https://www.mediapart.fr/journal/international/190221/bord-de-l-ocean-viking-pourquoi-les-mineurs-non-accompagnes-ont-fui-leur-pays
A bord de l’«Ocean Viking», pourquoi les mineurs non accompagnés ont fui leur pays
Lors de ses deux rotations en 2021, du 11 au 25 janvier, puis du 2 au 7 février, l’Ocean Viking a recueilli 254 mineurs non accompagnés, soit près du tiers des personnes secourues. Certains fuient la dictature de leur pays, la pauvreté ou un mariage forcé, d’autres aspirent à la mobilité. Ils embarquent seuls à bord de canots pneumatiques dans l’espoir d’une vie meilleure.
Serviette violette enroulée sur la tête, sweat-shirt bleu marine sur les épaules et couverture sur les jambes, Mohamed observe, en silence, les allées et venues sur le pont de l’Ocean Viking. La veille, les marins-sauveteurs du navire humanitaire l’extirpaient du canot pneumatique surchargé qui le transportait depuis les côtes libyennes vers les portes de l’Europe.
« J’ai eu très peur, j’ai risqué ma vie dans ce bateau. On est partis de Zouara le matin, les Libyens nous ont entassés dans le bateau, on devait être une centaine. Au début, la mer était calme mais elle a commencé à s’agiter ensuite », raconte-t-il, les yeux écarquillés et les sourcils levés, comme s’il revivait l’espace d’un instant l’impressionnante épopée.
Mohamed a 17 ans. Il quitte la Guinée un an et demi plus tôt, en passant d’abord par le Mali, puis Blida en Algérie, où il travaille plusieurs mois sur les chantiers de construction tenus par des travailleurs chinois (lire notre enquête à ce sujet), comme de nombreux jeunes rencontrés à bord du navire humanitaire. En Libye, il tente de traverser la Méditerranée à trois reprises mais échoue toujours in extremis. « Le plus souvent, la police nous a arrêtés sur le rivage. Je me suis retrouvé en prison à chaque fois. »
Depuis qu’il a quitté « l’enfer libyen » (que Mediapart raconte ici), Mohamed nourrit l’espoir de rejoindre la France, son « pays de rêve ». Il est le cadet d’une fratrie de quatre et doit endosser la responsabilité de faire vivre sa famille restée au pays. « Parfois, les mineurs sont envoyés par leur famille et sont chargés de lui fournir un revenu complémentaire », analyse François Gemenne, chercheur et spécialiste des migrations.
Pour d’autres, la migration représente une « sorte de rite de passage » : « Ils partent seuls, à l’aventure, parce qu’ils ont vu des amis ou des cousins partir. Et puis il y a ceux qui se trouvent dans des situations personnelles désespérées et qui tentent de partir car c’est la seule alternative. Pour eux, c’est une question de survie. »
« Mon père est décédé en 2015 et on s’est retrouvés dans une situation difficile. Mon grand frère est resté auprès de ma mère pour l’aider, c’est donc moi qui suis parti », lâche Mohamed d’un ton entremêlant candeur et pragmatisme. Il triture le bracelet jaune qui entoure son poignet et expose sa minorité aux yeux de tous, puis ajoute : « En France, j’aimerais étudier et travailler pour les aider. »
Souvent, la famille assure le début du voyage et le jeune doit ensuite travailler pour financer chaque nouvelle étape, créant des migrations « étalées dans le temps et dans l’espace » s’agissant des Subsahariens, explique François Gemenne. « C’est un vrai investissement. Lorsque la famille envoie l’un des fils à la ville ou à l’étranger, les proches se cotisent pendant plusieurs mois et cela constitue une obligation de réussite à la migration pour l’adolescent, qui sait qu’il ne peut pas échouer. C’est une assez grande responsabilité. »
Le lendemain, dans le conteneur servant d’abri aux femmes et aux enfants, Aminatou*, 16 ans, avance en tapant des mains et en remuant la tête, laissant sa voix suivre les chants a capella des migrantes qui l’entourent. « Tiens-moi, tiens-moi par la main, je vais te suivre ohohhh. Si tu me laisses, les anciens vont me tuer ! », implore le cercle dansant, qui s’est formé inopinément et près duquel des enfants se trémoussent.
Un moment de grâce auquel la jeune fille s’adonne, le visage inexpressif, dans une ostensible indifférence. Cette matinée marque le début du débarquement au port d’Augusta, en Sicile, pour les personnes secourues par l’Ocean Viking les 21 et 22 janvier derniers. Aminatou a échappé à son passé et ignore tout de son avenir. À l’issue de la danse, elle s’assoit en tailleur sur le sol, de son corps chétif habillé de vêtements amples, et ajuste d’une main la capuche jaune qui lui couvre la tête.
« Jusqu’à présent, mes parents ne savent pas où je suis », confie-t-elle. Ses yeux pleins d’innocence fixent un moment le sol, puis elle reprend : « J’ai fui ma famille à cause d’un mariage forcé. Mes parents sont pauvres et je suis leur seul enfant. Ils ont voulu me marier à un homme âgé de 45 ans qui avait promis de subvenir à nos besoins. Je n’ai pas pu. »
Près de son village en Guinée, l’adolescente rencontre un homme à qui elle raconte son histoire. Celui-ci l’emmène au Mali, puis en Algérie, où il l’abandonne à son sort. « Je n’avais jamais quitté mon pays avant. J’ai rencontré d’autres Africains [subsahariens – ndlr] qui voulaient se rendre en Libye et ils m’ont proposé de les suivre », relate Aminatou.
Arrivée à Tripoli en mai 2020, durant le mois de ramadan, elle est enfermée dans une pièce et réduite à l’état d’esclave sexuelle. Nue, sans matelas ni couverture, elle est violée « tous les jours » durant trois mois par des hommes. « Ensuite, ils m’ont emmenée dans un autre endroit où il y avait plus de monde. Là, les Arabes nous ont vendus à d’autres et on s’est retrouvés en prison. »
Son visage rond et juvénile contraste avec l’horreur qui émane de son récit. « Un jour, un homme est venu me choisir en disant qu’il allait me faire travailler. Il m’a emmenée chez lui et j’y suis restée. Je ne sais même pas combien d’hommes m’ont violée. Même quand tu as tes règles, ils s’en fichent. » C’est finalement cet homme qui la réveille une nuit, l’enferme dans le coffre de sa voiture et la laisse sur le rivage à Tripoli.
« Beaucoup de migrants, a fortiori les mineurs, perdent la capacité de décider de leur migration »
À cet instant, le jeune fille ignore qu’elle s’apprête à monter à bord d’un canot pneumatique pour tenter la traversée de la Méditerranée. « J’ai vu tous ces gens au bord de l’eau… Des hommes armés nous ordonnaient d’aller sur le bateau. Mais moi, je n’avais jamais dit que je voulais aller en Europe. Je ne comptais pas y aller ! », martèle Aminatou en tordant le cordon de son masque chirurgical, précisant qu’elle n’a même pas payé le voyage.
Selon un rapport de SOS Méditerranée intitulé « Jeunesse naufragée », 17 % des personnes secourues par l’association entre 2016 et 2019 étaient des mineurs non accompagnés. En 2019, ils étaient 22 %. L’Organisation internationale pour les migrations (OIM) et l’Unicef soulignent que 81 % des mineurs, âgés de 14 à 17 ans et voyageant seuls entre 2016 et 2017, ont déclaré avoir été victimes d’exploitation et de traite humaine.
« La plupart de ces expériences traumatiques ont surtout lieu en Libye. […] Ces multiples exactions ont motivé leur décision de risquer leur vie en mer pour la majorité d’entre eux, quand ils n’y ont pas été contraints », pointe le rapport.
« C’est une problématique des migrations actuelles, relève le chercheur François Gemenne. Beaucoup de migrants, a fortiori les mineurs, perdent la capacité de décider de leur migration. Leur inexpérience et leur immaturité, mais aussi les attentes de leur famille restée au pays, font qu’ils peuvent être plus facilement leurrés par les passeurs. »
Et sont donc davantage exposés aux dangers durant le parcours migratoire. « Pour une majorité d’entre eux, c’est la première fois qu’ils voyagent. Ils sont donc très dépendants des intermédiaires, auprès de qui ils vont s’endetter et obtenir des informations pour chaque nouvelle étape. »
Sur le pont de l’Ocean Viking lors de la deuxième rotation du navire humanitaire, du 2 au 7 février, Ahmed n’est jamais loin d’un groupe de Soudanais. Souvent isolé, il suit du regard chaque membre de SOS Méditerranée qui lui passe devant, empli de timidité et de pudeur. Il est le seul Érythréen présent à bord et peu le savent.
« J’ai dit aux autres que j’étais soudanais pour pouvoir partir avec eux », chuchote-t-il en arabe littéraire, laissant son regard virevolter de gauche à droite pour s’assurer que personne ne l’a entendu. À 17 ans, Ahmed dit avoir quitté son pays pour fuir la dictature. « J’ai perdu mon père quand j’étais petit, il a été tué au combat. Mon oncle nous a élevés, mon petit frère et moi. »
C’est lui qui l’aide à partir aux côtés de Nader, son ami et compagnon de route. Alors qu’ils souhaitent d’abord s’établir au Soudan, la situation politique instable et le mouvement de protestation sociale que le pays traverse les contraignent de nouveau au départ. Ils suivent trois Somaliens, décidés à partir pour la Libye, et frôlent la mort dans le désert entre les deux pays.
« Des milices armées nous ont agressés. Un des Somaliens a été touché à la tête et a perdu la vie. Mon ami et moi avons pu nous échapper. »
Enfermés durant plusieurs mois au camp de détention de Bani Walid, au sud de la capitale, ils sont « vendus » à des hommes qui les transfèrent à Zaouia et leur réclament 300 dollars pour les libérer. « Je n’avais pas d’argent. Mon ami avait un frère qui a pu payer pour lui. Je leur ai dit que je pouvais travailler en échange de ma liberté et j’ai cuisiné pour eux pendant trois mois. »
À sa sortie de prison, Ahmed apprend que son ami a réussi à quitter la Libye et se trouve en Europe. Il dégote un emploi en tant que plâtrier chez des Syriens et garde l’objectif de le retrouver. « La séparation a été très difficile car on était très proches. J’ai tellement pleuré ! »
À l’annonce du débarquement au port d’Augusta le 7 février, le jeune homme, habituellement introverti, apparaît une couverture de survie dorée enroulée sur la tête, au milieu de la foule déchaînée, et se laisse aller à l’euphorie, s’imaginant déjà aux côtés de son ami.
« Je veux m’installer en Suède et travailler en tant que plâtrier, maintenant que j’ai été formé à ce métier. Je joue très bien au freestyle foot aussi. J’espère pouvoir continuer à le pratiquer là-bas. » Il ignore encore quel sort sera réservé à son petit frère resté en Érythrée. « Mais je refuse qu’il passe par la Libye et vive les horreurs que j’ai vécues », conclut-il.
« Moi, je n’ai pas raconté les difficultés que j’ai eues à ma mère, sinon elle m’aurait dit de rentrer », explique Mohamed, le jeune Guinéen. « On est obligés de prendre ces risques puisqu’on ne nous donne pas les moyens de prendre l’avion », résume-t-il, conscient du privilège de la mobilité dont jouissent les personnes nées du bon côté du monde, comme le rappelait François Gemenne dans son ouvrage On a tous un ami noir (Fayard).
« Je n’ai jamais voulu quitter mon pays, lance Mohamed, un autre mineur non accompagné secouru par l’Ocean Viking qui rêve de devenir journaliste et écrivain. La Côte d’Ivoire est l’un des plus beaux pays d’Afrique. Mais la situation politique et socio-économique n’est pas facile. On n’a ni éducation ni formation, on ne peut rien faire de nos vies. »
Quelles que soient les raisons qui poussent ces jeunes à la migration, comment les blâmer d’avoir soif de mobilité, à l’heure de la mondialisation ? « Ils sont sans cesse exposés à des images et des récits d’Europe, parfois même des récits très enjolivés de ceux qui sont partis… », rappelle le spécialiste des migrations.
Et d’ajouter : « C’est une aspiration très humaine que de chercher à améliorer sa vie. Combien de jeunes Français migrent à Londres chaque année, convaincus qu’ils deviendront millionnaires à la City, alors que beaucoup seront serveurs dans un restaurant ? Au nom de quoi refuserions-nous aux jeunes Africains des aspirations qui sont si répandues et valorisées en Europe ? »