La Cour nationale du droit d’asile cristallise tous les espoirs des exilés cherchant refuge en France. Parce qu’elle examine les dossiers rejetés en premier lieu, elle incarne l’ultime chance de convaincre des dangers encourus dans les pays d’origine et d’obtenir l’asile. Or, de nombreuses sources internes, des avocats mais aussi des magistrats, dénoncent auprès de Mediapart des dysfonctionnements majeurs au sein de l’institution.
Ils décrivent non seulement une logique « comptable » de l’asile, mais aussi, de façon plus inédite, des « pressions » exercées sur des juges pour qu’ils tranchent dans le sens convenant à leur hiérarchie. Voire pour qu’ils modifient leur décision, une fois celle-ci prise, laissant penser que le politique ou la subjectivité pourraient l’emporter sur le droit et les faits. Des accusations graves, lorsque l’on sait combien l’indépendance des juges est sacrée, et que Mediapart révèle après plusieurs mois d’enquête, au nom de l’intérêt général et du droit de savoir des citoyens.
Mediapart a pu documenter plusieurs cas. Ainsi, en 2020, Christophe*, magistrat habitué à siéger à la cour et à présider des audiences, décide avec ses juges assesseurs d’accorder la protection subsidiaire à un demandeur d’asile originaire d’un pays d’Afrique de l’Est – et d’une région où le degré de violence est considéré, jusqu’en 2020, comme exceptionnel, obligeant la France à protéger tout requérant sans avoir besoin « d’individualiser » ses craintes.
« On a délibéré et on a décidé de lui accorder une protection, j’ai donné le feu vert pour le notifier au requérant dans les délais habituels », relate le magistrat, sous couvert d’anonymat. Mais entretemps, il reçoit un appel téléphonique d’une responsable de la cour.
« Elle a dit qu’il y avait un petit problème dans l’un de mes jugements et qu’elle aimerait en parler. J’ai laissé traîner, puis j’ai reçu des relances par mail. […] La présidente de section [haut responsable dans la hiérarchie, également vice-présidente de la cour – ndlr] a fini par écrire un mail à tous les membres de la formation [lui-même et ses deux assesseurs] et nous a indiqué qu’elle décidait de mettre notre jugement en délibéré prolongé [d’imposer un délai supplémentaire pour rendre la décision – ndlr]. Cela revient à dire que quelqu’un d’extérieur à la formation nous demande de refaire le jugement. Elle n’en a pas le droit », rappelle ce magistrat.
« J’ai répondu que c’est ce qui avait été délibéré de façon consciente, que personne n’avait mis cela en délibéré prolongé et que je ne signerai pas d’autre jugement que celui qui avait été jugé. » L’affaire dure trois semaines et représente une source de « stress » et de « déconcentration » pour le magistrat, qui en fait une question « de principe, de résistance et d’honneur ».
« Je tiens à ce travail à la cour, ajoute-t-il. Mais j’ai mis mon devoir d’indépendance au-dessus de mes risques personnels, quelles qu’en soient les conséquences. Celles-ci n’ont pas tardé, puisque j’ai reçu un coup de fil du secrétariat de la présidente de la cour, m’informant qu’elle voulait s’entretenir avec moi. »
Interrogée par Mediapart sur l’existence d’interventions, la présidence de la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) n’a pas répondu, balayant ces reproches : « Le caractère collégial de la plupart des formations de jugement rend absurde l’hypothèse de pressions extérieures, qui ne sauraient s’exercer de façon uniforme sur trois magistrats issus d’horizons différents », affirme Dominique Kimmerlin, la présidente de la cour.
« Alors qu’elle ne faisait pas partie de la formation de jugement, elle prenait une décision sur le traitement de cette affaire »
Dans le cas que nous avons documenté, pendant que le magistrat temporise, l’un des juges assesseurs ayant siégé avec lui répond au courriel de la présidente de section (et vice-présidente de la cour) pour marquer son soutien à son collègue. Sollicité par Mediapart, ce juge assesseur n’a pas souhaité réagir. Mais « cela signifiait que nous étions majoritaires, poursuit le magistrat. Quand j’ai fini par rappeler la présidente de la cour, celle-ci a nié les pressions et défendu la volonté d’harmoniser la jurisprudence. Elle a tout de même précisé qu’elle regrettait notre décision ».
Avec 42 025 décisions rendues en 2020, la CNDA est la juridiction qui en rend le plus en France. Pour comprendre ses dysfonctionnements, sans doute faut-il rappeler comment elle est censée fonctionner… À chaque audience, les requérants et leur avocat plaident leur dossier devant une « formation » composée de trois juges : un magistrat administratif ou judiciaire qui préside et deux juges assesseurs, l’un désigné par le Conseil d’État, l’autre par le Haut Commissariat aux réfugiés (une agence des Nations unies). À la fin, ils se retirent pour délibérer, dotés d’une voix chacun.
En amont de l’audience, des agents de la cour nommés « rapporteurs » sont chargés d’instruire les dossiers des demandeurs d’asile et de préparer un rapport qu’ils présentent aux juges. Puis, à l’issue du délibéré auquel ils participent (sans voter), ce sont eux qui rédigent le projet de décision (accordant une protection ou non). La décision tombe trois semaines plus tard, sauf si un délai supplémentaire est accordé (par le biais d’un « délibéré prolongé »).
Plusieurs échanges de courriels internes que Mediapart a consultés trahissent cependant des pratiques empiétant sur l’indépendance des magistrats. Dans l’un d’entre eux, un magistrat ayant présidé une formation (autre que celui précité) écrit à un collègue : « La décision a été difficile à rendre. Le délibéré n’a pas posé de problème mais c’est la rapporteure, puis la cheffe de chambre et, surtout, la présidente de section qui ont lourdement essayé de nous faire revenir sur ce que nous avions jugé ! »
Sollicité par Mediapart, ce magistrat confie aussi, sous couvert d’anonymat, avoir été recontacté au sujet de l’une de ses décisions visant à accorder une protection à un requérant, après trois semaines, soit le jour où la décision devait être rendue publique : « J’ai reçu un mail de la présidente de section m’indiquant que cette décision ne lui apparaissait pas justifiée et qu’elle avait décidé de mettre l’affaire en délibéré prolongé », indique le président.
« Alors qu’elle ne faisait pas partie de la formation de jugement, elle prenait une décision sur le traitement de cette affaire au stade du délibéré. Et cela venait d’une magistrate ! J’étais choqué : sur quelle base juridique pouvait-elle décider de cela, au regard de l’importance de l’indépendance de la formation de jugement ? » Trop tard, de toute façon, pour prolonger le délibéré : la décision est rendue publique et le demandeur d’asile bénéficie d’une protection.
« Il est déjà arrivé, assure l’avocat Me Piquois, spécialisé dans le droit d’asile, que des juges assesseurs nous parlent dans les couloirs de la cour et découvrent par notre biais que l’affaire a été placée en délibéré prolongé. Ça va souvent dans le même sens, dans l’idée de transformer la décision en rejet. »
« Plusieurs fois, on a changé le sens des délibérés dans mon dos »
Parfois, les interventions sont formulées à l’oral, selon un juge assesseur habitué des audiences à la CNDA : « On délibère sur des affaires le matin et quand on revient à 14 heures, le rapporteur nous dit : “Au fait, ce matin j’ai parlé de la décision à un supérieur et il estime que ce n’est pas possible de considérer tel endroit comme zone de guerre.” Sauf que nous, on n’a pas décidé ça au hasard, on l’a documenté », déplore-t-il.
Ce juge affirme également recevoir « de plus en plus de retours par mail » visant à modifier le sens d’un délibéré. « Plusieurs fois, on a changé le sens des délibérés dans mon dos, sur la notion de zone de guerre, alors qu’on était d’accord en audience pour accorder une protection au demandeur d’asile, poursuit-il. On nous envoie un mail disant que le Ceredoc [le Centre de recherche et de documentation de la CNDA – ndlr] n’est pas d’accord, je réponds de manière argumentée, et puis je n’ai plus de nouvelles. Il y a plein de fois où on sent qu’on n’est pas libres de décider nous-mêmes. »
Dans un courriel consulté par Mediapart, un rapporteur s’adresse directement à une formation de jugement, après qu’une décision a été prise durant le délibéré pour accorder une protection subsidiaire à un demandeur d’asile. À la place, il fait une « proposition de rejet » afin de suivre la position du Ceredoc, chargé de fournir aux juges et aux agents des notes d’analyse censément objectives sur tous les pays.
Dans d’autres échanges tirés d’une boucle WhatsApp, que Mediapart a pu consulter, un autre juge assesseur à la CNDA s’interroge : un président d’audience qui a « décidé » d’échanger une protection subsidiaire contre une autre protection « peut-il le faire unilatéralement » ? Et de conclure son message : « Là, on nous informe juste en nous demandant de signer. »
Juridiquement, la démarche pose problème, rappelle ce juge assesseur : une décision est « collégiale » et un président ne peut décider seul d’en modifier le sens.
Selon nos informations, les interventions dénoncées peuvent émaner d’un rapporteur ou d’un président de formation, eux-mêmes influencés par des responsables de la CNDA ou de la vice-présidence de la cour. Elles vont en général dans le même sens : un rejet de la demande d’asile ou une protection moins importante.
Sous couvert d’anonymat, un rapporteur de la CNDA souligne que, bien souvent, lorsque la décision « ne convient pas » à certains, c’est d’abord vers le rapporteur qu’ils se tournent. « C’est la personne clé qui suit le dossier de A à Z. On lui dit d’aller voir le juge et de lui signifier que la décision ne va pas. Certains rapporteurs disent que ce n’est pas leur rôle, d’autres le font. »
Des chefs de chambre, chargés de relire les décisions rédigées par les rapporteurs avant qu’elles ne soient signées par les présidents de formation, seraient l’un des maillons de la chaîne. « Pendant longtemps, ils relisaient pour des questions de forme, détaille l’un des juges assesseurs déjà cité, indigné par la situation. Maintenant, c’est de plus en plus pour dire que la décision n’est pas conforme au Ceredoc. »
Et de témoigner de ce que lui et plusieurs confrères ont vécu au cours des dernières années : « Nous sommes plusieurs assesseurs à avoir été informés, le plus souvent par le rapporteur, que selon le chef de chambre, telle décision prise par nos formations de jugement n’était pas conforme aux positions du Ceredoc. Et ce sont des chefs de chambre, qui ne connaissaient pas le dossier et n’avaient pas assisté à l’audience, qui sont intervenus pour que la décision soit modifiée. Certes, cela arrive aussi, bien que beaucoup plus rarement, pour faire basculer un dossier initialement rejeté vers une protection. Mais sur le principe, ça pose problème ! C’est pourtant un rôle assumé puisqu’il est arrivé qu’un chef de chambre évoque spontanément devant d’autres personnes qu’il devait intervenir de la sorte par souci d’harmonisation de la jurisprudence. »
Pour Me Piquois, qui fréquente la CNDA depuis 30 ans, ce type d’intervention « n’est pas un phénomène nouveau ».« Je me souviens qu’un président de formation avait été convoqué par la hiérarchie parce que cette dernière trouvait bizarre que mes dossiers ne soient pas davantage rejetés », relate-t-il.
Thierry*, magistrat et président de formation à la cour, n’y a pas été confronté. Mais « cela ne m’étonne pas et je trouve que c’est assez choquant, observe-t-il auprès de Mediapart. Les présidents de formation sont sûrement plus exposés car ils ont un poids plus important. Mais je pense que c’est rarissime. Les magistrats sont jaloux de leur indépendance, il y a donc une chance sur deux que ça passe ».
Interrogée par Mediapart, la présidence de la CNDA réfute catégoriquement que des interventions puissent exister pour modifier le sens d’une décision (sa réponse détaillée est à retrouver sous l’onglet Prolonger) : « Les formations de jugement sont seules souveraines, et se prononcent librement sur la qualification juridique des situations de conflit examinées, y compris, si elles l’estiment juste et nécessaire, en autonomisant leurs analyses des calculs empiriques et des synthèses des faits qui leur sont fournis [par le Ceredoc – ndlr]. Aucune pression n’est exercée sur une formation de jugement. »
Influence du Centre de recherche et de documentation de la cour
Contactées, deux organisations syndicales de magistrats – le Syndicat de la juridiction administrative (SJA) et l’Union syndicale des magistrats administratifs (Usma) – assurent n’avoir jamais eu aucune remontée à ce sujet. « Les magistrats exercent leurs fonctions en toute indépendance et il s’agit d’une garantie fondamentale à tout juge. Cette indépendance signifie de ne pas se voir imposer des pressions sur le sens d’un jugement, y compris des pressions extérieures, rappelle le président de l’Usma, Emmanuel Laforêt. Elle est protégée dans la Constitution et par les textes internationaux afin que rien ne puisse peser, même en apparence, sur l’appréciation portée qui se fonde uniquement sur le droit et les faits. La collégialité est d’ailleurs un atout important concourant à l’indépendance des magistrats. Si cela est vrai [les interventions dénoncées auprès de Mediapart], cela me semble très choquant. »
Maguy Fullana, présidente du SJA, rappelle elle aussi que sur le plan théorique, l’indépendance est « inhérente » au métier de magistrat. « Accéder à un juge est une chose, accéder à un juge indépendant en est une autre. Une des traductions les plus fortes de ce principe est qu’il n’y a jamais de voix prépondérante dans notre fonctionnement : que l’on juge seul ou à trois, la décision repose sur le ou les juges et sur personne d’autre, et la majorité l’emporte s’il n’y a pas d’accord. Au sein d’une juridiction, la hiérarchie est là pour assurer l’organisation des services, la carrière, les évaluations, mais il n’y a plus de hiérarchie lorsque ça touche aux décisions de justice. »
Au sujet des interventions rapportées par plusieurs magistrats à Mediapart, Maguy Fullana ajoute que cela « dépend de la façon dont c’est fait, s’il y a des impératifs d’égalité devant la justice au nom de la jurisprudence… » « Mais s’il y a une injonction à modifier le sens d’une décision sans explication et sous la forme de la contrainte, c’est grave. Ce qui est gênant, c’est quand des magistrats sentent qu’ils n’ont pas le pouvoir de décider. Il doit y avoir une autonomie de la volonté : sont-ils libres de décider à l’issue d’une audience collégiale ? », interroge-t-elle.
Si la pratique n’est a priori pas nouvelle, comment expliquer qu’aucun des deux syndicats n’ait eu d’alerte ? Plusieurs magistrats et avocats, dont Me Piquois, évoquent la crainte de n’être pas renouvelés ou de se voir confier moins d’audiences pour les magistrats vacataires. « C’est une forme de pression », affirme l’avocat. « Si c’est avéré, qu’il y ait eu une forme d’omerta ne me surprend pas outre-mesure, répond la présidente du SJA. Mais face à ce genre de craintes, il y a la protection syndicale. Les syndicats se battent aussi pour assurer la défense des collègues, le respect de leur statut et la garantie d’une forme d’indépendance. Je ne m’explique pas pourquoi il n’y a pas eu de saisine, mais peut-être que cela se fait beaucoup dans l’implicite aussi. »
Dans les récits et témoignages recueillis par Mediapart, le Ceredoc, le centre de recherche et de documentation de la CNDA, censé participer aux motivations et à l’harmonisation de la jurisprudence, est perçu comme un moyen de « pression » possible. Les notes, non publiques et mises à disposition des magistrats et rapporteurs, permettent de décrire une situation juridique ou géopolitique dans un pays ou une zone donnés, et de caractériser, notamment, la dangerosité de l’environnement (le « degré de violence », dans le jargon). Dans son rapport d’activité 2020, la cour se targue ainsi d’offrir près de 13 000 documents juridiques ou géopolitiques aux membres des formations de jugement et aux rapporteurs. De quoi s’agit-il exactement ?
« Depuis deux ou trois ans, le Ceredoc a vraiment pris de l’ampleur. C’est de pire en pire, souffle le juge assesseur déjà cité. Pendant longtemps, c’était juste un service d’appui, qui restait dans l’ombre et qu’on ne citait jamais en audience. » Depuis 2017, le juge se dit « surpris » de voir que le Ceredoc est mentionné durant les délibérés. « 2020 a été la pire année à ce niveau-là. »
Pourtant, il semble que cet outil ne fasse pas l’unanimité. « Le processus de relecture et le rythme de travail font qu[e ses notes] sont parfois déjà obsolètes lorsqu’elles arrivent à disposition des formations de jugement, estime un militant associatif, interprète auprès de cabinets d’avocats. Par ailleurs, les erreurs de fait ou d’analyse dans les notes du Ceredoc, relevées par les membres des formations de jugement justifiant d’une expertise plus poussée en la matière, ne sont souvent pas suivies d’effet ni de modifications. »
Le juge va même plus loin et prétend que les chargés de mission du Ceredoc n’ont pas les « compétences nécessaires » pour rédiger ces notes. « C’est assez hallucinant. Pour accéder au Ceredoc, il faut simplement avoir de l’ancienneté en tant que rapporteur. On ne recrute pas suffisamment de personnes ayant des connaissances poussées sur la demande d’asile ou certains pays, comme des chercheurs. »
Sous couvert d’anonymat, un second rapporteur à la CNDA, Louis*, se montre tout aussi sévère : « La direction essaie de les recruter sur un profil qui se dégage des autres, mais je ne suis pas certain qu’il y en ait qui connaissent mieux que moi une région donnée. Pour nous, rapporteurs, le Ceredoc doit être un appui dans l’instruction. Quand on manque de connaissances sur un sujet, il nous donne des billes. Le retour que j’ai eu une fois d’un chargé de mission a été décevant. Il m’a renvoyé des documents que j’avais moi-même déjà consultés. Et je n’ai pas été le seul à en être déçu. »
Le premier rapporteur affirme ne jamais faire appel à leurs services. « C’est juste un recueil d’informations que je peux trouver sur Google ! Quand on a une question pointue sur une thématique, on n’a pas la réponse qui suit », tacle-t-il.
Les deux agents insistent aussi sur la seconde catégorie de personnes rédigeant ces notes : « Il y a beaucoup de stagiaires. Ils épaulent les chargés de mission, mais ils ne sont pas censés faire le travail de fond. »
Dans une tribune publiée dans Le Monde en mai dernier, dix chercheurs spécialisés dans l’étude des sociétés d’où proviennent les demandeurs d’asile en France se disent « frappés par le nombre d’inexactitudes et d’interprétations hâtives ou partiales » retrouvées dans le travail du Ceredoc et appellent « à repenser l’application de la procédure ».
Une note interne du Ceredoc sur la province de Hérat en Afghanistan, que Mediapart a consultée, a fait l’objet de vives critiques de la part de deux chercheurs spécialistes de ce pays, Adam Baczko et Gilles Dorronsoro (au Centre de recherches internationales à Sciences-Po et à l’université Paris-I respectivement). « Le point d’actualité de mai 2020 sur la province d’Hérat du Ceredoc se donne pour objectif de déclarer que le niveau de “violence aveugle” n’est pas “d’intensité exceptionnelle” […]. Le conflit armé en Afghanistan est reconnu en 2020 comme le plus meurtrier du monde par International Crisis Group et la province d’Hérat est dans la moyenne des provinces pour ce qui est de l’intensité du conflit », attaquent-ils d’emblée dans une fiche critiquant la qualité de la note.
Les chercheurs, souhaitant « s’inscrire en faux contre l’utilisation sélective de sources de qualité très inégale », détaillent pourquoi les sources sélectionnées par le Ceredoc sont « sujettes à caution » : références à une presse « exclusivement occidentale (française en pratique) », « qualité déclinante des sources des Nations unies », « méconnaissance des sources »…
Plus récemment, le Ceredoc estime, dans un document interne adressé aux formations de jugement et que Mediapart a pu consulter, qu’en Afghanistan « la cessation du conflit armé ayant opposé les talibans au gouvernement du président Ashraf Ghani » ne permet plus d’utiliser ce motif pour accorder la protection subsidiaire, et ce malgré la violence endémique, notamment liée à la présence de l’État islamique, qui mine le pays (lire ici notre article).
Interrogée sur ces critiques, la présidence de la CNDA, dont dépend le Ceredoc, défend un « travail de veille documentaire scrupuleux » au quotidien (lire sa réponse complète dans l’onglet Prolonger). La mise à jour des notes « aussi souvent que l’évolution des situations de conflit l’exige » se fonde par ailleurs sur « une variété de sources documentaires les plus récentes possibles », explique la présidence, qui justifie en outre l’emploi de stagiaires. « En aucun cas, cependant, leur travail ne se substitue à celui des 11 chargés d’études et de recherche que compte le service et qui supervisent et corrigent leurs contributions. »
Pour Thierry, le juge, qui siège à la CNDA une fois par mois, ces notes permettent surtout un gain de temps. « On va souvent piocher là-dedans pour avoir des informations rapidement. Ça équivaut à du Wikipedia », concède-t-il. Le magistrat affirme recevoir des courriels du Ceredoc toutes les deux semaines environ, contenant par exemple des brèves sur des attentats. « Ce n’est pas un travail de recherche : ils se basent sur des éléments publics, je ne pense pas qu’ils fassent du terrain. Mais en attendant, c’est plutôt bien fait. »
Louis, le rapporteur, estime que le Ceredoc prend « de plus en plus de place » parce qu’il est aussi « plus actif » qu’autrefois. « Il rend plus de travail qu’avant et il est donc plus écouté. La direction a fait entendre aux magistrats qu’il y avait une ligne jurisprudentielle qui se dégageait et que le Ceredoc était là pour les aider : en clair, qu’il serait bien que tout le monde aille dans le même sens pour les décisions rendues. Mais ce n’est pas une imposition non plus », tempère-t-il.
Pour autant, le Ceredoc peut avoir une « influence décisive », selon Thierry, le président de formation, pour évaluer le degré de violence dans un pays ou une zone donnés. « Lorsqu’il s’agit du degré de violence, je m’aligne sur le Ceredoc, admet le magistrat. Mais ce n’est pas le cas de tout le monde. Certaines formations de jugement ne s’alignent pas forcément. »
Me Daret*, avocate à la cour, souligne par ailleurs une autre problématique : les notes « fondent » les décisions sans être partagées avec les demandeurs d’asile et leurs avocats. Pour elle, cette documentation serait d’ailleurs « illégale », car « contraire aux obligations » de la directive européenne de 2013 relative à l’octroi et au retrait de la protection internationale, imposant l’accès, pour les demandeurs d’asile et leurs conseils, « aux informations précises et actualisées obtenues [par les États membres] auprès de différentes sources […], lorsque l’autorité responsable de la détermination a tenu compte de ces informations pour prendre une décision relative à leur demande ».
Des avocats en grève contre les prises d’ordonnances « en masse »
Plus récemment, ce sont les ordonnances prises sans même qu’une audience ait lieu (dites « ordonnances de tri ») qui ont provoqué l’ire des avocats de la CNDA. Ces derniers ont décidé de se mettre en grève pour protester contre cette pratique, qu’ils estiment « de plus en plus répandue ». « Avant, leur but était d’écarter les recours manifestement infondés », précise l’un des deux rapporteurs de la CNDA déjà cités.
« Cela concernait les dossiers de [demandeurs d’asile originaires de] “pays d’origine sûrs”, les réexamens sans élément nouveau, les demandes fondées sur des motifs “économiques”, abonde Me Daret. Aujourd’hui et depuis quelques mois, ces ordonnances ont touché des requérants LGBT et victimes de la traite. »
En février 2018, déjà, des agents de la CNDA avaient fait grève pour dénoncer l’ampleur des ordonnances, évoquant une juridiction qui « s’est enfermée dans une logique comptable de l’asile », faisant « primer le raccourcissement des délais de jugement sur la qualité de l’instruction des demandes et des décisions rendues ».
En 2019, le nombre d’ordonnances par rapport au total des décisions rendues par la cour atteint 33,5 % (il est redescendu de 0,6 point en 2020). « Il y a désormais une volonté politique de faire passer un maximum de dossiers en ordonnance et c’est très dommageable pour le demandeur d’asile », dénonce le rapporteur de la CNDA, qui ne voit aucun changement depuis la grève de 2018.
« Le recours aux ordonnances, qui existe depuis 2003 et a été déclaré conforme à la Constitution ainsi qu’aux traités internationaux, est en baisse constante depuis 2018, date à laquelle j’ai pris mes fonctions, souligne Dominique Kimmerlin, présidente de la cour. Un seul critère est appliqué pour déterminer si un dossier relève ou non d’une ordonnance : celui de la loi. »
La présidente rappelle que « l’instruction du recours est obligatoirement confiée, comme la loi le prévoit, à un rapporteur spécialisé et expérimenté », avant que les présidents permanents (magistrats ayant le grade de président et rattachés de façon permanente à la cour) ne les signent. « Chaque président a toujours la faculté de renvoyer le dossier qui lui est soumis en audience, ce qui est largement pratiqué en toute indépendance. »
Les rapporteurs peuvent effectivement donner une chance aux demandeurs d’asile d’être entendus s’ils considèrent qu’ils « méritent » de passer en audience. « Mais il y a eu une rigidification à ce niveau-là au service des ordonnances. Le chef de service s’est mis à rechigner, les rapporteurs devaient quasiment faire un rapport pour justifier la remise en circuit », explique Louis.
Ils seraient également limités, selon lui, à un certain nombre de dossiers pouvant être remis en circuit. « On devait en choisir cinq parmi les plus méritants. Cela mettait en réelle difficulté les rapporteurs. Et comme le tri était de moins en moins bien fait en amont, cela justifiait de plus en plus une remise en circuit, elle-même de plus en plus bridée. » Un cercle vicieux.