Des camps en Lituanie

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En Lituanie, dans les camps des migrants envoyés par Loukachenko

Le Monde, le 24 août 2021, par Isabelle Mandraud

Depuis juillet, 4 124 étrangers en situation irrégulière, dont 2 799 Irakiens, sont arrivés dans ce petit pays balte. Vilnius, qui accuse le régime biélorusse de les instrumentaliser, veut les contraindre à retourner dans leurs pays.

Un petit groupe d’hommes s’est accroupi le long du grillage, sur lequel pendent en grappe des vêtements, au plus près du portail d’entrée qu’ils ne cessent de fixer. Les visites sont plutôt rares ici. Mais ce vendredi 20 août, Mohammed Al-Amiry, sa petite fille dans les bras, s’est approché. D’origine irakienne, venu avec son épouse lituanienne dans l’espoir de donner un sac de vêtements, il patiente derrière la double clôture qui le sépare du groupe. « Tu viens d’où ? Tu t’appelles comment ? », lance-t-il. « Mohamed Rezak, je viens de Bagdad », lui répond un homme. « Je m’appelle Mustapha Ali, de Bassora ! », dit un autre. « Comme moi », murmure Mohammed Al-Amiry, qui s’improvise interprète.

Il faut forcer la voix pour se faire entendre car, depuis peu, une deuxième enceinte a été installée, repoussant tout contact à cinq mètres de distance. Les journalistes ne sont plus autorisés à entrer dans ce camp de migrants, auquel on accède au bout d’une route défoncée, en bordure de forêt. Installé à Rudninkai, sur un terrain militaire situé à 40 kilomètres au sud de Vilnius, la capitale lituanienne, c’est l’un des plus grands centres de demandeurs d’asile ouvert cet été par la Lituanie.

Plus de 700 hommes s’y entassent sous des tentes rendues humides par la petite pluie fine qui tombe. Irakiens pour la plupart, ils disent avoir fui leur pays après les grandes manifestations antigouvernementales de 2019, durement réprimées par les forces de sécurité et des milices pro-iraniennes. Depuis cet été, les voici en Lituanie, sas d’entrée de l’Union européenne (UE).

Guidés par le GPS sur leur téléphone portable, ils racontent avoir franchi à travers bois la frontière, désormais également inaccessible « pour des raisons de sécurité », avec la Biélorussie, où ils avaient obtenu un visa touristique. « Ici, en Lituanie, c’est l’Europe, la sécurité, le travail », veut croire Mohamed Rezak, dont la sœur, arrivée en même temps que lui, a été placée dans un autre camp. L’espoir est mince.

Confrontée à un afflux subi de migrants depuis juillet, Vilnius accuse l’autocrate biélorusse Alexandre Loukachenko de mener « une guerre hybride » contre ce petit Etat balte de 3 millions d’habitants qui accueille nombre de réfugiés biélorusses, dont l’ex-candidate à l’élection présidentielle, Svetlana Tsikhanovskaïa, mais refuse ces nouveaux venus.

Le 18 août, 35 migrants se sont ainsi trouvés pris au piège, repoussés d’un côté par les gardes-frontières lituaniens et empêchés, de l’autre côté, de faire marche arrière par les gardes-frontières biélorusses. « Equipés de boucliers et d’équipement antiémeute, [ils] ont poussé de force un groupe vers la république de Lituanie et ont, eux-mêmes, violé le territoire lituanien », ont accusé les services de sécurité de Vilnius en diffusant, par le biais de l’agence LRT,une video prise au poste frontière de Salcininkai. On y aperçoit des hommes, des femmes, et de jeunes enfants apeurés, crier dans la bousculade.

« Six mois enfermés, mais on va devenir fous ! »

Depuis juillet, 4 124 migrants en situation irrégulière, dont 2 799 Irakiens, sont arrivés en Lituanie, selon les dernières statistiques établies le 18 août par le ministère de l’intérieur, contre « 74 recensés pour l’ensemble de l’année 2020, soit 55 fois plus ». Face à cette situation inédite pour elles, les autorités lituaniennes ont promulgué une loi qui prévoit la construction d’un mur de barbelés sur les 679 kilomètres de frontière commune avec la Biélorussie. Et érigé à la hâte une dizaine de camps, en autorisant la détention des demandeurs d’asile pour une durée de six mois.

« Six mois enfermés, mais on va devenir fous ! », s’écrie Mendy Opa. Ce Sénégalais de 28 ans, qui explique être parti de son village de Casamance pour échapper à un enrôlement forcé dans les rangs d’une guérilla, est aujourd’hui cloîtré dans le camp d’Alytus, à une centaine de kilomètres de Vilnius. Ici, sur le terrain d’un aérodrome local, un bâtiment désaffecté et insalubre héberge des dizaines de migrants d’Afrique subsaharienne. Dans cette partie du monde aussi, l’hypothèse d’une « filière » biélorusse s’est répandue comme une traînée de poudre sur les réseaux sociaux. Cette fois, il ne s’agit plus de visa touristique mais étudiant.

La première chose qui frappe en effet en pénétrant dans ce camp, c’est le profil de ses occupants. Pas d’enfants ni de familles, mais des jeunes en grande majorité qui, tous, racontent la même chose : un contact établi par l’entremise d’intermédiaires avec des universités biélorusses, les lettres d’invitation fournies par ces dernières, et l’embarquement direct dans un avion pour Minsk, avec une escale à Istanbul.

« J’avais une invitation de l’université de Navapolatsk [ville du nord de la Biélorussie], mais rien ne s’est passé comme prévu », témoigne Julia, 19 ans, originaire du Congo-Brazzaville, en frissonnant dans son petit blouson. A son arrivée à l’aéroport de Minsk, cette jeune étudiante en comptabilité a réglé la somme convenue au départ, « 2 500 dollars » (2 130 euros), censée couvrir son visa, son inscription et son hébergement dans une chambre universitaire pendant un an, sans rien obtenir d’autre qu’un permis de séjour de trente jours. Elle fond en larmes. Sa grand-mère, unique parente qu’il lui reste et qui avait financé le voyage, est morte pendant son trajet. Sans ressources, elle décide de franchir la frontière, effrayée par l’hostilité affichée par les policiers et une partie de la population biélorusses. « Là-bas, on nous rejette. Personne ne veut nous aider. Parfois même, on nous crache dessus. »

Avant d’y mettre les pieds, beaucoup ignoraient la situation en Biélorussie. Tout droit débarqué de « la partie anglophone du Cameroun, là où il y a des problèmes [une rébellion armée s’oppose aux forces gouvernementales] », Mike a passé, tant bien que mal, plusieurs mois à Minsk. « Et puis, en février, je me suis retrouvé au mauvais endroit, au mauvais moment », soupire-t-il. Le jeune homme de 25 ans est pris au beau milieu d’une manifestation, violemment réprimée, contre le pouvoir implacable d’Alexandre Loukachenko. Il prend peur et fuit vers la frontière, qu’il franchit après trois jours d’errance dans la forêt, guidé, dit-il, « par le bruit des hélicoptères » tournoyant au-dessus.

La promiscuité ajoute à la nervosité

Sans possibilité de sortir, maintenus dans des conditions d’hygiène déplorables et en butte à l’hostilité d’une partie des habitants des villages environnants qui ont placardé dans leur jardin des panneaux « Stop aux migrants », les réfugiés se disent désespérés. Et la tension monte dans les camps. A Verebiejai, à 130 kilomètres à l’ouest de Vilnius, ils sont plus de 200 à tourner en rond entre les murs lépreux d’une école désaffectée. « Regardez ! On nous donne de la nourriture périmée ! On nous traite comme des animaux ! », s’emporte un Irakien, les yeux rougis de fatigue, en brandissant un pot de yaourt.

De nombreux yézidis, issus d’une minorité religieuse non musulmane du nord de l’Irak, ont été regroupés ici. « Nous sommes de Sinjar [lieu de terribles massacres commis par l’organisation Etat islamique en 2014], répète inlassablement Khader, 25 ans. Nous voulons vivre avec des chrétiens ! »

 

La promiscuité dans les anciennes salles de classe reconverties en dortoirs et équipées de lits de camp militaires ou de simples matelas posés à même le sol ajoute à la nervosité. Frances, qui dit avoir payé 3 000 dollars pour elle et sa sœur de 17 ans à leur arrivée en Biélorussie depuis le Nigeria, promène un regard perdu parmi les 30 lits occupés par des femmes dans une salle qui leur est réservée. « Nous voudrions juste être acceptées et trouver un peu de sécurité », souffle-t-elle en montrant sur l’écran de son téléphone des images sanglantes de son village attaqué par des djihadistes du groupe Boko Haram.

« Nous tous ici, qui fuyons les djihadistes de l’Etat islamique ou de Boko Haram, nous valons moins qu’un Afghan ? », s’étrangle un électricien de 30 ans parti du Kurdistan irakien

Certains ignorent les événements survenus en Afghanistan mais d’autres, dont les portables n’ont pas encore rendu l’âme, réalisent que leur situation risque de devenir encore plus compliquée avec l’afflux annoncé de réfugiés afghans et la crispation de l’Europe à ce sujet. Harikar suit heure par heure les informations sur un site lituanien qu’il a trouvé, en anglais. « Nous tous ici, qui fuyons les djihadistes de l’Etat islamique ou de Boko Haram, nous valons moins qu’un Afghan ? », s’étrangle avec émotion cet électricien de 30 ans parti du Kurdistan irakien. Un sentiment de peur emplit la pièce. Les dernières nouvelles ne sont pas bonnes : les autorités lituaniennes, soutenues par l’Union européenne, les considèrent avant tout comme le jouet d’une vengeance de Minsk.

« Il ne s’agit pas d’une crise migratoire »

Lundi 23 août, les chefs d’Etat des trois pays baltes (Lituanie, Lettonie, Estonie) et celui de la Pologne, également exposée à l’arrivée de migrants depuis la Biélorussie, sont revenus à la charge. Dans un communiqué commun, ils affichent leur soutien aux « 631 prisonniers politiques » biélorusses, sans un mot à propos du sort des demandeurs d’asile sur leur territoire. « Il ne s’agit pas d’une crise migratoire mais d’une opération hybride orchestrée politiquement par le régime d’Alexandre Loukachenko, pour détourner l’attention des violations croissantes des droits humains et civils du régime », écrivent les quatre dirigeants, en appelant au soutien « politique et opérationnel » de l’UE et de l’OTAN.

Sur les grilles du camp d’Alytus, les migrants ont rédigé sur une toile de jute un message tracé d’une main malhabile au feutre rouge, en anglais. « Nous ne sommes pas une arme politique envoyée par la Biélorussie. Nous n’avons aucune idée de ce qui s’y passe. » Mais partout où se posent leurs regards, ils se heurtent à cet autre message rédigé en trois langues, en lituanien, en anglais et en russe : « Aucune demande d’asile n’a été acceptée en 2021 sur le territoire de la république de Lituanie. »