Pour obtenir des régularisations, la grève de la faim justifie les moyens

par Gurvan Kristanadjaja, publié dans Libération, le 13 avril 2021

Alors que les démarches à la préfecture s’accumulent, souvent sans titre de séjour à la clé, patrons et hébergeurs de jeunes migrants comptent sur des méthodes extrêmes et sur la médiatisation qui en découle pour débloquer la situation.

Pendant quatre ans, Patricia Hyvernat, une boulangère de l’Ain, s’est rendue toutes les deux semaines à la préfecture de Bourg-en-Bresse pour y accompagner Mamadou Yaya Bah, un mineur isolé guinéen. Ils n’ont pas raté un seul rendez-vous, car elle et son mari, qui l’avaient déjà formé pendant un stage, espéraient pouvoir le prendre en apprentissage rapidement. Leur souhait ? Que le jeune homme bénéficie d’un titre de séjour, pour ne pas tomber dans l’illégalité comme c’est souvent le cas pour les mineurs isolés une fois la barrière des 18 ans atteinte. Au fil des saisons, malgré leur patience, rien n’a bougé. «On nous demandait simplement de revenir», se souvient l’artisane.

Fin janvier – Yaya a désormais 20 ans –, ils remarquent qu’un confrère vit une situation similaire à Besançon (Doubs). Sauf qu’à 200 kilomètres de là, devant la petite boutique de Stéphane Ravacley,les medias de tout le pays se pressent pour relater le combat du boulanger.  Au prix d’une pétition doublée d’une grève de la faim, ce patron fait la tournée des plateaux et obtient la régularisation de son apprenti en quelques jours. Patricia Hyvernat décide de l’appeler : «J’avais déjà pensé depuis longtemps à me mettre en grève de la faim parce que j’avais peur que Yaya soit expulsé. Stéphane m’a donné un conseil : “Ne la fais pas seule, personne ne te remarquera”», se souvient la boulangère de 53 ans.

Le relais médiatique pour faire bouger les lignes

Début février, elle entame donc une diète stricte, lance une pétition, et poste sur sa page Facebook un selfie sous lequel elle écrit : «Déjà trois jours sans avaler aucun repas. Un acte à la hauteur de mon affection pour toi Yaya. […] Merci à notre ami boulanger de Besançon de nous avoir confirmé qu’il ne faut rien lâcher.» Après quatre années d’attente, l’affaire est finalement réglée en quinze jours. Les médias locaux s’en étant fait l’écho, elle reçoit la visite du député LREM de sa circonscription, Stéphane Trompille, puis un mail de la préfecture. L’apprentissage de Mamadou Yaya Bah peut enfin débuter.

Depuis, bon nombre de ceux qui se battent au quotidien pour la régularisation de personnes sans papiers s’interrogent : la recette du boulanger de Besançon est-elle un gage de réussite ? «En tout cas, il y a clairement eu un avant et un après», assure Sarah Durieux, directrice de Change.org France, la plateforme de pétitions en ligne. «Ça a accéléré les choses, on est passé d’un cas individuel à un phénomène national. Après sa victoire, on a eu plus de vingt pétitions similaires qui ont été lancées», explique-t-elle. Stéphane Ravacley estime de son côté qu’il ressort de son initiative un «triptyque» gagnant : «Lancer une pétition, faire venir les médias et entamer une grève de la faim pour qu’on nous prenne au sérieux.»

Un révélateur de l’époque : puisque les polémiques fonctionnent à l’émotion, c’est désormais sur ce terrain que l’on fait bouger les pouvoirs publics. Le relais médiatique est la pierre angulaire, surtout pour des personnes migrantes dont la gestion par la classe politique est de plu en plus déshumanisée Pour le gouvernement, la question migratoire est un enjeu électoral fort qu’il faut – en général – traiter avec fermeté. Mais lorsqu’il s’agit d’un récit de vie cabossé que l’on raconte à tous les JT, impossible de rester sourd, au risque de paraître dénué d’empathie. Les combats de ces petits patrons racontés dans les colonnes des quotidiens locaux ont alors le mérite de replacer les vies humaines au centre du débat. «Les décideurs lisent la presse. A partir du moment où c’est traité, il y a un enjeu de réputation», avance Sarah Durieux, de Change.org.

Contre-exemple

Pour autant, la médiatisation n’est pas la garantie d’un succès certain. Au Puy-en-Velay (Haute-Loire), Véronique de Marconnay et son compagnon ont appliqué les mêmes méthodes jusqu’à la grève de la faim, mais le jeune Malien qu’ils hébergent, Madama Diawara, 19 ans et arrivé en France en 2018, est toujours menacé d’expulsion. Ils cherchent encore les raisons de cet échec : «On n’est pas des patrons. Stéphane Ravacley a su mobiliser des gens autour de lui grâce à ça. On est aussi des gens engagés dans un syndicat, SUD éducation, ça fait de nous des personnes un peu gênantes», estime l’enseignante.

Dans ce «triptyque» de l’accès à la régularisation, ceux qui sont passés par la case «grève de la faim», comme Stéphane Ravacley et Patricia Hyvernat, préviennent que ce n’est jamais une bonne solution, car elle «met la santé en danger». Mais cette pratique traduit surtout une méfiance palpable envers certains élus locaux, qui ne sont plus perçus comme des relais efficaces. «L’idée de contacter des élus ne m’est pas venue à l’esprit. Je ne voulais pas mettre de la politique dans ce combat», explique Patricia Hyvernat. «Il y a une méconnaissance des institutions, nous pouvons être des facilitateurs des démarches. Si Mme Hyvernat m’avait sollicité avant de passer par cette méthode extrême, on aurait pu éviter sa grève de la faim», certifie le député Stéphane Trompille. «Je pense aussi aujourd’hui qu’on peut faire autrement», acquiesce la boulangère.

Actions fortes des associations

Pour les associations d’aide aux migrants, le recours à ces méthodes fortes n’étonne pas. Ces dernières années, elles ont fait les mêmes constats : pour obtenir des avancées, il faut faire le plus de bruit possible. «Je pense que c’est le résultat d’une politique répressive et restrictive depuis 2015», analyse David Rohi de la Cimade. Pour faire bouger les lignes, des associations comme Utopia 56, jusque-là habituées à un travail de terrain (maraudes, distributions), ont par exemple mené ces derniers mois des actions fortes, comme l’installation d’un campement de la place de la République à Paris en novembre, avec un écho important au niveau national. «C’est vraiment dommage d’en arriver là, d’autant que ce n’est jamais une vraie solution. Les gens sont remis à la rue quelques jours après, quand tout ça est retombé. […] C’est assez symptomatique de ces dernières années et ça concerne plein de luttes sociales», estime Charlotte Kwantes, coordinatrice nationale d’Utopia 56.

Pour renouer le fil du dialogue, les artisans Stéphane Ravacley et Patricia Hyvernat ont décidé la semaine dernière de fonder leur association, «Patrons solidaires». Ils souhaitent que leurs expériences puissent servir à d’autres. «Aujourd’hui, nous sommes approchés par des personnes qui veulent vraiment que ça bouge», assure le boulanger de Besançon. Les deux artisans vont leur apporter une aide et une écoute. «Ce qu’on souhaite surtout, c’est faire en sorte qu’il n’y ait plus une seule grève de la faim pour ces motifs», affirment-ils à l’unisson.