Par Cédric Vallet
Publié le 14 août 2021 dans Le Monde
Installés près des aires de parking, ils espèrent, depuis la Wallonie, gagner le Royaume-Uni. Leurs journées se répètent inlassablement. Lorsqu’ils réussissent à se glisser dans un camion, ils sont interceptés par la police à Calais.
Accroupis autour d’un réchaud, cinq jeunes hommes trempent des quignons de pain dans un plat rempli de tomates écrasées, d’œufs et de sardines. Ils reprennent des forces avant la nuit qui s’annonce périlleuse. « Tous les jours, on essaye d’entrer dans des camions pour le Royaume-Uni, témoigne Yop. Qu’est-ce qu’on pourrait faire d’autre ? »
Yop et ses acolytes, une trentaine d’Erythréens en exil, vivent dans un campement insalubre, fait de tentes et de bâches, où de nombreux déchets jonchent le sol. « C’est très difficile ici. Le principal problème, c’est le froid, toute cette pluie, mais surtout, ce sont les rats », décrit Noam. Leurs tentes sont cachées discrètement dans un petit bosquet de Waremme, près de Liège. Pour ces Erythréens, le principal attrait de cette petite commune wallonne, c’est sa proximité avec un grand parking autoroutier, sur l’E40. Cette grande artère traverse la Belgique d’est en ouest depuis l’Allemagne et longe la côte jusqu’à Dunkerque, puis Calais. En fin de course : le Royaume-Uni. Tous en rêvent comme d’un pays de Cocagne. Ils y ont un frère, une sœur, un cousin ou un ami qui, paraît-il, a réussi là-bas. Ils s’accrochent à cet espoir, en tout cas.
En fin d’après-midi, les heures s’égrènent lentement dans ce lieu qu’ils appellent « la forêt ». Certains écoutent et chantonnent des chansons d’Abraham Afewerki, artiste érythréen. D’autres s’apprêtent devant un long miroir accroché au tronc d’un arbuste. Un groupe composé de garçons et de filles revient des locaux de l’association Hesbaye, terre d’accueil, où ils peuvent prendre une douche, charger les téléphones, se reposer quelques heures.
Des parkings convoités
Devant sa tente, Noam fait figure d’ancien, avec ses tempes légèrement grisonnantes. Il a quitté l’Erythrée en 2013. Il se souvient de son long passage en Grèce et de sa grande traversée des Balkans. Lorsqu’il part sur les parkings, c’est uniquement muni de son téléphone, d’un peu d’argent et de son pendentif chrétien, qui le rattache à sa terre natale et à la foi orthodoxe de son père. Noam est coincé dans cette mini « jungle » depuis neuf mois.
Ses journées se répètent inlassablement. Lorsqu’il réussit à se glisser dans un camion, il est à chaque fois intercepté par la police à Calais. Alors il prend le train. Calais – Lille – Tournai – Bruxelles – Waremme. Quatre changements. Une petite pause à Waremme. De quoi grappiller un peu de sommeil. Puis il recommence. Encore et encore. « C’est une question de chance. Certains passent au bout d’une semaine », lâche-t-il, la voix un peu éraillée.
Geert Bossaerts, de l’association flamande Vluchtelingenwerk Vlaanderen, constate que la Belgique et Calais « sont des vases communicants ». « Lorsque des migrants sont chassés de Calais, ils viennent à Bruxelles ou ailleurs en Belgique, et y retournent ensuite ». Les parkings des autoroutes belges sont convoités. Les groupes de migrants, la nuit venue, s’y faufilent et se contorsionnent pour se glisser dans les camions. Une fois dedans, ils cherchent des indices sur le lieu de destination. Des étiquettes sur les marchandises. Des bons de commande. Certains tentent le coup dans des camions frigorifiques, au péril de leur vie. « On sait qu’on peut essayer quand le camion transporte des fruits ou des légumes, pas quand c’est de la viande, là c’est trop froid », détaille Yop.
Ces lieux de passage sont informellement répartis « entre organisations de passeurs qui ont leurs propres territoires correspondant souvent à l’origine ethnique des migrants », explique Eric Garbard, commissaire de police judiciaire au sein de la police fédérale belge. Parfois des rixes éclatent pour la « possession » des aires d’autoroute. En Flandre, les parkings sont de plus en plus surveillés et ont fait l’objet de vastes opérations policières. « Donc, le phénomène s’est déplacé vers les autoroutes wallonnes », ajoute le commissaire.
Les migrants tentent leur chance de plus en plus loin de Calais, parfois même depuis le Luxembourg ou l’Allemagne. La concurrence entre eux est censée y être moins rude qu’à Calais pour entrer dans les camions. Les petits campements s’autorégulent. « On accepte les nouveaux lorsque certains d’entre nous ont réussi à passer », affirme Noam.
A Waremme, Jocelyne Dejardin, du collectif d’aide aux migrants Freedom & Solidarity constate que la « “forêt” s’est partiellement vidée ces derniers temps : certains partent à Calais et tentent de partir en bateau. Un groupe a réussi à passer comme ça ces derniers jours ». Cela fait un an et demi que les traversées entre Calais et les côtes anglaises se multiplient. Noam y pense régulièrement : « Mais le passage est trop cher (2 500 euros) et je n’ai pas d’argent. » Le ministère de l’intérieur du Royaume-Uni a comptabilisé depuis le début de l’année près de 11 000 migrants arrivés sur ces petites embarcations gonflables, généralement surchargées.
« Les camions, c’est plus sûr »
Le 24 juillet, le ministre français de l’intérieur, Gérald Darmanin, affirmait, au sujet des migrants présents dans le nord de la France, que 60 % d’entre eux « viennent de Belgique ». Cette affirmation a fait réagir Sieghild Lacoere, porte-parole de Sammy Mahdi, le secrétaire d’Etat belge à l’asile et à la migration : « Cela ne sert à rien de se montrer du doigt ainsi. Il s’agit de flux migratoires internationaux, encouragés par des trafiquants d’êtres humains pour qui les frontières ont peu de sens. »
Dans ce flux migratoire, Geert Bossaerts pense « qu’une part non négligeable pourrait obtenir l’asile en Belgique. Mais les migrants se méfient des autorités et reçoivent souvent de fausses informations, notamment par ceux qui organisent leur transport ». D’autres préfèrent passer sous les radars, pour éviter un renvoi en Grèce ou en Italie, en application du règlement « Dublin », qui délègue la responsabilité de l’examen de la demande d’asile au premier pays d’arrivée d’un migrant en Europe.
Malgré tout, les informations circulent. Elles sont souvent partielles. Un jeune homme, prénommé Samson, évoque le récent projet de loi britannique du 6 juillet, qui ferait passer les peines de prison encourues par les migrants pour des arrivées irrégulières de 6 mois à 4 ans ; et perpétuité pour les passeurs. Il est convaincu que cela ne s’appliquera qu’aux passages maritimes. « Alors je reste là. Les camions, c’est plus sûr. » Mais pour Fabienne Jennequin, de Freedom & Solidarity, « plus on les empêchera de passer, plus ils prendront de risques ».
A l’abri sous sa tente, Feteh patiente discrètement, assis sur un caisson de bois. Il dit être mineur et ne veut « plus jamais » revoir l’Erythrée. La vie l’a déjà bien cabossé. Ses parents ont disparu. Il évoque à demi-mot les violences subies en Libye, avant la grande traversée. Il a déjà connu la vie à la dure, à Calais. « C’était trop violent », balbutie-t-il. Son rêve, c’est Liverpool. Pourquoi ? Il ne sait pas trop. « Un rêve c’est un rêve, il n’y a pas besoin d’expliquer. »