« La question de l’immigration va longtemps continuer à fracturer notre société »

Tribune de Philippe d’Iribarne, Sociologue

Publié le 17 juin 2021

La vision républicaine française fondée sur l’universalisme et associant une large ouverture à la diversité avec une forte exigence d’intégration citoyenne est aujourd’hui en crise, analyse le sociologue Philippe d’Iribarne, dans une tribune au « Monde ».

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Tribune. L’immigration s’installe au cœur des fractures qui marquent la société française. Ceux qui s’opposent à son sujet semblent n’avoir même plus de terrain commun qui leur permettrait de se parler. Pourquoi cette radicalisation alors que l’immigration est fort ancienne ? C’est que l’évolution de la société a remis en cause le compromis tacite qui a longtemps régi la rencontre entre une vision politique de la nation et la vie du corps social.

La France est marquée par une vision politique qui associe une large ouverture à la diversité, avec une forte exigence d’intégration citoyenne. Le droit du sol y unit ceux qui peuplent un même territoire au-delà de leurs origines. Simultanément, une conception très exigeante de l’unité nationale, accompagnée d’un vif attachement à la laïcité, fait concevoir la société comme formée de citoyens indiscernables. Au cours du XIXe siècle et au début du XXe, cette vision politique universaliste a fait bon ménage avec un grand attachement de la masse du corps social à un héritage particulariste spécifiquement français.

« Nos ancêtres les Gaulois » ont été supposés devenir les ancêtres symboliques de toutes les populations issues de l’immigration. Le raccord entre universalisme politique et particularisme social s’est fait d’autant mieux que, de fait, ces populations se sont largement assimilées, devenant indiscernables pas seulement aux yeux de la loi mais aussi dans leur manière de vivre. La pression sociale en faveur d’une telle assimilation s’exerçait sans entraves. Il n’existait guère de contre-pressions exercées par des fractions de la société affirmant leur différence. La France étant déclarée patrie de l’universel, ce qui était spécifiquement français était facilement perçu comme de portée universelle. Mais cette situation n’est plus.

Pression assimilatrice

D’un côté, la résistance à l’assimilation est devenue très forte au sein de populations qui se vivent en bonne part comme des diasporas restées intimement liées à leurs pays d’origine, branchées sur leurs télévisions, y cherchant des conjoints pour leurs enfants, attachées à des pratiques qui marquent une forte distance symbolique par rapport à la société d’accueil. Nombre de leurs membres refusent de se déclarer français.

De plus, la pression assimilatrice assurée au quotidien par le corps social est combattue au nom du refus des discriminations et il n’est plus question d’apprendre aux jeunes générations une histoire empreinte de fierté nationale. De ce fait, selon les termes du président de la République [Emmanuel Macron, alors candidat en campagne en février 2017], « il n’y a pas de culture française ».

Face à cette situation, trois réactions s’opposent. Une première, que l’on trouve dans l’action actuelle du gouvernement, est de rester fidèle à la vision politique conduisant à combiner une large ouverture à l’immigration d’où qu’elle vienne avec une grande exigence d’intégration civique. Les résistances à la mise en pratique de cette vision sont dénoncées, qu’elles viennent de tendances séparatistes, au premier chef du séparatisme islamique, refusant l’intégration civique, ou au contraire de tendances populistes refusant l’ouverture à l’immigration. Il s’agit pour ce courant républicain de briser cette double résistance au nom d’un idéal politique.

Deux autres réactions sont fondées au contraire sur une mise en cause radicale d’une vision politique universaliste. Cette vision est présentée comme utopique en affirmant qu’il est impossible de combiner une réelle vision inclusive de la société et une forte exigence d’intégration civique. Pour sortir de la contradiction, deux tendances opposées mettent en cause soit l’un soit l’autre de ces éléments.

Perspectives populiste ou décoloniale

Dans une perspective plus ou moins populiste, de plus en plus partagée au sein de la société, il faut défendre la forte intégration civique de la société, lutter contre les séparatismes, et cela est impossible sans une remise en cause profonde de la politique d’immigration. Il faut cesser de prôner une ouverture à la diversité et cesser de qualifier de discrimination ce qui n’est que l’expression de la pression sociale en faveur d’une assimilation.

Dans une perspective opposée portée par le mouvement décolonial, il faut poursuivre une large ouverture à l’immigration et à la diversité, et ce qui doit être remis en cause est la forte exigence d’intégration civique. Le modèle de société à prétention universaliste, avec en particulier sa conception étroite de la laïcité dont il est porteur, est considéré comme discriminatoire, expression d’un racisme systémique qu’il faut combattre au profit de pratiques réellement inclusives.

Les familles politiques sont divisées entre ces divers courants, la gauche entre républicains, qui portent haut le flambeau de l’universalisme civique, et indigénistes, défenseurs de la diversité, la droite entre d’autres républicains et populistes défenseurs d’un héritage proprement français. Les tensions sont parfois vives jusqu’au sein d’une même formation.

Cote mal taillée

On peut comprendre que les tenants de ces trois approches ne puissent se parler. C’est que, pour chacun, quelque chose de non négociable est en cause. Pour les uns, c’est un idéal politique indépassable, un héritage sacré, qu’il faut d’autant plus défendre qu’il est menacé. Pour les autres, cet idéal n’est qu’une idéologie ignorante de la réalité sociale, et c’est sur celle-ci qu’il faut se fonder. Mais ce sont deux optiques opposées qui mettent en avant soit, d’un côté, le droit d’une société ancrée dans une histoire et une culture à persévérer dans son être, soit au contraire le droit de ceux qui cohabitent sur un territoire à être traités en égaux, y compris dans le respect de leur culture d’origine.

Peut-on proposer une sortie de cette situation ? On ne voit pas comment le faire sans privilégier l’une ou l’autre des trois voies qui s’opposent. Arrivera-t-on à une forme de cote mal taillée qui ne satisfera personne mais permettra une paix civile ? Gageons en tout cas que l’immigration va continuer à fracturer notre société pour de longues années.

Philippe d’Iribarne est directeur de recherche au CNRS. Ses travaux portent sur la rencontre entre la modernité et la diversité des cultures et des religions. Dernier ouvrage : Islamophobie, intoxication idéologique, Albin Michel, 2019.

Philippe d’Iribarne(Sociologue)