» Grâce à eux »

Mimmo Lucano : « Il faut défendre cet “autre monde possible” face à la violence du populisme »

Mediapart, 26 septembre 2021 par Nejma Brahim

Dans son livre « Grâce à eux », Mimmo Lucano, ancien maire de Riace (Italie) connu pour ses positions en faveur de l’accueil des migrants, raconte comment son village dépeuplé de Calabre a repris vie avec l’arrivée des exilés, dans un modèle inclusif et vertueux. Et comment il a dû se battre pour le maintenir.

Le récit met du baume au cœur à l’heure où certains hommes politiques ou polémistes, en France comme à l’étranger, s’acharnent à vouloir diaboliser les migrants et leurs aidants. Dans un livre intitulé Grâce à eux (Buchet Chastel), Domenico Lucano (dit « Mimmo »), ancien maire de Riace, en Calabre, de 2004 à 2018, rappelle qu’une autre voie est possible : celle de l’accueil inconditionnel, d’un modèle inclusif et d’une société alternative et durable, où chacun, peu importe ses origines, sa langue ou sa culture, peut participer à la vie de la cité et trouver sa place.

« Personne ne choisit librement de quitter sa terre », souligne l’auteur, qu’il s’agisse des premiers réfugiés kurdes à avoir débarqué sur les côtes calabraises dans un voilier en 1998 ou des Somaliens, Ghanéens, Gambiens et Maghrébins venus par la suite en quête d’une vie meilleure. De leur installation dans des logements vacants jusqu’à la réhabilitation d’un ancien pressoir à huile, en passant par la réouverture des établissements scolaires, la création d’ateliers artisanaux permettant la transmission de savoir-faire locaux et la naissance d’un tourisme solidaire, l’expérience du « village global » qu’a représentée Riace montre qu’un « autre monde » est possible.

Mais elle contraste aussi avec les politiques d’accueil menées par les gouvernements italiens successifs, visant à placer les migrants dans des centres d’accueil sans âme ni accompagnement social permettant de favoriser leur intégration, ou pire, à laisser prospérer des bidonvilles où la dignité humaine n’a pas sa place et où la précarité emporte des vies. Durant ses trois mandats de maire de Riace (jusqu’à sa suspension en 2018), Mimmo Lucano a dû faire face à un ministre de l’intérieur d’extrême droite – Matteo Salvini – connu pour ses positions anti-migrants, et a été visé par plusieurs enquêtes judiciaires, jusqu’à être assigné à résidence, puis interdit de séjour dans sa commune durant près d’un an. Le prix à payer pour avoir rêvé « de liberté » et d’une « autre humanité ».

Dans le Riace de votre enfance, déjà, votre mère avait pour habitude d’héberger les pèlerins roms et sintés chez vous à l’occasion de la fête de Septembre, ce qui lui valait d’être surnommée « l’amie des Roms ». La Calabre a-t-elle toujours été une terre d’accueil ?

Mimmo Lucano : Il y a en Calabre une tradition d’accueil qui remonte à la période grecque : de tout temps, l’étranger a été considéré comme un hôte, sa présence était chez nous un honneur presque sacré. C’est une culture que la paupérisation et le pouvoir mafieux ont pu « endormir », mais qui ne s’est jamais éteinte vraiment.

À la fin des années 1990, les communes de Badolato et Riace ont été « réveillées » par l’arrivée de migrants kurdes sur leurs côtes. Quelle a été la première réaction des habitants ?

Il y a d’abord eu de l’étonnement, bien sûr, mais très vite un élan de solidarité s’est imposé à nous : il fallait trouver un toit, des moyens de subsistance, accueillir et protéger ces hommes, ces femmes, ces enfants persécutés qui avaient été contraints de tout quitter…

 

Domenico Lucano, ancien maire de Riace en faveur de l'accueil des migrants. © Domenico Lucano Domenico Lucano, ancien maire de Riace en faveur de l’accueil des migrants. © Domenico Lucano

Vous racontez comment un certain nombre de Riacesi (dont vos proches) ont opté pour l’émigration en quittant l’une des zones les plus sinistrées d’Europe, conduisant au dépeuplement de votre village. En quoi l’accueil des migrants a-t-il sauvé Riace ?

Pour héberger les réfugiés, de nombreux villageois qui avaient émigré – parfois depuis de nombreuses années – en Argentine ou aux États-Unis ont accepté de prêter les maisons qu’ils avaient abandonnées et qui ont donc pu être à nouveau habitées et réhabilitées. Beaucoup de réfugiés arrivaient avec des métiers, des savoir-faire hérités de leurs propres cultures et traditions, ce qui a permis de relancer l’artisanat local en unissant leurs talents avec ceux des habitants. On a ensuite pu rouvrir l’école, qui avait dû être fermée faute d’enfants, mais aussi relancer la production d’huile d’olive…, tout cela dans une économie solidaire, sans autre profit que la rémunération des salariés.

Au total, combien de migrants ont été accueillis à Riace sur la durée de vos mandats ? L’évolution des profils et nationalités dans le temps a-t-elle représenté une richesse pour le village ?

Je n’ai pas en tête le chiffre global sur la durée mais, certaines années, la commune hébergeait plus de 500 personnes, dans une municipalité qui compte 1 800 habitants. Et ce n’était pas un accueil qui se limitait à de l’assistanat, parce qu’il y avait un échange permanent entre les populations d’origines différentes : l’intérêt était d’avancer ensemble pour développer l’économie du village et son autonomie.

Récupération et partage de logements inoccupés, restauration d’anciennes infrastructures, éducation, formation professionnelle, économie sociale et solidaire et même monnaie locale… Vous avez réussi à créer, à votre petite échelle, un exemple de société alternative et durable à Riace, synonyme de cercle vertueux pour toutes et tous. Comment expliquer que les politiques de « camps d’internement » ou « de reconduites à la frontière », que vous qualifiez « d’épidémie », prospèrent toujours ?

Il y a toujours eu une lutte entre deux visions du monde, l’une tournée vers la fraternité, l’échange, l’ouverture, l’autre qui privilégie l’individualisme et la concurrence. Disons qu’à l’heure actuelle, ce n’est pas l’entraide entre les hommes qui se fait le plus entendre, qui est le plus à la mode… mais nous sommes nombreux. Minoritaires souvent, mais nombreux.

Les conditions de vie dans les camps et centres d’accueil pour demandeurs d’asile italiens sont souvent difficiles : l’exemple de Becky Moses, une Nigériane passée par Riace et morte dans un incendie au bidonville de San Ferdinando en 2018, est terriblement parlant. Celui du CARA de Mineo également. Comment qualifieriez-vous les politiques d’accueil italiennes et européennes ?

Tant qu’on traitera les personnes comme des données statistiques ou des variables d’ajustement, comme c’est si souvent le cas dans les politiques prétendues « d’accueil », la vie humaine sera bafouée et des existences entières seront saccagées. Il faut remettre au premier plan la dignité de l’individu et son droit sacré à vivre en sécurité.

 

© Buchet Chastel © Buchet Chastel

En quoi « les coups les plus durs portés à l’accueil » l’ont-ils été, bien avant le gouvernement Cinq Étoiles/Ligue du Nord, par le Parti démocrate ?

En 2017, c’est sous un gouvernement démocrate que le décret Minniti-Orlando a limité la possibilité d’introduire un recours contre le rejet des demandes d’asile, tout en déshumanisant les procédures qui sont devenues complètement impersonnelles et bureaucratiques. Ce n’est pas l’extrême droite qui a fait cela, c’est un gouvernement dit « de gauche ».

Le blocage des fonds publics pour l’accueil, contre lequel vous avez entamé une grève de la faim en 2012, a-t-il été une manière d’entraver la solidarité envers les migrants accueillis à Riace, tout comme la décision du ministère de l’intérieur d’exclure Riace de la liste des bénéficiaires des fonds Sprar en 2018 ?

En tout cas, cela y ressemble vraiment. Depuis des années, tout se passe comme si notre projet dérangeait en haut lieu, comme s’il fallait absolument mettre fin à une expérience qui donne un autre exemple aux gens, qui leur montre que les migrants ne sont pas nécessairement un danger ni une menace, qu’ils peuvent être au contraire une ressource : non pas le problème, mais la solution.

Comment interprétez-vous, malgré l’adhésion des populations locales et immigrées à votre modèle, le succès de la Ligue dans le sud de l’Italie aux dernières élections européennes ?

C’est vraiment tragique. Pendant des années, la Ligue du Nord n’a cessé d’insulter les méridionaux : c’est un parti qui voulait même que la Padanie fasse sécession d’avec tout le reste de l’Italie, à commencer par Rome, qu’ils qualifiaient de « voleuse »…, et maintenant, de nombreuses personnes dans le Sud crient avec eux « Les Italiens d’abord », comme si elles ne se souvenaient pas que les étrangers, au départ, c’étaient elles. C’est incompréhensible, et très attristant.

Le modèle Riace, salué par le Haut Commissariat aux réfugiés, a-t-il été transposé ailleurs en Italie malgré l’abandon du projet de loi facilitant sa reproduction dans d’autres localités de la Calabre ? L’a-t-il été à l’étranger ?

En Calabre, des bourgs comme Stignano et Caulonia ont suivi notre exemple, et aussi Monasterace, Benestare… il existe aussi une contagion de la fraternité. À l’étranger aussi, de nombreuses initiatives ont eu lieu, mais la spécificité de la Calabre est qu’il s’agit traditionnellement d’une terre d’émigration, non d’immigration.

La reconnaissance de votre modèle à l’international (Mimmo Lucano a été classé parmi les 50 dirigeants les plus influents par le magazine américain Fortune en 2016, a reçu le prix Dresden Peace Award en 2017 et le soutien du pape François), mais aussi en Italie à travers le rapport du Centre d’accueil spécial (CAS) que vous citez à la fin de votre ouvrage, vous a-t-elle aidé à tenir face à vos détracteurs ?

Toutes les formes d’encouragement et de soutien comptent. Mais au-delà de ma personne, il s’agit de défendre cet « autre monde possible » face à la violence du populisme, et aux dangers de l’ultralibéralisme.

Vous avez fait l’objet de plusieurs enquêtes judiciaires et avez même été interdit de séjour à Riace durant onze mois. Diriez-vous que votre solidarité envers les exilés a été criminalisée, tout comme peut l’être celle des ONG opérant en Méditerranée pour sauver des vies ou celle de maraudeurs à la frontière franco-italienne ? Où en sont les poursuites à votre encontre pour « abus de pouvoir » et « aide à l’immigration clandestine » ?

Oui, c’est toujours comme cela que le pouvoir se crée une légitimité : en décrédibilisant, en criminalisant les opprimés et ceux qui les défendent… Après des années de procédure, je serai fixé dans quelques jours ; j’espère que l’issue du procès sera positive mais il y a sur cette affaire un enjeu politique très fort : à travers moi, il s’agit de disqualifier l’expérience d’accueil et d’économie solidaire que représente Riace.

Vous reconnaissez-vous dans le combat de Cédric Herrou en France, qui a fait consacrer le « principe de fraternité » par le Conseil constitutionnel en 2018, censurant partiellement le « délit de solidarité » ?

Bien entendu. Chaque initiative de ce type représente une victoire pour l’accès de tous à la dignité, et un encouragement à avancer main dans la main avec ceux qui en ont le plus besoin.

Quel regard portez-vous sur le discours politique tenu par certains élus de droite et d’extrême droite en France concernant les migrants et l’immigration, dans le contexte de la présidentielle à venir ?

La question migratoire n’est ni italienne ni française, elle est mondiale : elle résulte des choix de l’Occident qui n’a cessé d’exploiter les pays du Sud, de les appauvrir, de déclencher des guerres entre eux, de leur vendre des armes… pour ensuite considérer ces peuples martyrisés comme des envahisseurs. Devant une telle contradiction, on ne peut pas rester sans rien faire. C’est inacceptable et révoltant.

Le nombre d’arrivées de personnes migrantes aux Canaries a doublé depuis le début de l’année

 

Entre le 1er janvier et le 14 septembre, plus de 11 000 migrants ont accosté sur les côtes de l’archipel, selon les chiffres espagnols – près de deux fois plus que lors des neuf premiers mois de l’année 2020. Et le nombre de morts serait de 785.

Le Monde, Sandrine Morel (Madrid, correspondante)

Publié le 29 septembre 2021 à 21h09

L’Organisation internationale pour les migrations (OIM) s’est dite « extrêmement préoccupée », dans un communiqué daté du vendredi 24 septembre, par la forte augmentation du nombre de morts sur la route des Canaries. Depuis le début de l’année, l’organisme dépendant des Nations unies a comptabilisé 785 morts, dont 177 femmes et 50 enfants, deux fois plus qu’en 2020. Durant le seul mois d’août, près de 380 migrants ont trouvé la mort en cherchant à rejoindre l’archipel espagnol. Un chiffre qui pourrait être encore plus élevé, étant donné les nombreux « naufrages invisibles ». Selon l’ONG Caminando Fronteras, en contact avec les communautés de migrants, 1 922 personnes seraient mortes durant la traversée durant le premier semestre 2021.

Le 20 août, une embarcation pneumatique s’est ainsi renversée à 250 kilomètres des côtes canariennes, avec 52 passagers. Une seule personne a survécu, qui est encore hospitalisée. Une pirogue partie le 15 août, qui s’était perdue à 500 kilomètres de l’île d’El Hierro, a été localisée après quatorze jours à la dérive, avec 26 survivants à bord. Vingt-neuf personnes, dont sept enfants, étaient eux déjà morts. A Fuerteventura, ce sont une trentaine de migrants qui sont décédés fin août dans une embarcation partie du Maroc. Et ainsi de suite. La liste des tragédies s’allonge encore et encore au fil des mois.

Leur nombre pourrait dépasser les 40 000 sur l’année

Entre le 1er janvier et le 14 septembre, plus de 11 000 migrants ont accosté aux Canaries, selon les chiffres du ministère espagnol de l’intérieur – près de deux fois plus que lors des neuf premiers mois de l’année 2020 (+ 117 %). Si cette tendance devait se maintenir durant les trois prochains mois, sachant que les traversées se concentrent essentiellement en automne – période privilégiée par les migrants pour emprunter la dangereuse route canarienne, les eaux de l’océan Atlantique étant réputées plus calmes –, leur nombre pourrait dépasser les 40 000 sur l’année. Bien plus que lors de la « crise des pirogues » de l’année 2006, lorsque 31 000 migrants étaient entrés dans l’archipel.

Cependant, contrairement à 2020, lorsqu’un flux de migrants inattendu avait débordé les Canaries, avec huit fois plus de migrants qu’en 2019, les îles se disent « prêtes » à faire face à l’augmentation de la pression migratoire. Le « plan Canaries », mis en place avec le gouvernement espagnol en 2020, a permis de doter les îles de près de 7 000 places de logements d’urgence, dont moins d’un millier se trouvent actuellement occupées. « Nous sommes beaucoup mieux préparés, parce que nous avons fait un effort énorme », a résumé le ministre des migrations et de l’inclusion sociale, José Luis Escriva, début septembre. Surtout, la reprise des transferts de migrants vers la péninsule, paralysés en 2020, a permis de libérer les infrastructures et d’éviter les scènes de migrants dormant dans la rue, qui avaient provoqué l’indignation aux Canaries.

Cependant, il reste encore près de 2 500 mineurs sous tutelle de l’administration de l’archipel, malgré les appels du président du gouvernement régional canarien, Angel Victor Torres, à ce que « soit activée la solidarité obligatoire » afin que les mineurs isolés soient répartis dans le reste des régions espagnoles.

« Nous observons une augmentation très importante du nombre d’arrivées en septembre, avec en moyenne 130 migrants par jour en ce moment, même si le chaos n’est plus aussi visible », confirme Txema Santana, porte-parole du Comité espagnol d’aide aux réfugiés (CEAR) aux Canaries. La plupart partent de Dakhla ou de Laâyoune, au Sahara occidental, de Mauritanie, ou de Tan-Tan, dans le Sud du Maroc, et 34 % des passagers sont des femmes et des mineurs. Ils viennent essentiellement du Mali, du Sénégal, du Maroc, de Côte d’Ivoire et de Guinée-Conakry. » Le rythme s’est accéléré, ce dimanche 26 septembre, avec 340 migrants arrivés sur les côtes canariennes en une seule journée.

Sur le reste des côtes espagnoles, la pression migratoire est également en hausse. Près de 24 000 migrants sont arrivés en Espagne durant les neuf premiers mois de l’année, soit une hausse de 53 % par rapport à la même période de 2020, en particulier du fait d’une forte augmentation des départs d’Algérie vers la côte d’Almeria et les Baléares. L’entrée massive, en mai, à Ceuta, de près de 10 000 Marocains, dont l’immense majorité a été reconduite à la frontière, n’a pas été incluse au décompte, car les chiffres sont encore « en cours d’analyse » au ministère de l’intérieur. Le 19 septembre, le corps d’un enfant âgé de 3 à 4 ans a été retrouvé sur une plage du Cabo de Gata, non loin de celui d’une femme et de six autres adultes, probablement des migrants algériens ayant fait naufrage.

Sandrine Morel(Madrid, correspondante)

Des camps en Lituanie

https://www.lemonde.fr/international/article/2021/08/24/en-lituanie-dans-les-camps-des-migrants-envoyes-par-loukachenko_6092162_3210.html

En Lituanie, dans les camps des migrants envoyés par Loukachenko

Le Monde, le 24 août 2021, par Isabelle Mandraud

Depuis juillet, 4 124 étrangers en situation irrégulière, dont 2 799 Irakiens, sont arrivés dans ce petit pays balte. Vilnius, qui accuse le régime biélorusse de les instrumentaliser, veut les contraindre à retourner dans leurs pays.

Un petit groupe d’hommes s’est accroupi le long du grillage, sur lequel pendent en grappe des vêtements, au plus près du portail d’entrée qu’ils ne cessent de fixer. Les visites sont plutôt rares ici. Mais ce vendredi 20 août, Mohammed Al-Amiry, sa petite fille dans les bras, s’est approché. D’origine irakienne, venu avec son épouse lituanienne dans l’espoir de donner un sac de vêtements, il patiente derrière la double clôture qui le sépare du groupe. « Tu viens d’où ? Tu t’appelles comment ? », lance-t-il. « Mohamed Rezak, je viens de Bagdad », lui répond un homme. « Je m’appelle Mustapha Ali, de Bassora ! », dit un autre. « Comme moi », murmure Mohammed Al-Amiry, qui s’improvise interprète.

Il faut forcer la voix pour se faire entendre car, depuis peu, une deuxième enceinte a été installée, repoussant tout contact à cinq mètres de distance. Les journalistes ne sont plus autorisés à entrer dans ce camp de migrants, auquel on accède au bout d’une route défoncée, en bordure de forêt. Installé à Rudninkai, sur un terrain militaire situé à 40 kilomètres au sud de Vilnius, la capitale lituanienne, c’est l’un des plus grands centres de demandeurs d’asile ouvert cet été par la Lituanie.

Plus de 700 hommes s’y entassent sous des tentes rendues humides par la petite pluie fine qui tombe. Irakiens pour la plupart, ils disent avoir fui leur pays après les grandes manifestations antigouvernementales de 2019, durement réprimées par les forces de sécurité et des milices pro-iraniennes. Depuis cet été, les voici en Lituanie, sas d’entrée de l’Union européenne (UE).

Guidés par le GPS sur leur téléphone portable, ils racontent avoir franchi à travers bois la frontière, désormais également inaccessible « pour des raisons de sécurité », avec la Biélorussie, où ils avaient obtenu un visa touristique. « Ici, en Lituanie, c’est l’Europe, la sécurité, le travail », veut croire Mohamed Rezak, dont la sœur, arrivée en même temps que lui, a été placée dans un autre camp. L’espoir est mince.

Confrontée à un afflux subi de migrants depuis juillet, Vilnius accuse l’autocrate biélorusse Alexandre Loukachenko de mener « une guerre hybride » contre ce petit Etat balte de 3 millions d’habitants qui accueille nombre de réfugiés biélorusses, dont l’ex-candidate à l’élection présidentielle, Svetlana Tsikhanovskaïa, mais refuse ces nouveaux venus.

Le 18 août, 35 migrants se sont ainsi trouvés pris au piège, repoussés d’un côté par les gardes-frontières lituaniens et empêchés, de l’autre côté, de faire marche arrière par les gardes-frontières biélorusses. « Equipés de boucliers et d’équipement antiémeute, [ils] ont poussé de force un groupe vers la république de Lituanie et ont, eux-mêmes, violé le territoire lituanien », ont accusé les services de sécurité de Vilnius en diffusant, par le biais de l’agence LRT,une video prise au poste frontière de Salcininkai. On y aperçoit des hommes, des femmes, et de jeunes enfants apeurés, crier dans la bousculade.

« Six mois enfermés, mais on va devenir fous ! »

Depuis juillet, 4 124 migrants en situation irrégulière, dont 2 799 Irakiens, sont arrivés en Lituanie, selon les dernières statistiques établies le 18 août par le ministère de l’intérieur, contre « 74 recensés pour l’ensemble de l’année 2020, soit 55 fois plus ». Face à cette situation inédite pour elles, les autorités lituaniennes ont promulgué une loi qui prévoit la construction d’un mur de barbelés sur les 679 kilomètres de frontière commune avec la Biélorussie. Et érigé à la hâte une dizaine de camps, en autorisant la détention des demandeurs d’asile pour une durée de six mois.

« Six mois enfermés, mais on va devenir fous ! », s’écrie Mendy Opa. Ce Sénégalais de 28 ans, qui explique être parti de son village de Casamance pour échapper à un enrôlement forcé dans les rangs d’une guérilla, est aujourd’hui cloîtré dans le camp d’Alytus, à une centaine de kilomètres de Vilnius. Ici, sur le terrain d’un aérodrome local, un bâtiment désaffecté et insalubre héberge des dizaines de migrants d’Afrique subsaharienne. Dans cette partie du monde aussi, l’hypothèse d’une « filière » biélorusse s’est répandue comme une traînée de poudre sur les réseaux sociaux. Cette fois, il ne s’agit plus de visa touristique mais étudiant.

La première chose qui frappe en effet en pénétrant dans ce camp, c’est le profil de ses occupants. Pas d’enfants ni de familles, mais des jeunes en grande majorité qui, tous, racontent la même chose : un contact établi par l’entremise d’intermédiaires avec des universités biélorusses, les lettres d’invitation fournies par ces dernières, et l’embarquement direct dans un avion pour Minsk, avec une escale à Istanbul.

« J’avais une invitation de l’université de Navapolatsk [ville du nord de la Biélorussie], mais rien ne s’est passé comme prévu », témoigne Julia, 19 ans, originaire du Congo-Brazzaville, en frissonnant dans son petit blouson. A son arrivée à l’aéroport de Minsk, cette jeune étudiante en comptabilité a réglé la somme convenue au départ, « 2 500 dollars » (2 130 euros), censée couvrir son visa, son inscription et son hébergement dans une chambre universitaire pendant un an, sans rien obtenir d’autre qu’un permis de séjour de trente jours. Elle fond en larmes. Sa grand-mère, unique parente qu’il lui reste et qui avait financé le voyage, est morte pendant son trajet. Sans ressources, elle décide de franchir la frontière, effrayée par l’hostilité affichée par les policiers et une partie de la population biélorusses. « Là-bas, on nous rejette. Personne ne veut nous aider. Parfois même, on nous crache dessus. »

Avant d’y mettre les pieds, beaucoup ignoraient la situation en Biélorussie. Tout droit débarqué de « la partie anglophone du Cameroun, là où il y a des problèmes [une rébellion armée s’oppose aux forces gouvernementales] », Mike a passé, tant bien que mal, plusieurs mois à Minsk. « Et puis, en février, je me suis retrouvé au mauvais endroit, au mauvais moment », soupire-t-il. Le jeune homme de 25 ans est pris au beau milieu d’une manifestation, violemment réprimée, contre le pouvoir implacable d’Alexandre Loukachenko. Il prend peur et fuit vers la frontière, qu’il franchit après trois jours d’errance dans la forêt, guidé, dit-il, « par le bruit des hélicoptères » tournoyant au-dessus.

La promiscuité ajoute à la nervosité

Sans possibilité de sortir, maintenus dans des conditions d’hygiène déplorables et en butte à l’hostilité d’une partie des habitants des villages environnants qui ont placardé dans leur jardin des panneaux « Stop aux migrants », les réfugiés se disent désespérés. Et la tension monte dans les camps. A Verebiejai, à 130 kilomètres à l’ouest de Vilnius, ils sont plus de 200 à tourner en rond entre les murs lépreux d’une école désaffectée. « Regardez ! On nous donne de la nourriture périmée ! On nous traite comme des animaux ! », s’emporte un Irakien, les yeux rougis de fatigue, en brandissant un pot de yaourt.

De nombreux yézidis, issus d’une minorité religieuse non musulmane du nord de l’Irak, ont été regroupés ici. « Nous sommes de Sinjar [lieu de terribles massacres commis par l’organisation Etat islamique en 2014], répète inlassablement Khader, 25 ans. Nous voulons vivre avec des chrétiens ! »

 

La promiscuité dans les anciennes salles de classe reconverties en dortoirs et équipées de lits de camp militaires ou de simples matelas posés à même le sol ajoute à la nervosité. Frances, qui dit avoir payé 3 000 dollars pour elle et sa sœur de 17 ans à leur arrivée en Biélorussie depuis le Nigeria, promène un regard perdu parmi les 30 lits occupés par des femmes dans une salle qui leur est réservée. « Nous voudrions juste être acceptées et trouver un peu de sécurité », souffle-t-elle en montrant sur l’écran de son téléphone des images sanglantes de son village attaqué par des djihadistes du groupe Boko Haram.

« Nous tous ici, qui fuyons les djihadistes de l’Etat islamique ou de Boko Haram, nous valons moins qu’un Afghan ? », s’étrangle un électricien de 30 ans parti du Kurdistan irakien

Certains ignorent les événements survenus en Afghanistan mais d’autres, dont les portables n’ont pas encore rendu l’âme, réalisent que leur situation risque de devenir encore plus compliquée avec l’afflux annoncé de réfugiés afghans et la crispation de l’Europe à ce sujet. Harikar suit heure par heure les informations sur un site lituanien qu’il a trouvé, en anglais. « Nous tous ici, qui fuyons les djihadistes de l’Etat islamique ou de Boko Haram, nous valons moins qu’un Afghan ? », s’étrangle avec émotion cet électricien de 30 ans parti du Kurdistan irakien. Un sentiment de peur emplit la pièce. Les dernières nouvelles ne sont pas bonnes : les autorités lituaniennes, soutenues par l’Union européenne, les considèrent avant tout comme le jouet d’une vengeance de Minsk.

« Il ne s’agit pas d’une crise migratoire »

Lundi 23 août, les chefs d’Etat des trois pays baltes (Lituanie, Lettonie, Estonie) et celui de la Pologne, également exposée à l’arrivée de migrants depuis la Biélorussie, sont revenus à la charge. Dans un communiqué commun, ils affichent leur soutien aux « 631 prisonniers politiques » biélorusses, sans un mot à propos du sort des demandeurs d’asile sur leur territoire. « Il ne s’agit pas d’une crise migratoire mais d’une opération hybride orchestrée politiquement par le régime d’Alexandre Loukachenko, pour détourner l’attention des violations croissantes des droits humains et civils du régime », écrivent les quatre dirigeants, en appelant au soutien « politique et opérationnel » de l’UE et de l’OTAN.

Sur les grilles du camp d’Alytus, les migrants ont rédigé sur une toile de jute un message tracé d’une main malhabile au feutre rouge, en anglais. « Nous ne sommes pas une arme politique envoyée par la Biélorussie. Nous n’avons aucune idée de ce qui s’y passe. » Mais partout où se posent leurs regards, ils se heurtent à cet autre message rédigé en trois langues, en lituanien, en anglais et en russe : « Aucune demande d’asile n’a été acceptée en 2021 sur le territoire de la république de Lituanie. »

 

 

 

Cour nationale du droit d’asile : des juges dénoncent des « pressions »

 

 PAR 

Plusieurs juges siégeant à la Cour nationale du droit d’asile affirment avoir subi des « pressions » pour modifier le sens d’un délibéré. « Il y a plein de fois où on sent qu’on n’est pas libres de décider nous-mêmes. » Des accusations inédites et inquiétantes, selon certains, à l’heure où le rôle de la juridiction pourrait être déterminant pour les Afghans en quête de protection en France.

La Cour nationale du droit d’asile cristallise tous les espoirs des exilés cherchant refuge en France. Parce qu’elle examine les dossiers rejetés en premier lieu, elle incarne l’ultime chance de convaincre des dangers encourus dans les pays d’origine et d’obtenir l’asile. Or, de nombreuses sources internes, des avocats mais aussi des magistrats, dénoncent auprès de Mediapart des dysfonctionnements majeurs au sein de l’institution.

Ils décrivent non seulement une logique « comptable » de l’asile, mais aussi, de façon plus inédite, des « pressions » exercées sur des juges pour qu’ils tranchent dans le sens convenant à leur hiérarchie. Voire pour qu’ils modifient leur décision, une fois celle-ci prise, laissant penser que le politique ou la subjectivité pourraient l’emporter sur le droit et les faits. Des accusations graves, lorsque l’on sait combien l’indépendance des juges est sacrée, et que Mediapart révèle après plusieurs mois d’enquête, au nom de l’intérêt général et du droit de savoir des citoyens.

 

Paris, le 4 aout 2015. Un homme, réfugié soudanais, dans la chambre qu'il occupe dans un hôtel géré par Emmaüs après l’évacuation d’un camp de migrants à la halle Pajol. © Photo Benjamin Mengelle / Hans Lucas via AFPParis, le 4 aout 2015. Un homme, réfugié soudanais, dans la chambre qu’il occupe dans un hôtel géré par Emmaüs après l’évacuation d’un camp de migrants à la halle Pajol. © Photo Benjamin Mengelle / Hans Lucas via AFP

 

Mediapart a pu documenter plusieurs cas. Ainsi, en 2020, Christophe*, magistrat habitué à siéger à la cour et à présider des audiences, décide avec ses juges assesseurs d’accorder la protection subsidiaire à un demandeur d’asile originaire d’un pays d’Afrique de l’Est – et d’une région où le degré de violence est considéré, jusqu’en 2020, comme exceptionnel, obligeant la France à protéger tout requérant sans avoir besoin « d’individualiser » ses craintes.

« On a délibéré et on a décidé de lui accorder une protection, j’ai donné le feu vert pour le notifier au requérant dans les délais habituels », relate le magistrat, sous couvert d’anonymat. Mais entretemps, il reçoit un appel téléphonique d’une responsable de la cour.

« Elle a dit qu’il y avait un petit problème dans l’un de mes jugements et qu’elle aimerait en parler. J’ai laissé traîner, puis j’ai reçu des relances par mail. […] La présidente de section [haut responsable dans la hiérarchie, également vice-présidente de la cour – ndlr] a fini par écrire un mail à tous les membres de la formation [lui-même et ses deux assesseurs] et nous a indiqué qu’elle décidait de mettre notre jugement en délibéré prolongé [d’imposer un délai supplémentaire pour rendre la décision – ndlr]. Cela revient à dire que quelqu’un d’extérieur à la formation nous demande de refaire le jugement. Elle n’en a pas le droit », rappelle ce magistrat.

« J’ai répondu que c’est ce qui avait été délibéré de façon consciente, que personne n’avait mis cela en délibéré prolongé et que je ne signerai pas d’autre jugement que celui qui avait été jugé. » L’affaire dure trois semaines et représente une source de « stress » et de « déconcentration » pour le magistrat, qui en fait une question « de principe, de résistance et d’honneur ».

« Je tiens à ce travail à la cour, ajoute-t-il. Mais j’ai mis mon devoir d’indépendance au-dessus de mes risques personnels, quelles qu’en soient les conséquences. Celles-ci n’ont pas tardé, puisque j’ai reçu un coup de fil du secrétariat de la présidente de la cour, m’informant qu’elle voulait s’entretenir avec moi. »

 

 © Infographie Simon Toupet / Mediapart© Infographie Simon Toupet / Mediapart

 

Interrogée par Mediapart sur l’existence d’interventions, la présidence de la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) n’a pas répondu, balayant ces reproches : « Le caractère collégial de la plupart des formations de jugement rend absurde l’hypothèse de pressions extérieures, qui ne sauraient s’exercer de façon uniforme sur trois magistrats issus d’horizons différents », affirme Dominique Kimmerlin, la présidente de la cour.

« Alors qu’elle ne faisait pas partie de la formation de jugement, elle prenait une décision sur le traitement de cette affaire »

Dans le cas que nous avons documenté, pendant que le magistrat temporise, l’un des juges assesseurs ayant siégé avec lui répond au courriel de la présidente de section (et vice-présidente de la cour) pour marquer son soutien à son collègue. Sollicité par Mediapart, ce juge assesseur n’a pas souhaité réagir. Mais « cela signifiait que nous étions majoritaires, poursuit le magistrat. Quand j’ai fini par rappeler la présidente de la cour, celle-ci a nié les pressions et défendu la volonté d’harmoniser la jurisprudence. Elle a tout de même précisé qu’elle regrettait notre décision ».

Avec 42 025 décisions rendues en 2020, la CNDA est la juridiction qui en rend le plus en France. Pour comprendre ses dysfonctionnements, sans doute faut-il rappeler comment elle est censée fonctionner… À chaque audience, les requérants et leur avocat plaident leur dossier devant une « formation » composée de trois juges : un magistrat administratif ou judiciaire qui préside et deux juges assesseurs, l’un désigné par le Conseil d’État, l’autre par le Haut Commissariat aux réfugiés (une agence des Nations unies). À la fin, ils se retirent pour délibérer, dotés d’une voix chacun.

En amont de l’audience, des agents de la cour nommés « rapporteurs » sont chargés d’instruire les dossiers des demandeurs d’asile et de préparer un rapport qu’ils présentent aux juges. Puis, à l’issue du délibéré auquel ils participent (sans voter), ce sont eux qui rédigent le projet de décision (accordant une protection ou non). La décision tombe trois semaines plus tard, sauf si un délai supplémentaire est accordé (par le biais d’un « délibéré prolongé »).

Plusieurs échanges de courriels internes que Mediapart a consultés trahissent cependant des pratiques empiétant sur l’indépendance des magistrats. Dans l’un d’entre eux, un magistrat ayant présidé une formation (autre que celui précité) écrit à un collègue : « La décision a été difficile à rendre. Le délibéré n’a pas posé de problème mais c’est la rapporteure, puis la cheffe de chambre et, surtout, la présidente de section qui ont lourdement essayé de nous faire revenir sur ce que nous avions jugé ! »

Sollicité par Mediapart, ce magistrat confie aussi, sous couvert d’anonymat, avoir été recontacté au sujet de l’une de ses décisions visant à accorder une protection à un requérant, après trois semaines, soit le jour où la décision devait être rendue publique : « J’ai reçu un mail de la présidente de section m’indiquant que cette décision ne lui apparaissait pas justifiée et qu’elle avait décidé de mettre l’affaire en délibéré prolongé », indique le président.

« Alors qu’elle ne faisait pas partie de la formation de jugement, elle prenait une décision sur le traitement de cette affaire au stade du délibéré. Et cela venait d’une magistrate ! J’étais choqué : sur quelle base juridique pouvait-elle décider de cela, au regard de l’importance de l’indépendance de la formation de jugement ? » Trop tard, de toute façon, pour prolonger le délibéré : la décision est rendue publique et le demandeur d’asile bénéficie d’une protection.

« Il est déjà arrivé, assure l’avocat Me Piquois, spécialisé dans le droit d’asile, que des juges assesseurs nous parlent dans les couloirs de la cour et découvrent par notre biais que l’affaire a été placée en délibéré prolongé. Ça va souvent dans le même sens, dans l’idée de transformer la décision en rejet. »

« Plusieurs fois, on a changé le sens des délibérés dans mon dos »

Parfois, les interventions sont formulées à l’oral, selon un juge assesseur habitué des audiences à la CNDA : « On délibère sur des affaires le matin et quand on revient à 14 heures, le rapporteur nous dit : “Au fait, ce matin j’ai parlé de la décision à un supérieur et il estime que ce n’est pas possible de considérer tel endroit comme zone de guerre.” Sauf que nous, on n’a pas décidé ça au hasard, on l’a documenté », déplore-t-il.

Ce juge affirme également recevoir « de plus en plus de retours par mail » visant à modifier le sens d’un délibéré. « Plusieurs fois, on a changé le sens des délibérés dans mon dos, sur la notion de zone de guerre, alors qu’on était d’accord en audience pour accorder une protection au demandeur d’asile, poursuit-il. On nous envoie un mail disant que le Ceredoc [le Centre de recherche et de documentation de la CNDA – ndlr] n’est pas d’accord, je réponds de manière argumentée, et puis je n’ai plus de nouvelles. Il y a plein de fois où on sent qu’on n’est pas libres de décider nous-mêmes. »

Dans un courriel consulté par Mediapart, un rapporteur s’adresse directement à une formation de jugement, après qu’une décision a été prise durant le délibéré pour accorder une protection subsidiaire à un demandeur d’asile. À la place, il fait une « proposition de rejet » afin de suivre la position du Ceredoc, chargé de fournir aux juges et aux agents des notes d’analyse censément objectives sur tous les pays.

Dans d’autres échanges tirés d’une boucle WhatsApp, que Mediapart a pu consulter, un autre juge assesseur à la CNDA s’interroge : un président d’audience qui a « décidé » d’échanger une protection subsidiaire contre une autre protection « peut-il le faire unilatéralement » ? Et de conclure son message : « Là, on nous informe juste en nous demandant de signer. »

Juridiquement, la démarche pose problème, rappelle ce juge assesseur : une décision est « collégiale » et un président ne peut décider seul d’en modifier le sens.

 

 © Infographie Simon Toupet / Mediapart© Infographie Simon Toupet / Mediapart

 

Selon nos informations, les interventions dénoncées peuvent émaner d’un rapporteur ou d’un président de formation, eux-mêmes influencés par des responsables de la CNDA ou de la vice-présidence de la cour. Elles vont en général dans le même sens : un rejet de la demande d’asile ou une protection moins importante.

Sous couvert d’anonymat, un rapporteur de la CNDA souligne que, bien souvent, lorsque la décision « ne convient pas » à certains, c’est d’abord vers le rapporteur qu’ils se tournent. « C’est la personne clé qui suit le dossier de A à Z. On lui dit d’aller voir le juge et de lui signifier que la décision ne va pas. Certains rapporteurs disent que ce n’est pas leur rôle, d’autres le font. »

Des chefs de chambre, chargés de relire les décisions rédigées par les rapporteurs avant qu’elles ne soient signées par les présidents de formation, seraient l’un des maillons de la chaîne. « Pendant longtemps, ils relisaient pour des questions de forme, détaille l’un des juges assesseurs déjà cité, indigné par la situation. Maintenant, c’est de plus en plus pour dire que la décision n’est pas conforme au Ceredoc»

Et de témoigner de ce que lui et plusieurs confrères ont vécu au cours des dernières années : « Nous sommes plusieurs assesseurs à avoir été informés, le plus souvent par le rapporteur, que selon le chef de chambre, telle décision prise par nos formations de jugement n’était pas conforme aux positions du Ceredoc. Et ce sont des chefs de chambre, qui ne connaissaient pas le dossier et n’avaient pas assisté à l’audience, qui sont intervenus pour que la décision soit modifiée. Certes, cela arrive aussi, bien que beaucoup plus rarement, pour faire basculer un dossier initialement rejeté vers une protection. Mais sur le principe, ça pose problème ! C’est pourtant un rôle assumé puisqu’il est arrivé qu’un chef de chambre évoque spontanément devant d’autres personnes qu’il devait intervenir de la sorte par souci d’harmonisation de la jurisprudence. »

Pour Me Piquois, qui fréquente la CNDA depuis 30 ans, ce type d’intervention « n’est pas un phénomène nouveau ».« Je me souviens qu’un président de formation avait été convoqué par la hiérarchie parce que cette dernière trouvait bizarre que mes dossiers ne soient pas davantage rejetés », relate-t-il.

Thierry*, magistrat et président de formation à la cour, n’y a pas été confronté. Mais « cela ne m’étonne pas et je trouve que c’est assez choquant, observe-t-il auprès de Mediapart. Les présidents de formation sont sûrement plus exposés car ils ont un poids plus important. Mais je pense que c’est rarissime. Les magistrats sont jaloux de leur indépendance, il y a donc une chance sur deux que ça passe ».

Interrogée par Mediapart, la présidence de la CNDA réfute catégoriquement que des interventions puissent exister pour modifier le sens d’une décision (sa réponse détaillée est à retrouver sous l’onglet Prolonger) : « Les formations de jugement sont seules souveraines, et se prononcent librement sur la qualification juridique des situations de conflit examinées, y compris, si elles l’estiment juste et nécessaire, en autonomisant leurs analyses des calculs empiriques et des synthèses des faits qui leur sont fournis [par le Ceredoc – ndlr]. Aucune pression n’est exercée sur une formation de jugement. »

Influence du Centre de recherche et de documentation de la cour

Contactées, deux organisations syndicales de magistrats – le Syndicat de la juridiction administrative (SJA) et l’Union syndicale des magistrats administratifs (Usma) – assurent n’avoir jamais eu aucune remontée à ce sujet. « Les magistrats exercent leurs fonctions en toute indépendance et il s’agit d’une garantie fondamentale à tout juge. Cette indépendance signifie de ne pas se voir imposer des pressions sur le sens d’un jugement, y compris des pressions extérieures, rappelle le président de l’Usma, Emmanuel Laforêt. Elle est protégée dans la Constitution et par les textes internationaux afin que rien ne puisse peser, même en apparence, sur l’appréciation portée qui se fonde uniquement sur le droit et les faits. La collégialité est d’ailleurs un atout important concourant à l’indépendance des magistrats. Si cela est vrai [les interventions dénoncées auprès de Mediapart], cela me semble très choquant. »

Maguy Fullana, présidente du SJA, rappelle elle aussi que sur le plan théorique, l’indépendance est « inhérente » au métier de magistrat. « Accéder à un juge est une chose, accéder à un juge indépendant en est une autre. Une des traductions les plus fortes de ce principe est qu’il n’y a jamais de voix prépondérante dans notre fonctionnement : que l’on juge seul ou à trois, la décision repose sur le ou les juges et sur personne d’autre, et la majorité l’emporte s’il n’y a pas d’accord. Au sein d’une juridiction, la hiérarchie est là pour assurer l’organisation des services, la carrière, les évaluations, mais il n’y a plus de hiérarchie lorsque ça touche aux décisions de justice. »

 

La Cour nationale du droit d'asile à Montreuil. © Photo Nejma Brahim / MediapartLa Cour nationale du droit d’asile à Montreuil. © Photo Nejma Brahim / Mediapart

 

Au sujet des interventions rapportées par plusieurs magistrats à Mediapart, Maguy Fullana ajoute que cela « dépend de la façon dont c’est fait, s’il y a des impératifs d’égalité devant la justice au nom de la jurisprudence… » « Mais s’il y a une injonction à modifier le sens d’une décision sans explication et sous la forme de la contrainte, c’est grave. Ce qui est gênant, c’est quand des magistrats sentent qu’ils n’ont pas le pouvoir de décider. Il doit y avoir une autonomie de la volonté : sont-ils libres de décider à l’issue d’une audience collégiale ? », interroge-t-elle.

Si la pratique n’est a priori pas nouvelle, comment expliquer qu’aucun des deux syndicats n’ait eu d’alerte ? Plusieurs magistrats et avocats, dont Me Piquois, évoquent la crainte de n’être pas renouvelés ou de se voir confier moins d’audiences pour les magistrats vacataires. « C’est une forme de pression », affirme l’avocat. « Si c’est avéré, qu’il y ait eu une forme d’omerta ne me surprend pas outre-mesure, répond la présidente du SJA. Mais face à ce genre de craintes, il y a la protection syndicale. Les syndicats se battent aussi pour assurer la défense des collègues, le respect de leur statut et la garantie d’une forme d’indépendance. Je ne m’explique pas pourquoi il n’y a pas eu de saisine, mais peut-être que cela se fait beaucoup dans l’implicite aussi. »

Dans les récits et témoignages recueillis par Mediapart, le Ceredoc, le centre de recherche et de documentation de la CNDA, censé participer aux motivations et à l’harmonisation de la jurisprudence, est perçu comme un moyen de « pression » possible. Les notes, non publiques et mises à disposition des magistrats et rapporteurs, permettent de décrire une situation juridique ou géopolitique dans un pays ou une zone donnés, et de caractériser, notamment, la dangerosité de l’environnement (le « degré de violence », dans le jargon). Dans son rapport d’activité 2020, la cour se targue ainsi d’offrir près de 13 000 documents juridiques ou géopolitiques aux membres des formations de jugement et aux rapporteurs. De quoi s’agit-il exactement ?

« Depuis deux ou trois ans, le Ceredoc a vraiment pris de l’ampleur. C’est de pire en pire, souffle le juge assesseur déjà cité. Pendant longtemps, c’était juste un service d’appui, qui restait dans l’ombre et qu’on ne citait jamais en audience. » Depuis 2017, le juge se dit « surpris » de voir que le Ceredoc est mentionné durant les délibérés. « 2020 a été la pire année à ce niveau-là. »

Pourtant, il semble que cet outil ne fasse pas l’unanimité. « Le processus de relecture et le rythme de travail font qu[e ses notes] sont parfois déjà obsolètes lorsqu’elles arrivent à disposition des formations de jugement, estime un militant associatif, interprète auprès de cabinets d’avocats. Par ailleurs, les erreurs de fait ou d’analyse dans les notes du Ceredoc, relevées par les membres des formations de jugement justifiant d’une expertise plus poussée en la matière, ne sont souvent pas suivies d’effet ni de modifications. »

Le juge va même plus loin et prétend que les chargés de mission du Ceredoc n’ont pas les « compétences nécessaires » pour rédiger ces notes. « C’est assez hallucinant. Pour accéder au Ceredoc, il faut simplement avoir de l’ancienneté en tant que rapporteur. On ne recrute pas suffisamment de personnes ayant des connaissances poussées sur la demande d’asile ou certains pays, comme des chercheurs. »

Sous couvert d’anonymat, un second rapporteur à la CNDA, Louis*, se montre tout aussi sévère : « La direction essaie de les recruter sur un profil qui se dégage des autres, mais je ne suis pas certain qu’il y en ait qui connaissent mieux que moi une région donnée. Pour nous, rapporteurs, le Ceredoc doit être un appui dans l’instruction. Quand on manque de connaissances sur un sujet, il nous donne des billes. Le retour que j’ai eu une fois d’un chargé de mission a été décevant. Il m’a renvoyé des documents que j’avais moi-même déjà consultés. Et je n’ai pas été le seul à en être déçu. »

 

 © Infographie Simon Toupet / Mediapart© Infographie Simon Toupet / Mediapart

Le premier rapporteur affirme ne jamais faire appel à leurs services. « C’est juste un recueil d’informations que je peux trouver sur Google ! Quand on a une question pointue sur une thématique, on n’a pas la réponse qui suit », tacle-t-il.

Les deux agents insistent aussi sur la seconde catégorie de personnes rédigeant ces notes : « Il y a beaucoup de stagiaires. Ils épaulent les chargés de mission, mais ils ne sont pas censés faire le travail de fond. »

Dans une tribune publiée dans Le Monde en mai dernier, dix chercheurs spécialisés dans l’étude des sociétés d’où proviennent les demandeurs d’asile en France se disent « frappés par le nombre d’inexactitudes et d’interprétations hâtives ou partiales » retrouvées dans le travail du Ceredoc et appellent « à repenser l’application de la procédure ».

Une note interne du Ceredoc sur la province de Hérat en Afghanistan, que Mediapart a consultée, a fait l’objet de vives critiques de la part de deux chercheurs spécialistes de ce pays, Adam Baczko et Gilles Dorronsoro (au Centre de recherches internationales à Sciences-Po et à l’université Paris-I respectivement). « Le point d’actualité de mai 2020 sur la province d’Hérat du Ceredoc se donne pour objectif de déclarer que le niveau de “violence aveugle” n’est pas “d’intensité exceptionnelle” […]. Le conflit armé en Afghanistan est reconnu en 2020 comme le plus meurtrier du monde par International Crisis Group et la province d’Hérat est dans la moyenne des provinces pour ce qui est de l’intensité du conflit », attaquent-ils d’emblée dans une fiche critiquant la qualité de la note.

Les chercheurs, souhaitant « s’inscrire en faux contre l’utilisation sélective de sources de qualité très inégale », détaillent pourquoi les sources sélectionnées par le Ceredoc sont « sujettes à caution » : références à une presse « exclusivement occidentale (française en pratique) »« qualité déclinante des sources des Nations unies »« méconnaissance des sources »

Plus récemment, le Ceredoc estime, dans un document interne adressé aux formations de jugement et que Mediapart a pu consulter, qu’en Afghanistan « la cessation du conflit armé ayant opposé les talibans au gouvernement du président Ashraf Ghani » ne permet plus d’utiliser ce motif pour accorder la protection subsidiaire, et ce malgré la violence endémique, notamment liée à la présence de l’État islamique, qui mine le pays (lire ici notre article).

Interrogée sur ces critiques, la présidence de la CNDA, dont dépend le Ceredoc, défend un « travail de veille documentaire scrupuleux » au quotidien (lire sa réponse complète dans l’onglet Prolonger). La mise à jour des notes « aussi souvent que l’évolution des situations de conflit l’exige » se fonde par ailleurs sur « une variété de sources documentaires les plus récentes possibles », explique la présidence, qui justifie en outre l’emploi de stagiaires. « En aucun cas, cependant, leur travail ne se substitue à celui des 11 chargés d’études et de recherche que compte le service et qui supervisent et corrigent leurs contributions. »

Pour Thierry, le juge, qui siège à la CNDA une fois par mois, ces notes permettent surtout un gain de temps. « On va souvent piocher là-dedans pour avoir des informations rapidement. Ça équivaut à du Wikipedia », concède-t-il. Le magistrat affirme recevoir des courriels du Ceredoc toutes les deux semaines environ, contenant par exemple des brèves sur des attentats. « Ce n’est pas un travail de recherche : ils se basent sur des éléments publics, je ne pense pas qu’ils fassent du terrain. Mais en attendant, c’est plutôt bien fait. »

Louis, le rapporteur, estime que le Ceredoc prend « de plus en plus de place » parce qu’il est aussi « plus actif » qu’autrefois. « Il rend plus de travail qu’avant et il est donc plus écouté. La direction a fait entendre aux magistrats qu’il y avait une ligne jurisprudentielle qui se dégageait et que le Ceredoc était là pour les aider : en clair, qu’il serait bien que tout le monde aille dans le même sens pour les décisions rendues. Mais ce n’est pas une imposition non plus », tempère-t-il.

Pour autant, le Ceredoc peut avoir une « influence décisive », selon Thierry, le président de formation, pour évaluer le degré de violence dans un pays ou une zone donnés. « Lorsqu’il s’agit du degré de violence, je m’aligne sur le Ceredoc, admet le magistrat. Mais ce n’est pas le cas de tout le mondeCertaines formations de jugement ne s’alignent pas forcément. »

Me Daret*, avocate à la cour, souligne par ailleurs une autre problématique : les notes « fondent » les décisions sans être partagées avec les demandeurs d’asile et leurs avocats. Pour elle, cette documentation serait d’ailleurs « illégale », car « contraire aux obligations » de la directive européenne de 2013 relative à l’octroi et au retrait de la protection internationale, imposant l’accès, pour les demandeurs d’asile et leurs conseils, « aux informations précises et actualisées obtenues [par les États membres] auprès de différentes sources […], lorsque l’autorité responsable de la détermination a tenu compte de ces informations pour prendre une décision relative à leur demande ».

Des avocats en grève contre les prises d’ordonnances « en masse »

Plus récemment, ce sont les ordonnances prises sans même qu’une audience ait lieu (dites « ordonnances de tri ») qui ont provoqué l’ire des avocats de la CNDA. Ces derniers ont décidé de se mettre en grève pour protester contre cette pratique, qu’ils estiment « de plus en plus répandue »« Avant, leur but était d’écarter les recours manifestement infondés », précise l’un des deux rapporteurs de la CNDA déjà cités.

« Cela concernait les dossiers de [demandeurs d’asile originaires de] “pays d’origine sûrs”, les réexamens sans élément nouveau, les demandes fondées sur des motifs “économiques”, abonde MDaret. Aujourd’hui et depuis quelques mois, ces ordonnances ont touché des requérants LGBT et victimes de la traite»

En février 2018, déjà, des agents de la CNDA avaient fait grève pour dénoncer l’ampleur des ordonnances, évoquant une juridiction qui « s’est enfermée dans une logique comptable de l’asile », faisant « primer le raccourcissement des délais de jugement sur la qualité de l’instruction des demandes et des décisions rendues ».

En 2019, le nombre d’ordonnances par rapport au total des décisions rendues par la cour atteint 33,5 % (il est redescendu de 0,6 point en 2020). « Il y a désormais une volonté politique de faire passer un maximum de dossiers en ordonnance et c’est très dommageable pour le demandeur d’asile », dénonce le rapporteur de la CNDA, qui ne voit aucun changement depuis la grève de 2018.

« Le recours aux ordonnances, qui existe depuis 2003 et a été déclaré conforme à la Constitution ainsi qu’aux traités internationaux, est en baisse constante depuis 2018, date à laquelle j’ai pris mes fonctions, souligne Dominique Kimmerlin, présidente de la cour. Un seul critère est appliqué pour déterminer si un dossier relève ou non d’une ordonnance : celui de la loi. »

La présidente rappelle que « l’instruction du recours est obligatoirement confiée, comme la loi le prévoit, à un rapporteur spécialisé et expérimenté », avant que les présidents permanents (magistrats ayant le grade de président et rattachés de façon permanente à la cour) ne les signent. « Chaque président a toujours la faculté de renvoyer le dossier qui lui est soumis en audience, ce qui est largement pratiqué en toute indépendance. »

Les rapporteurs peuvent effectivement donner une chance aux demandeurs d’asile d’être entendus s’ils considèrent qu’ils « méritent » de passer en audience. « Mais il y a eu une rigidification à ce niveau-là au service des ordonnances. Le chef de service s’est mis à rechigner, les rapporteurs devaient quasiment faire un rapport pour justifier la remise en circuit », explique Louis.

Ils seraient également limités, selon lui, à un certain nombre de dossiers pouvant être remis en circuit. « On devait en choisir cinq parmi les plus méritants. Cela mettait en réelle difficulté les rapporteurs. Et comme le tri était de moins en moins bien fait en amont, cela justifiait de plus en plus une remise en circuit, elle-même de plus en plus bridée. » Un cercle vicieux.

Si vous avez des informations à nous communiquer, vous pouvez nous contacter à l’adresse enquete@mediapart.fr. Si vous souhaitez adresser des documents en passant par une plateforme hautement sécurisée, vous pouvez vous connecter au site frenchleaks.fr.

* Le nom a été modifié.

Cette enquête a été publiée après six mois d’investigations et l’obtention de nombreux témoignages d’acteurs connaissant de l’intérieur la Cour nationale du droit d’asile, tels que des rapporteurs, des avocats spécialisés dans le droit d’asile, des chercheurs et surtout des magistrats. Ces derniers ont décidé de témoigner au nom de l’indépendance des magistrats, de l’intérêt général et de l’intérêt des demandeurs d’asile formulant un recours auprès de la CNDA.

Dans le cadre de cette enquête, Mediapart s’est appuyé sur nombre de documents, décisions de rejet et échanges de courriels internes permettant d’étayer ce qu’avançaient les sources citées précédemment.

La volonté de protéger ces multiples sources nous a conduits à rendre leurs témoignages anonymes et à utiliser des noms d’emprunt, sauf pour l’avocat Me Piquois, qui n’en a pas fait la demande.

L’errance des migrants sur les autoroutes belges

 

Par Cédric Vallet

Publié le 14 août 2021 dans Le Monde

Installés près des aires de parking, ils espèrent, depuis la Wallonie, gagner le Royaume-Uni. Leurs journées se répètent inlassablement. Lorsqu’ils réussissent à se glisser dans un camion, ils sont interceptés par la police à Calais.

Accroupis autour d’un réchaud, cinq jeunes hommes trempent des quignons de pain dans un plat rempli de tomates écrasées, d’œufs et de sardines. Ils reprennent des forces avant la nuit qui s’annonce périlleuse. « Tous les jours, on essaye d’entrer dans des camions pour le Royaume-Uni, témoigne Yop. Qu’est-ce qu’on pourrait faire d’autre ? »

Yop et ses acolytes, une trentaine d’Erythréens en exil, vivent dans un campement insalubre, fait de tentes et de bâches, où de nombreux déchets jonchent le sol. « C’est très difficile ici. Le principal problème, c’est le froid, toute cette pluie, mais surtout, ce sont les rats », décrit Noam. Leurs tentes sont cachées discrètement dans un petit bosquet de Waremme, près de Liège. Pour ces Erythréens, le principal attrait de cette petite commune wallonne, c’est sa proximité avec un grand parking autoroutier, sur l’E40. Cette grande artère traverse la Belgique d’est en ouest depuis l’Allemagne et longe la côte jusqu’à Dunkerque, puis Calais. En fin de course : le Royaume-Uni. Tous en rêvent comme d’un pays de Cocagne. Ils y ont un frère, une sœur, un cousin ou un ami qui, paraît-il, a réussi là-bas. Ils s’accrochent à cet espoir, en tout cas.

En fin d’après-midi, les heures s’égrènent lentement dans ce lieu qu’ils appellent « la forêt ». Certains écoutent et chantonnent des chansons d’Abraham Afewerki, artiste érythréen. D’autres s’apprêtent devant un long miroir accroché au tronc d’un arbuste. Un groupe composé de garçons et de filles revient des locaux de l’association Hesbaye, terre d’accueil, où ils peuvent prendre une douche, charger les téléphones, se reposer quelques heures.

Des parkings convoités

Devant sa tente, Noam fait figure d’ancien, avec ses tempes légèrement grisonnantes. Il a quitté l’Erythrée en 2013. Il se souvient de son long passage en Grèce et de sa grande traversée des Balkans. Lorsqu’il part sur les parkings, c’est uniquement muni de son téléphone, d’un peu d’argent et de son pendentif chrétien, qui le rattache à sa terre natale et à la foi orthodoxe de son père. Noam est coincé dans cette mini « jungle » depuis neuf mois.

Ses journées se répètent inlassablement. Lorsqu’il réussit à se glisser dans un camion, il est à chaque fois intercepté par la police à Calais. Alors il prend le train. Calais – Lille – Tournai – Bruxelles – Waremme. Quatre changements. Une petite pause à Waremme. De quoi grappiller un peu de sommeil. Puis il recommence. Encore et encore. « C’est une question de chance. Certains passent au bout d’une semaine », lâche-t-il, la voix un peu éraillée.

Geert Bossaerts, de l’association flamande Vluchtelingenwerk Vlaanderen, constate que la Belgique et Calais « sont des vases communicants ». « Lorsque des migrants sont chassés de Calais, ils viennent à Bruxelles ou ailleurs en Belgique, et y retournent ensuite ». Les parkings des autoroutes belges sont convoités. Les groupes de migrants, la nuit venue, s’y faufilent et se contorsionnent pour se glisser dans les camions. Une fois dedans, ils cherchent des indices sur le lieu de destination. Des étiquettes sur les marchandises. Des bons de commande. Certains tentent le coup dans des camions frigorifiques, au péril de leur vie. « On sait qu’on peut essayer quand le camion transporte des fruits ou des légumes, pas quand c’est de la viande, là c’est trop froid », détaille Yop.

Ces lieux de passage sont informellement répartis « entre organisations de passeurs qui ont leurs propres territoires correspondant souvent à l’origine ethnique des migrants », explique Eric Garbard, commissaire de police judiciaire au sein de la police fédérale belge. Parfois des rixes éclatent pour la « possession » des aires d’autoroute. En Flandre, les parkings sont de plus en plus surveillés et ont fait l’objet de vastes opérations policières. « Donc, le phénomène s’est déplacé vers les autoroutes wallonnes », ajoute le commissaire.

Les migrants tentent leur chance de plus en plus loin de Calais, parfois même depuis le Luxembourg ou l’Allemagne. La concurrence entre eux est censée y être moins rude qu’à Calais pour entrer dans les camions. Les petits campements s’autorégulent. « On accepte les nouveaux lorsque certains d’entre nous ont réussi à passer », affirme Noam.

A Waremme, Jocelyne Dejardin, du collectif d’aide aux migrants Freedom & Solidarity constate que la « “forêt” s’est partiellement vidée ces derniers temps : certains partent à Calais et tentent de partir en bateau. Un groupe a réussi à passer comme ça ces derniers jours ». Cela fait un an et demi que les traversées entre Calais et les côtes anglaises se multiplient. Noam y pense régulièrement : « Mais le passage est trop cher (2 500 euros) et je n’ai pas d’argent. » Le ministère de l’intérieur du Royaume-Uni a comptabilisé depuis le début de l’année près de 11 000 migrants arrivés sur ces petites embarcations gonflables, généralement surchargées.

« Les camions, c’est plus sûr »

Le 24 juillet, le ministre français de l’intérieur, Gérald Darmanin, affirmait, au sujet des migrants présents dans le nord de la France, que 60 % d’entre eux « viennent de Belgique ». Cette affirmation a fait réagir Sieghild Lacoere, porte-parole de Sammy Mahdi, le secrétaire d’Etat belge à l’asile et à la migration : « Cela ne sert à rien de se montrer du doigt ainsi. Il s’agit de flux migratoires internationaux, encouragés par des trafiquants d’êtres humains pour qui les frontières ont peu de sens. »

Dans ce flux migratoire, Geert Bossaerts pense « qu’une part non négligeable pourrait obtenir l’asile en Belgique. Mais les migrants se méfient des autorités et reçoivent souvent de fausses informations, notamment par ceux qui organisent leur transport ». D’autres préfèrent passer sous les radars, pour éviter un renvoi en Grèce ou en Italie, en application du règlement « Dublin », qui délègue la responsabilité de l’examen de la demande d’asile au premier pays d’arrivée d’un migrant en Europe.

Malgré tout, les informations circulent. Elles sont souvent partielles. Un jeune homme, prénommé Samson, évoque le récent projet de loi britannique du 6 juillet, qui ferait passer les peines de prison encourues par les migrants pour des arrivées irrégulières de 6 mois à 4 ans ; et perpétuité pour les passeurs. Il est convaincu que cela ne s’appliquera qu’aux passages maritimes. « Alors je reste là. Les camions, c’est plus sûr. » Mais pour Fabienne Jennequin, de Freedom & Solidarity, « plus on les empêchera de passer, plus ils prendront de risques ».

A l’abri sous sa tente, Feteh patiente discrètement, assis sur un caisson de bois. Il dit être mineur et ne veut « plus jamais » revoir l’Erythrée. La vie l’a déjà bien cabossé. Ses parents ont disparu. Il évoque à demi-mot les violences subies en Libye, avant la grande traversée. Il a déjà connu la vie à la dure, à Calais. « C’était trop violent », balbutie-t-il. Son rêve, c’est Liverpool. Pourquoi ? Il ne sait pas trop. « Un rêve c’est un rêve, il n’y a pas besoin d’expliquer. »

 

Karen Akoka : « Le statut de réfugié en dit plus sur ceux qui l’attribuent que sur ceux qu’il désigne »

https://www.lemonde.fr/international/article/2021/08/30/karen-akoka-le-statut-de-refugie-en-dit-plus-sur-ceux-qui-l-attribuent-que-sur-ceux-qu-il-designe_6092733_3210.html

Le Monde, 30/08/2021

Propos recueillis par Claire Legros

Alors que l’accueil d’exilés afghans divise les pays de l’Union européenne, l’interprétation par la France du droit d’asile n’a pas toujours été aussi restrictive qu’aujourd’hui, explique, dans un entretien au « Monde », la sociologue spécialiste des questions migratoires.

La sociologue Karen Akoka étudie notamment la façon dont les politiques d’asile et d’hospitalité ont évolué dans l’histoire, en fonction de la nationalité des demandeurs et des considérations politiques. Maîtresse de conférences en science politique à l’université Paris-Nanterre, elle a écrit L’Asile et l’exil (La Découverte, 2020) et coécrit When Boat People Were Resettled, 1975-1983, (Palgrave, 2021, non traduit).

L’accueil des réfugiés afghans divise en France et plus largement en Europe. Que pensez-vous de ces débats ?

On assiste à un moment de sidération où les Etats occidentaux multiplient les discours d’empathie sans être capables d’envisager de réelles solutions et où domine le sentiment d’impuissance. Pour dépasser ce moment, il est intéressant d’opérer un retour historique sur la façon dont on a accueilli les personnes demandant l’asile, et de déconstruire les discours officiels.

Il existe une certaine hypocrisie à affirmer aujourd’hui que l’on aimerait bien accueillir des personnes menacées mais que la situation l’empêche, alors qu’on a tout fait pour barrer la route des Afghans fuyant depuis déjà plusieurs années les persécutions des talibans.

Les Etats européens multiplient de manière peu visible les obstacles à l’arrivée de ces Afghans : en verrouillant leurs frontières, en externalisant le contrôle migratoire et l’asile dans des pays tiers, comme la Turquie. Ceux qui parviennent à entrer sont enfin bloqués par le règlement Dublin qui impose de faire sa demande d’asile dans le pays d’arrivée. Ce règlement est une façon pour des Etats comme la France, le Royaume-Uni ou l’Allemagne de faire peser la responsabilité de l’asile sur la Grèce et la Bulgarie, portes d’entrée des Afghans en Europe.

En France pourtant, le gouvernement affirme qu’une large majorité des demandes d’asile afghanes sont acceptées.

La proportion des Afghans dont la demande aboutit est d’environ 60 % au niveau de l’institution étatique, l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra), et de 80 % après passage devant la Cour nationale du droit d’asile (CNDA), la cour d’appel. Mais les trois quarts de ces personnes (87 %, selon un rapport d’activité de l’Ofpra) obtiennent alors seulement la protection subsidiaire, plus précaire. Et ces chiffres vont encore diminuer car la CNDA a remis en cause en novembre 2020 la jurisprudence sur laquelle elle s’appuyait pour protéger les Afghans.

Par ailleurs, ces dernières années, un nombre croissant d’Afghans a été expulsé vers d’autres pays européens, même ceux qui renvoient ensuite en Afghanistan, du fait de la circulaire Cazeneuve de 2016 qui enjoint les préfets d’appliquer plus fermement le règlement Dublin. Mais le plus important à comprendre est que le pourcentage d’acceptation s’applique à la minorité qui a réussi à passer à travers les mailles du filet. Près de la moitié des Afghans présents en France ne peuvent en réalité pas demander l’asile à cause du règlement Dublin.

Un réfugié n’existe pas en tant que tel, il est toujours le résultat d’une mobilisation du droit qui évolue selon les époques

On nourrit une fiction selon laquelle la France appliquerait le droit d’asile, mais des traducteurs et auxiliaires qui ont aidé les Français essayent de l’obtenir depuis plusieurs années et n’y arrivent pas. Pour celles et ceux qui y sont parvenus, il reste très difficile de faire venir leurs proches, alors qu’il s’agit d’un droit inscrit dans la loi. On a aujourd’hui en Afghanistan des gens qui, de droit et depuis longtemps, devraient être en France, et qu’on a clairement empêchés d’arriver.

Dans des circonstances comme celles que traverse l’Afghanistan, comment définir qui a droit au statut de réfugié ?

Selon la convention de Genève de 1951, le terme de réfugié s’applique à toute personne craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques. Mais il s’agit, en réalité, d’un texte flou que chaque pays interprète en fonction des nationalités des demandeurs et surtout du moment politique. Un réfugié n’existe pas en tant que tel, il est toujours le résultat d’une mobilisation du droit qui évolue selon les époques.

Dans les années 1960, quand la France a voulu accorder le statut de réfugié à tous les Hongrois et les Tchécoslovaques arrivés après les invasions soviétiques de 1956 et 1968, elle a interprété la convention de Genève (qui à cette période-là était limitée aux persécutions survenues avant 1951) de manière très inclusive, en arguant que les événements de 1956 et 1968 étaient liés au début de la guerre froide en 1947. Elle a fait pareil avec les juifs égyptiens arrivés après la crise de Suez, en 1956, en arguant que les événements qui les avaient fait fuir étaient liés à la création de l’Etat d’Israël (1948), date antérieure à 1951.

Les frontières entre réfugié et migrant ont toujours été poreuses

En revanche, au début des années 1990, quand les Algériens menacés par le Front islamique du salut (FIS) sont arrivés, elle leur a refusé le statut de réfugié à partir d’une interprétation selon laquelle les persécutions devaient émaner d’un Etat et non d’un groupe para-étatique comme le FIS. La liste est longue des différentes interprétations qui ont prévalu.

Comment applique-t-on ce droit aujourd’hui ?

Depuis trente ans, l’interprétation très restrictive de la convention par les pays occidentaux impose de prouver qu’on a été individuellement persécuté pour obtenir le statut de réfugié. Cette restriction n’est pas inscrite dans la convention de Genève, mais elle est largement utilisée car elle permet de rejeter massivement les demandes d’asile. Elle a même été introduite dans la loi française au milieu des années 2000.

On voit bien que le statut de réfugié en dit plus sur ceux qui l’attribuent et sur leurs intérêts, que sur ceux qu’il désigne. Il dépend de l’état des sociétés qui prennent la décision, bien plus que de la vérité intrinsèque d’un individu, de son histoire ou de sa trajectoire.

Emmanuel Macron assure que la France prendra sa part mais promet une « réponse robuste » aux « flux migratoires irréguliers ». Comment analysez-vous cette distinction ?

Les frontières entre réfugié et migrant ont toujours été poreuses. Il n’y a en réalité pas de réfugié en soi qui serait intrinsèquement différent du migrant. Cette vision fait l’impasse sur la nature éminemment construite de la qualité de réfugié et éminemment politique des opérations de catégorisations.

Une partie du discours présidentiel véhicule l’idée que les personnes exilées représenteraient un danger. Ces propos peuvent être mis en perspective avec les déclarations d’un autre président, Valéry Giscard d’Estaing en 1975, lorsqu’après la guerre du Vietnam, la région a basculé dans le communisme : il a alors annoncé que les Vietnamiens seraient largement accueillis en France. La nécessité de se protéger ou de distinguer les bons « réfugiés » des « flux migratoires irréguliers » n’a alors pas été évoquée.

Au contraire, une large mobilisation s’est mise en place, notamment en France et aux Etats-Unis, pour rapatrier celles et ceux qui avaient aidé les Français colonisateurs puis les Américains. Entre la fin des années 1970 et le début des années 1980, 130 000 personnes ont été acheminées par avion en France, depuis les camps où elles étaient réfugiées dans les pays limitrophes. Quelque 116 centres d’hébergement ont été ouverts où elles pouvaient bénéficier de cours de français et d’une allocation de 2 000 francs (environ 300 euros) par mois. Des dérogations au droit commun ont permis qu’elles puissent travailler et obtenir la nationalité plus rapidement.

Peut-on vraiment comparer deux époques aux contextes très différents ?

Rappeler cet épisode permet de sortir de l’idée selon laquelle « on ne pourrait rien faire » aujourd’hui. On se cache derrière le contexte ou derrière le droit en disant que ce n’est pas possible. Mais le droit, les règlements peuvent être modifiés. Ce précédent historique raconte des possibles, même s’il doit être réinventé autrement.

Ce n’est pas par générosité ou parce que la situation économique le permettait qu’on a alors accueilli aussi largement. Au début des années 1980, on était encore dans la période de la guerre froide. Il y avait un intérêt politique à accorder l’asile à des personnes fuyant un pays communiste, pour décrédibiliser cette idéologie. Un autre enjeu pour la France, ancienne puissance colonisatrice, était de montrer que la figure de l’oppresseur avait changé de camp.

Si la situation est différente aujourd’hui, c’est moins à cause du contexte économique que parce qu’il n’existe pas d’intérêt politique à accueillir les Afghans qui fuient leur pays. Bien au contraire, puisque s’est imposé en trente ans un autre discours, qui assimile les étrangers à un poids démographique et un fardeau économique.

Cette représentation est contredite par l’ensemble des travaux de recherche qui montrent, à l’inverse, que l’immigration représente un apport démographique et qu’elle ne pèse ni sur les finances publiques ni sur le chômage, pour de nombreuses raisons, notamment parce que les étrangers occupent des secteurs d’emploi délaissés.

On oublie aussi, lorsqu’on parle d’impossibilité économique à accueillir, que la politique active de non-accueil a un coût, bien réel celui-là, qui reste un angle mort des réflexions. Trois milliards d’euros ont récemment été versés à la Turquie pour boucler ses frontières. Qui sait les sommes dépensées pour les murs qu’on érige tout autour de l’Europe, les forces de l’ordre et les technologies ultra-sophistiquées déployées, les centres de rétention, les retours en avion ?

On entend régulièrement l’argument selon lequel il serait impossible d’accueillir tous les Afghans qui pourraient se réclamer du statut de réfugié, car ils seraient trop nombreux. Qu’en pensez-vous ?

C’est une autre version de la fameuse phrase de Michel Rocard, « La France ne peut pas prendre toute la misère du monde », dont on oublie souvent l’autre partie : « mais elle doit en prendre fidèlement sa part ». Cet argument massue permet de faire cesser toute discussion. Sous prétexte qu’ils seraient potentiellement trop nombreux, on ne devrait – ou pourrait – rien faire du tout. L’idée du surnombre est d’ailleurs mise en scène, à travers les campements dans les grandes villes pour justifier les politiques migratoires restrictives : si des personnes campent dans la rue, ce serait la preuve qu’elles sont de trop ! Or ce n’est pas le cas. Si ces personnes dorment sous des tentes, c’est à cause de nos choix de politique migratoire.

On peut aujourd’hui faire beaucoup plus que ce que l’on fait. Il serait ainsi logique, si le discours d’empathie est sérieux, d’organiser, au-delà des évacuations depuis l’aéroport de Kaboul, des ponts aériens depuis les régions dans lesquelles des Afghans sont en train de fuir, de mettre fin au règlement Dublin et de régulariser ceux qui attendent déjà en France. Le ferons-nous ?

Claire Legros

Comment les communes du Boulonnais s’adaptent pour accueillir les migrants naufragés

Samedi 21 août restera une date marquante  dans le Boulonnais. Pas seulement pour les sauveteurs de la SNSM et les équipages des navires de la Marine nationale, qui ont récupéré une centaine de migrants en mer. Les élus et agents de plusieurs communes du Boulonnais s’en souviendront eux aussi. Ils ont accueilli une grande partie de ces naufragés. Une mission qui devient récurrente, en particulier pour les communes situées près de la forêt d’Écault, un des lieux de passage privilégiés, cette année.

« Nous avons accueilli 25 migrants ce samedi-là, explique Brigitte Passebosc, maire de Saint-Étienne-au-MontÇa fait plusieurs fois qu’on est sollicités par les sapeurs-pompiers ou les gendarmes. On nous demande d’ouvrir une salle quand ils sont mouillés ou quand il y a des enfants. »

« Détresse »

Le centre d’animation jeunesse, près du camping, était disponible ce jour-là. « Il y a de quoi prendre une douche, des toilettes, de quoi recharger des téléphones… » Ils y sont restés « de 9 heures à 13 heures ». Parmi eux, « un bébé de neuf mois ». « Je ne me vois pas dire non. Ces gens sont en détresse. »

 

Une opération de sauvetage a été menée le 13 août à Neufchâtel-Hardelot. PHOTO ARCHIVES SÉBASTIEN JARRYUne opération de sauvetage a été menée le 13 août à Neufchâtel-Hardelot. PHOTO ARCHIVES SÉBASTIEN JARRY

Christian Fourcroy, maire d’Équihen-Plage, a lui aussi été appelé ce jour-là. « C’était vers 7 heures, pour une vingtaine de migrants. Ils n’étaient pas mouillés, donc on ne m’a pas demandé d’ouvrir la salle. » Il a toutefois mobilisé les services de la ville pour dégager les bateaux. « Ça fait partie de notre devoir. »

 

« Une question d’humanité »

Toutes les municipalités ont été appelées au moins une fois, depuis début janvier, pour mettre à disposition des naufragés un abri. À Neufchâtel-Hardelot, un abri leur a été proposé àn deux reprises,  indique Paulette Juilien-Peuvion, la maire. Idem à Dannes, où « la salle du camping a été ouverte pour les accueillir », confie Olivier Carton, le maire. À Audinghen, c’est arrivé une fois. « C’était vers 3 heures du matin, le lendemain de l’Ascension, précise Marc Sarpaux, le maire. On ne peut pas les obliger à venir dans la salle, par contre. Il faut qu’ils acceptent. »

 

À Dannes, la salle du camping a été mise à disposition des naufragés à deux reprises cet été.À Dannes, la salle du camping a été mise à disposition des naufragés à deux reprises cet été.Hervé Leclercq, à Condette, est l’un des premiers maires du secteur à avoir lancé un tel dispositif. C’était en novembre. « Il faisait à peine 3ºC, ils étaient trempés. On n’avait rien, à l’époque… C’était une question d’humanité. » Depuis, il a créé des stocks de nourriture, investi dans des bouilloires et récupéré des vêtements chez Emmaüs. « Humainement, c’est indispensable de les accueillir. Ça engendre des coûts, mais comment faire autrement ? »

(1) Société nationale de sauvetage en mer.

Une procédure calée entre préfecture et mairies

Début 2021, les municipalités ont été contactées par la préfecture du Pas-de-Calais afin de communiquer leur capacité d’hébergement temporaire et un numéro d’astreinte. « Lorsque ces situations d’urgence surviennent, les collectivités sont systématiquement accompagnées par les services de l’État », assure la préfecture.

Un protocole créé en 2020

Elle rappelle que depuis l’été 2020, un « protocole de prise en charge des naufragés » est déployé. Celui-ci prévoit, notamment, l’intervention des « équipes de la protection civile », 24 heures sur 24 et tout au long de l’année, sur le lieu de la découverte de personnes en difficultés.

La protection civile intervient régulièrement lors des opérations de sauvetage qui concernent des migrants, comme ici, en juin, à Boulogne. PHOTO ARCHIVES «LA VOIX»

« Les bénévoles de la protection civile peuvent, le cas échéant, mobiliser sur les plages des tentes chauffées, un réassort de vêtements pour les personnes mouillées et organiser l’attente en vue d’une réorientation des publics vers une structure d’hébergement départementale, précise la préfecture. Ils sont également en capacité d’équiper en couchage des salles communales. » Ce dispositif, qui s’ajoute à celui déployé par les mairies en attendant l’arrivée de la protection civile et des associations, « est entièrement financé par l’État ». Les naufragés sont ensuite pris en charge par les autorités. Ou repartent, pour retenter, plus tard, la traversée.

Plusieurs maires demandent des moyens

Quand elles accueillent des naufragés, les municipalités sont souvent alertées au petit matin. La débrouille prime, dès lors, pour trouver de quoi manger et s’hydrater. En attendant l’arrivée des bénévoles de la protection civile, toutes proposent des boissons chaudes, du lait et des denrées non périssables, comme des biscuits secs. « On fait avec les moyens du bord », confie Thibaut Segard, maire de Tardinghen.

On est allés faire des courses dès qu’on a su qu’il faudrait ouvrir la salle », explique Laurence Prouvot, maire de Wissant, où le dispositif a été mis en place une fois cet été. À Saint-Étienne-au-Mont, après l’arrivée de 25 naufragés, le 21 août, la question était de « refaire le stock ». « On fait des courses en amont, explique la maire, Brigitte Passebosc. Pour le moment, le budget que cela demande reste raisonnable. Mais si ça se poursuit, ça peut devenir plus compliqué. »

« On essaie tous de s’adapter au mieux »

« Tout est une question de récurrence, estime Olivier Carton, le maire de Dannes. Il faut tendre la main. Mais si on me demande de faire ça à chaque fois, à un moment, ça va chiffrer. »

Un point également souligné par la maire de Neufchâtel-Hardelot, Paulette Juilien-Peuvion. « On a besoin d’un bus, d’un chauffeur, de denrées, de désinfecter et de nettoyer les lieux… Pour le moment, aucune indemnisation n’est prévue pour ça. J’en ai parlé à la sous-préfète. Mais l’État est un peu comme nous, en ce moment. On essaie tous de s’adapter au mieux. »

un CRS condamné pour l’agression d’un bénévole à Calais en 2018

Le Monde avec l’AFP. Jeudi 2 septembre 2021

 

Trois CRS étaient renvoyés devant la justice, accusés d’avoir menti pour couvrir l’un desleurs, coupable de violences contre un membre d’ONG. Les deux subordonnés ont été relaxés. Il avait agressé un bénévole britannique à Calais lors d’une évacuation de migrants et falsifié son procès-verbal (PV). Un policier des compagnies républicaines de sécurité (CRS) a été condamné jeudi 2 septembre à dix-huit mois de prison avec sursis et deux ans d’interdiction d’exercer, tandis que ses deux subordonnés ont été relaxés.
Le parquet de Boulogne-sur-Mer avait requis, en juin, un an d’emprisonnement avec sursis et cinq ans d’interdiction d’exercer contre le brigadier-chef. Et six mois de prison avec sursis et une interdiction d’exercer pendant un an contre les deux autres, soupçonnés d’avoir modifié leurs témoignages pour corroborer celui de leur chef.
Les faits se sont déroulés le 31 juillet 2018, date à laquelle les trois CRS des compagnies 40 et 61 participaient à une opération d’évacuation de migrants sous un pont à Calais, point de passage vers l’Angleterre.
Dans le cadre de cette opération, le brigadier-chef affirmait, dans le procès-verbal de son interpellation, que des associatifs britanniques « véhéments » s’étaient mêlés de l’intervention, et qu’il avait, « dans un réflexe de défense », repoussé l’un deux, Thomas Ciotkowski, lequel était tombé et l’avait « entraîn[é] avec lui au sol ».
Les deux procès-verbaux des témoignages d’un brigadier et d’un gardien de la paix, qui était dans le fourgon au moment des faits, corroborent ses déclarations.

« Couvrir des violences »
M. Ciotkowski, bénévole de Help Refugees est alors interpellé, renvoyé pour outrage et
violences sur policier et finalement relaxé en 2019 grâce à des vidéos prises par des
associatifs qui contredisent les dires des fonctionnaires des forces de l’ordre.
Sur la base du rapport de l’IGPN, l’inspection générale de la police national, le parquet avait renvoyé en correctionnelle les trois hommes, tous pour faux en écriture publique, et le brigadier-chef pour violences volontaires par personne dépositaire de l’autorité publique sans ITT (incapacité totale de travail).
Sur les vidéos diffusées à l’audience en juin, on voit Thomas Ciotkowski bousculé par le
brigadier-chef et tombant, seul, sur la route par-dessus la glissière, au moment où passe un camion.
« Quand on est au parquet, on doit être en mesure d’avoir des PV clairs, objectifs » et
pouvoir avoir « confiance », avait souligné la procureure Dorothée Perrier, disant avoir la« désagréable impression [que le contenu des PV] ne correspond[ait] pas du tout à la vérité »et que les événements qui y étaient décrits avaient été modifiés « pour couvrir des violences et justifier une interpellation intempestive ».