De Calais à Menton, une pression de tous les instants contre les migrants
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Libération – Par Stéphanie Maurice, à Lille , François Carrel, à Grenoble , Mathilde Frénois, à Nice et Gurvan Kristanadjaja — 24 novembre 2020 à 20:06
A French antiriot police (CRS) officer tries to prevent illegal migrants from hiding in trucks heading for England in the French northern harbour of Calais, on June 17, 2015. AFP PHOTO / PHILIPPE HUGUEN (Photo by Philippe HUGUEN / AFP)
Des migrants voulant rejoindre l’Angleterre bloqués par un policier en 2015. Photo Philippe Huguen. AFP
Depuis 2015 en France, la scène de violences observée à Paris lundi soir reflète le quotidien des exilés et des bénévoles d’association.
A quelques heures de l’installation des tentes sur le parvis de la place de la République lundi, du côté d’Utopia 56, l’association à l’origine du campement symbolique, on anticipait déjà : «On va sûrement se faire taper dessus, on le sait…» Car depuis 2015, lors de chaque manifestation ou évacuation en lien avec les migrants, la même répression s’exprime. «On n’est pas étonnés de ce qui s’est passé à Paris. Cette violence policière, on la vit depuis cinq ans partout sur le territoire», s’indigne Pierre Jothy d’Utopia 56 Paris. De Menton à Calais, des Alpes à la capitale, les bénévoles et exilés font le même récit de tentes détruites, de coups de matraque, d’insultes ou de dispersions systématiques au gaz lacrymogène.
A Calais : «Ils nous ont frappés comme si nous étions des animaux»
A Calais, les bénévoles en témoignent sans détours : «Le triptyque disperser, détruire et violenter, c’est ce que nous connaissons ici», pose Juliette Delaplace, du Secours catholique. Selon les associations, un Erythréen est hospitalisé au CHU de Lille depuis deux semaines, touché gravement au front et à la mâchoire lors d’une confrontation entre forces de l’ordre et migrants le 11 novembre, à proximité de la rocade portuaire de Calais. D’après les témoignages recueillis sur place par Human Rights Observers, qui documente les opérations policières, l’homme aurait reçu un tir de LBD 40 en pleine tête, tiré à moins de 10 mètres de distance. La préfecture du Pas-de-Calais affirme ne disposer «d’aucun élément à ce stade attestant d’un tir de LBD sur un migrant». En outre, l’association collectionne les PV pour non-respect du confinement, le sous-préfet de Calais estimant qu’elle ne remplit pas une mission humanitaire, à filmer les policiers : 16 contraventions à ce jour de 135 euros chacune. La communauté érythréenne, indignée par cet épisode, s’est mobilisée et a écrit une lettre ouverte, dans laquelle elle détaille la répression quotidienne : «Le 5 novembre […], ils [les policiers, ndlr] sont venus vers nos tentes et ils ont gazé toutes nos affaires personnelles et nous ont frappés comme si nous étions des animaux, pas des êtres humains.»
A Calais, les expulsions sont fréquentes, et de deux types. Premier cas, l’évacuation lambda, qui intervient tous les deux jours sur tous les sites. Elle est devenue un rituel, que les exilés anticipent en déplaçant leur tente même pas repliée sur le trottoir voisin. Il s’agit de nettoyer le campement des abris abandonnés et des détritus. Tant pis pour celui qui a échoué dans sa traversée de la nuit et est retenu au poste de police. François Guennoc, de l’Auberge des migrants, témoigne : «Cette pression policière s’appuie sur une loi qui dit que l’Etat peut intervenir dans une situation de flagrance. Si un camp est évacué dans les 48 heures, c’est comme s’il n’avait pas existé. Au bout de 48 heures, ses occupants gagnent des droits, il faut les informer de l’évacuation, et prévoir des mesures alternatives pour les personnes fragiles.» Deuxième cas, plus rare, l’expulsion massive : là, tout le campement est encerclé par les forces de l’ordre, les migrants présents montent à bord de bus qui les emmènent vers des CAES (centres d’accueil et d’examen des situations) et tout est détruit.
Cette logique n’est pas nouvelle, elle a comme objectif majeur, pour les gouvernements successifs, d’éviter des points de fixation, comme ont pu l’être, de leur point de vue, le hangar de la Croix-Rouge à Sangatte, fermé en 2002, ou l’extension de «jungles» difficiles à contrôler, comme celle qui a existé entre l’été 2015 et l’automne 2016 et rassemblé jusqu’à 10 000 personnes. Aujourd’hui, les associations estiment à 600 le nombre d’exilés à Calais, découragés par la pression policière organisée, mais surtout par le mauvais temps, qui rend périlleuses les traversées clandestines par la mer. Cet été, ils étaient entre 1 300 et 1 600.
En banlieue parisienne : «On nous insulte plusieurs fois par nuit, on nous chasse de là où on dort»
Ces derniers mois, après les évacuations successives du Nord parisien, les associations ont fait ce même constat : «Ce qui se passait à Calais est en train d’arriver ici.» «Là-bas, il y a des chasses à l’homme depuis 2015, et on nous a récemment interdit de distribuer des repas. Désormais, on vit la même chose à Paris, un harcèlement permanent», explique Yann Manzi, d’Utopia 56. Le militant y voit une «volonté politique» : «C’est un sujet qu’on laisse pourrir volontairement et sur lequel le gouvernement peut faire monter le nationalisme. Ainsi, ces gens [les exilés] sont responsables de tous les maux de la société, du terrorisme, de l’insécurité…»
En une semaine, en banlieue parisienne, le petit millier de migrants à la rue disent avoir vu la démonstration de tout l’arsenal policier : une évacuation aux grenades lacrymogène le 17 novembre à Saint-Denis, des courses-poursuites, des coups, des gardes à vue. Une pression de tous les instants. «On nous insulte plusieurs fois par nuit, on nous chasse de là où on dort. Les policiers sont vraiment méchants avec nous, parfois même violents, ils nous frappent et nous aspergent de gaz lacrymogène», affirme Nasser, un Afghan d’une trentaine d’années. Mardi, lui et deux de ses amis sont sortis des urgences de l’hôpital Bichat avec des entorses et des luxations causées par les forces de l’ordre. «Le plus dur, c’est qu’ils sont un peu en train de revivre les scènes qui les ont poussés à quitter leurs pays en guerre. Pour certains, les blessures sont aussi psychologiques», assure Nicolas Delhopital de Famille France-Humanité.
A Menton : «Pour déloger des gens des toilettes, les policiers entrouvrent la porte et gazent»
Mardi matin, comme tous les jours depuis 2016, Jacopo Colomba scrute le poste-frontière, sur la route du bord de mer entre l’Italie et la France, entre Vintimille et Menton. Ce consultant juridique pour l’ONG WeWorld assure son rôle d’observateur. La veille, il y a recueilli le témoignage d’un Algérien «arrêté dans le train et frappé fort par la police» : «Il est revenu avec un papier d’un hôpital de Nice, relate-t-il. Il a mal en bas du dos. C’est la même police qui l’a emmené à l’hôpital et qui l’a refoulé.»
A la frontière franco-italienne, les renvois sont quotidiens, la brutalité est fréquente. Depuis 2015, la France a fermé cette voie de passage : les trains sont systématiquement fouillés, les voitures surveillées, et les contrôles réalisés – «parfois au faciès», selon les associations. La répression s’accentue lorsque la pression migratoire se fait plus forte – elle est moindre à l’heure actuelle. «A certains moments, on a des témoignages de comportements brutaux sur des personnes refoulées, confirme Agnès Lerolle, chargée de projet à la Cafi (Coordination des actions aux frontières intérieures), pilotée par cinq associations. Parfois, il y a l’utilisation de gaz lacrymogène de façon abusive dans les trains. Pour déloger des gens des toilettes, les policiers entrouvrent la porte et gazent cet espace réduit jusqu’à ce que les personnes se sentent mal et sortent.»
L’avocate niçoise spécialisée dans la défense des migrants Mireille Damiano parle de «violence institutionnelle récurrente» : «A la frontière franco-italienne, on ne peut pas faire de demande d’asile, des mineurs sont renvoyés, des personnes sont privées de liberté pendant plus de douze heures.» Le tribunal administratif de Nice a épinglé à plusieurs reprises la préfecture des Alpes-Maritimes sur ces faits, pointant des «atteintes graves» et suspendant le renvoi de migrants. En 2020, huit dossiers ont été déposés et une trentaine sont en passe de l’être. C’est Me Zia Oloumi qui plaide. «On ne prend pas en compte leur vulnérabilité. […] Ils n’ont pas d’interprète, pas de couverture, ils dorment par terre. On n’est pas dans le contrôle, on cherche à les dégoûter pour qu’ils ne passent plus par là.»
Les informations circulent sur les téléphones : il faut éviter ce poste-frontière. Alors les migrants prennent toujours plus de risques et se mettent en danger : ils courent sur l’autoroute, marchent sur les chemins escarpés en montagne, grimpent sur les toits des trains. Le 8 octobre, un jeune homme est mort électrocuté sur un wagon qui circulait entre Vintimille et Menton.
Dans les Alpes : «Au Poste, un policier a dit : « Regarde, ce sont les nègres de la dernière fois »»
Ces derniers mois, si les témoignages de violences directes se sont faits plus rares à Briançon (Hautes-Alpes), selon Tous Migrants, la pression policière sur les exilés et les maraudeurs ne s’est en rien allégée. Depuis huit jours, les forces de l’ordre présentes à Briançon ont encore été renforcées, «compte tenu de l’évolution de la menace terroriste», précise la préfecture des Hautes-Alpes, avec la mobilisation de militaires de la mission Sentinelle aux côtés de la de la police aux frontières (PAF) et des diverses forces de gendarmerie. Jeudi, deux maraudeurs ont été placés en garde à vue pendant 48 heures, alors qu’ils venaient de secourir une famille d’Afghans, dont une mère enceinte souffrante et ses deux enfants. Ils ont été reconduits en Italie après huit heures de rétention, témoigne Agnès Antoine, de Tous Migrants.
Perquisition chez le militant Cédric Herrou à Breil-sur-Roya, en 2017. Photo Laurent Carré pour Libération
Des dizaines de témoignages recueillis ces dernières années auprès de migrants à Briançon ont été rapportés par Stéphanie Besson dans son livre Trouver refuge (Glénat, 2020) : «Au poste de la police aux frontières, un policier a dit : « Regarde, ce sont les trois nègres de la dernière fois. »» (P., 21 ans, décembre 2018). Ou encore : «C’était ma quatrième tentative, j’étais épuisé. Après un très bref entretien, j’ai été détenu pendant environ huit heures dans un local avec huit autres personnes. Nous avons demandé quelque chose à manger et à boire mais les policiers ont refusé.» (S., août 2019).
Des constats confirmés lors d’une mission d’observation menée en octobre 2018 sur la frontière briançonnaise. Le collectif d’associations à son origine a relevé des «pratiques illégales et dégradantes» des forces de l’ordre : «Refoulements de personnes exilées dont des mineurs, contrôles discriminatoires, courses-poursuites dans la montagne, propos menaçants et insultants, entraves à l’enregistrement de demandes d’asile…» Parfois, des sanctions sont prises : deux agents de la police aux frontières ont ainsi été condamnés en juillet par le tribunal de Gap à de la prison avec sursis et à une interdiction d’exercer une fonction publique pendant cinq ans. Le premier a été reconnu coupable de «violences commises par une personne dépositaire de l’autorité publique» sur un jeune migrant malien, l’autre de «détournement de fonds» après une contravention dressée contre un migrant, des faits remontant à l’été 2018.
Au-delà de ces dérapages, la pression policière sur la frontière pousse là encore les migrants à prendre des risques en altitude, de nuit, comme à la frontière italienne : des dizaines se sont blessés gravement, certains ont été amputés pour gelures, et cinq sont morts durant leur traversée depuis 2017, dont Blessing, une Nigériane de 18 ans qui s’est noyée en mai 2018 dans un torrent, alors que des gendarmes mobiles la poursuivaient.
Stéphanie Maurice à Lille , François Carrel à Grenoble , Mathilde Frénois à Nice , Gurvan Kristanadjaja