, que je voulais traverser, mais ils n’avaient aucune considération, ils ont déchiré les sacs et les gilets au couteau, ils ont pris les téléphones portables. » Seul un gendarme « roux, un peu plus âgé » que les autres, aurait tenté d’aider la jeune femme, en pure perte. « Il n’avait pas d’autorité », explique-t-elle encore.
Dans le courant de la nuit, deux fonctionnaires en civil de la police aux frontières (PAF), contactés par les gendarmes, sont dépêchés sur place et prennent en charge les deux hommes seuls du groupe, suspectés d’être des passeurs.
Selon la famille, les nouveaux arrivants sont, eux aussi, mis au courant de la situation. Rwpak aurait même montré son ventre à cette occasion, pour tenter de les alerter sur l’urgence médicale de son état. « Les policiers n’ont rien voulu entendre, peut-on lire dans la plainte. Ils sont restés sur place sans entreprendre aucune démarche pour aider ma cliente qui saignait. »
« A aucun moment ils n’ont été avisés de l’état de la mère de famille, répond une source policière. Ils ont donc fait leur travail en procédant aux vérifications administratives sur les deux individus », avant de quitter les lieux.
Une situation « exceptionnellement triste »
Les gendarmes finissent par imiter les policiers aux alentours de 7 heures du matin, après un nouvel entretien téléphonique avec, pense la famille kurde, leur hiérarchie. Désormais libres de leurs mouvements, les migrants marchent jusqu’au plus proche arrêt de bus, près duquel ils allument un feu pour essayer de se réchauffer. Ils sont alors repérés par une nouvelle patrouille de gendarmerie. Cette fois, les militaires appellent une ambulance, qui conduit Rwpak, seule, au centre hospitalier de Calais.
Désormais en attente de son statut de réfugiée à Londres, Rwpak pense tous les jours à la mort de sa petite fille
Echographie fœtale, césarienne : le nourrisson, de sexe féminin, souffre de problèmes respiratoires et neurologiques graves. « Quand je l’ai vue, elle était si belle, elle était belle et joufflue, se souvient Rwpak. Mais j’ai vu qu’elle était reliée à plein de machines. Ils m’ont dit qu’il y avait eu un arrêt cardiaque, puis ils l’ont ranimée, mais il y avait du sang dans les poumons et des atteintes neurologiques (…) Je n’arrêtais pas de pleurer mais la veille de sa mort, j’ai pu la prendre dans mes bras et ça m’a un peu soulagée. » Hospitalisée dans le service de réanimation néonatale, l’enfant est extubée trois jours plus tard, le 5 septembre 2020, faute de la moindre évolution de son état.
« C’est une situation exceptionnellement triste, mais pas exceptionnelle au regard du comportement habituel des forces de l’ordre dans cette zone », estime Frances Timberlake, membre du Refugee Women’s Centre basé à Dunkerque, qui connaît très bien la famille pour l’avoir accompagnée en France pendant des mois et organisé l’enterrement d’Aleksandra. La jeune militante sait que la bataille judiciaire s’annonce longue et complexe. L’enquête est, pour le moment, confiée à l’IGPN, saisie via un signalement effectué sur sa plate-forme en ligne.
La police des polices a sollicité un délai de huit jours auprès du procureur de la République de Boulogne-sur-Mer, Pascal Marconville, pour tenter de déterminer si elle est effectivement compétente, le premier service intervenu étant la gendarmerie. Si tel n’est pas le cas, les investigations pourraient alors être confiées à l’Inspection générale de la gendarmerie.
En attendant, d’autres mesures doivent permettre d’établir formellement le lieu de l’interpellation, Oye-Plage se situant en partie sur le ressort du tribunal judiciaire de Saint-Omer, dont le parquet pourrait finalement se trouver chargé de la procédure.
Désormais en attente de son statut de réfugiée à Londres, Rwpak pense tous les jours à la mort de sa petite fille. Si elle a décidé de porter plainte, dit-elle, c’est « pour que ça n’arrive pas à d’autres ». « Les médecins étaient si tristes, si désolés, ils m’ont dit “si vous étiez arrivés un peu avant, une heure avant, un tout petit avant, les choses ne se seraient pas passées comme ça”, se désespère la mère de famille. C’est la faute de la police si ma fille est morte, ils n’avaient qu’un coup de fil à passer mais ils n’ont rien fait. »
https://www.liberation.fr/societe/exilee-irakienne-dans-le-nord-pas-de-calais-elle-perd-son-bebe-apres-une-intervention-policiere-20210303_AQFWJ2LMWVA4PIIECKTHHZ4OCA/
Exilée irakienne dans le Nord-Pas-de-Calais, elle perd son bébé après une intervention policière
En septembre, une femme enceinte de huit mois, son mari et ses deux enfants ont été interpellés alors qu’ils s’apprêtaient à tenter de rejoindre l’Angleterre. Malgré les demandes répétées de la jeune Irakienne, les secours ont tardé à être appelés. Son bébé est mort trois jours après sa naissance. Une plainte a été déposée et l’IGPN a été saisie.
par Stéphanie Maurice, correspondante à Lille
publié le 3 mars 2021 à 13h59
Un bébé mort trois jours après sa naissance, à la suite d’une nuit passée dehors, sous surveillance policière, «hors de tout cadre légal», estime Me Julie Gommeaux, l’avocate de la famille, des Kurdes irakiens en exil. Les faits se seraient déroulés à Oye-Plage, entre Calais (Pas-de-Calais) et Dunkerque (Nord), dans la nuit du 1er au 2 septembre. Hajar et Rupak, enceinte de 8 mois, avec leurs deux enfants de 10 et 2 ans, tentaient de passer en Grande-Bretagne par la mer. Lors de leur interpellation, Rupak a perdu les eaux, et n’a jamais été emmenée à l’hôpital, malgré ses demandes répétées, explique-t-elle. La plainte a été déposée le 25 février auprès du procureur de la République de Boulogne-sur-Mer (Pas-de-Calais), pour violences volontaires.
Aujourd’hui, ils vivent en Grande-Bretagne, et y ont demandé l’asile, après deux ans et demi d’errance en Europe. Leur plus jeune enfant est née en Grèce, en janvier 2018. Ils sont partis d’Irak, à cause des tensions grandissantes. Hajar travaillait pour un parti politique d’opposition, le Goran. Sur l’écran du téléphone, par visio interposée, elle a l’air vive, même si ses traits sont tirés. Elle refuse d’oublier ce qui s’est passé cette nuit-là. Ils ont retrouvé leur passeur au Puythouck, à Grande-Synthe, près de Dunkerque, un bois où les exilés vivent sous les tentes, vers 22 heures. «Il faisait noir, on a marché vers de Calais, trois heures à pied. C’était plus loin que prévu, on avait un guide qui nous emmenait», explique-t-elle. Un classique sur le littoral de la Manche, où les réseaux déposent les candidats au passage loin de la plage, pour éviter d’être repérés.
«On a marché une heure environ, et j’ai senti que je perdais les eaux. J’avais mal.»
— Rupak
Ils sont trois familles, et deux hommes seuls, environ une quinzaine de personnes. Arrivés sur la plage, ils sont surpris par une patrouille. «Les deux hommes qui gonflaient le canot et notre guide se sont enfuis», raconte Rupak. Les forces de l’ordre les contrôlent, tailladent le bateau pneumatique pour qu’il ne puisse pas resservir. Elle estime qu’il est alors dans les deux heures du matin. Les fonctionnaires les conduisent vers leurs deux voitures, de couleur sombre, garées en bord de route, par un chemin de pierres et de sable. «On a marché une heure environ, et j’ai senti que je perdais les eaux. J’avais mal. J’ai prévenu les policiers, en leur disant que j’avais besoin d’une ambulance», précise Rupak. Ceux-ci tentent plusieurs fois de joindre un interlocuteur, sans résultat. Cette nuit-là, 41 tentatives sont recensées, concernant 592 exilés, précise la préfecture du Pas-de-Calais.
Ce n’est que trois ou quatre heures plus tard que deux autres voitures arrivent. «J’ai cru que c’était pour moi, mais c’était pour un nouveau contrôle», raconte Rupak. Les deux hommes célibataires sont emmenés. Les familles sont laissées là. «Ils nous ont dit «bye-bye», et c’est tout», se souvient-elle. L’aurore pointait : «Les policiers attendaient qu’il fasse jour pour éviter qu’ils ne retentent le passage», estime Frances Timberlake, du Refugees Women’s Centre de Dunkerque. Le récit de la famille est confirmé par un autre exilé, témoin de cette nuit, précise l’avocate. La préfecture donne une autre version des faits dans un communiqué : «A 4h26, les gendarmes interviennent pour interdire la traversée à 18 Irakiens […]. Ils prennent alors contact avec les services de la police aux frontières, qui se rendent sur place pour prendre en compte les migrants présents et interpeller certains d’entre eux aux fins de vérifications administratives. A ce moment précis, aucun des migrants ne fait part de difficultés particulières. Ils sont donc laissés libres et invités à s’éloigner du littoral.»
«C’est une satisfaction, l’IGPN a pris le signalement au sérieux et a démarré une enquête rapidement»
— Me Julie Gommeaux, avocate de la famille
Aidée par les autres, Rupak a pu rejoindre un arrêt de bus : ils bricolent un feu de camp pour la réchauffer. D’autres gendarmes s’arrêtent : «Ils ont appelé tout de suite une ambulance, je leur dis encore merci», témoigne-t-elle. L’hôpital de Calais pratique une césarienne en urgence. La petite fille, Aleksandra, souffre d’une anoxie sévère, une absence d’oxygène. Elle est extubée le samedi 5 septembre, et meurt dans les bras de son père, précise le dossier médical, lu par l’avocate. Une échographie du 28 août ne pointait pourtant aucun problème, ce que confirment plusieurs associatifs qui suivaient la famille à Dunkerque.
Me Julie Gommeaux a saisi l’IGPN, l’Inspection générale de la police nationale en parallèle de sa plainte. La famille n’avait pas clairement identifié les fonctionnaires, les pensait des policiers. «C’est une satisfaction, l’IGPN a pris le signalement au sérieux, et a démarré une enquête rapidement», note-t-elle. C’est aussi sur la base de ce signalement, antérieur à la plainte, que le procureur de Boulogne-sur-Mer s’est saisi de l’affaire. La préfecture du Pas-de-Calais insiste sur le dispositif mis en place sur les plages : «Les migrants qui nécessitent une prise en charge médicale sont examinés par les sapeurs-pompiers, et dirigés, le cas échéant vers le centre hospitalier le plus proche.» Les autres se voient proposer une place dans un centre d’accueil, affirme-t-elle.
Les associations d’aide aux migrants ont un autre récit des nuits de Calais. «Il n’y a pas trop de protocole de prise en charge, ils sont généralement très embarrassés d’avoir une famille sur les bras», explique Pierre Roques, d’Utopia 56, qui organise des maraudes de nuit. «Cela peut se passer bien, avec une place dans un foyer d’hébergement, cela peut se passer mal, en faisant attendre les exilés pour les dissuader de passer.»