» Grâce à eux »

Mimmo Lucano : « Il faut défendre cet “autre monde possible” face à la violence du populisme »

Mediapart, 26 septembre 2021 par Nejma Brahim

Dans son livre « Grâce à eux », Mimmo Lucano, ancien maire de Riace (Italie) connu pour ses positions en faveur de l’accueil des migrants, raconte comment son village dépeuplé de Calabre a repris vie avec l’arrivée des exilés, dans un modèle inclusif et vertueux. Et comment il a dû se battre pour le maintenir.

Le récit met du baume au cœur à l’heure où certains hommes politiques ou polémistes, en France comme à l’étranger, s’acharnent à vouloir diaboliser les migrants et leurs aidants. Dans un livre intitulé Grâce à eux (Buchet Chastel), Domenico Lucano (dit « Mimmo »), ancien maire de Riace, en Calabre, de 2004 à 2018, rappelle qu’une autre voie est possible : celle de l’accueil inconditionnel, d’un modèle inclusif et d’une société alternative et durable, où chacun, peu importe ses origines, sa langue ou sa culture, peut participer à la vie de la cité et trouver sa place.

« Personne ne choisit librement de quitter sa terre », souligne l’auteur, qu’il s’agisse des premiers réfugiés kurdes à avoir débarqué sur les côtes calabraises dans un voilier en 1998 ou des Somaliens, Ghanéens, Gambiens et Maghrébins venus par la suite en quête d’une vie meilleure. De leur installation dans des logements vacants jusqu’à la réhabilitation d’un ancien pressoir à huile, en passant par la réouverture des établissements scolaires, la création d’ateliers artisanaux permettant la transmission de savoir-faire locaux et la naissance d’un tourisme solidaire, l’expérience du « village global » qu’a représentée Riace montre qu’un « autre monde » est possible.

Mais elle contraste aussi avec les politiques d’accueil menées par les gouvernements italiens successifs, visant à placer les migrants dans des centres d’accueil sans âme ni accompagnement social permettant de favoriser leur intégration, ou pire, à laisser prospérer des bidonvilles où la dignité humaine n’a pas sa place et où la précarité emporte des vies. Durant ses trois mandats de maire de Riace (jusqu’à sa suspension en 2018), Mimmo Lucano a dû faire face à un ministre de l’intérieur d’extrême droite – Matteo Salvini – connu pour ses positions anti-migrants, et a été visé par plusieurs enquêtes judiciaires, jusqu’à être assigné à résidence, puis interdit de séjour dans sa commune durant près d’un an. Le prix à payer pour avoir rêvé « de liberté » et d’une « autre humanité ».

Dans le Riace de votre enfance, déjà, votre mère avait pour habitude d’héberger les pèlerins roms et sintés chez vous à l’occasion de la fête de Septembre, ce qui lui valait d’être surnommée « l’amie des Roms ». La Calabre a-t-elle toujours été une terre d’accueil ?

Mimmo Lucano : Il y a en Calabre une tradition d’accueil qui remonte à la période grecque : de tout temps, l’étranger a été considéré comme un hôte, sa présence était chez nous un honneur presque sacré. C’est une culture que la paupérisation et le pouvoir mafieux ont pu « endormir », mais qui ne s’est jamais éteinte vraiment.

À la fin des années 1990, les communes de Badolato et Riace ont été « réveillées » par l’arrivée de migrants kurdes sur leurs côtes. Quelle a été la première réaction des habitants ?

Il y a d’abord eu de l’étonnement, bien sûr, mais très vite un élan de solidarité s’est imposé à nous : il fallait trouver un toit, des moyens de subsistance, accueillir et protéger ces hommes, ces femmes, ces enfants persécutés qui avaient été contraints de tout quitter…

 

Domenico Lucano, ancien maire de Riace en faveur de l'accueil des migrants. © Domenico Lucano Domenico Lucano, ancien maire de Riace en faveur de l’accueil des migrants. © Domenico Lucano

Vous racontez comment un certain nombre de Riacesi (dont vos proches) ont opté pour l’émigration en quittant l’une des zones les plus sinistrées d’Europe, conduisant au dépeuplement de votre village. En quoi l’accueil des migrants a-t-il sauvé Riace ?

Pour héberger les réfugiés, de nombreux villageois qui avaient émigré – parfois depuis de nombreuses années – en Argentine ou aux États-Unis ont accepté de prêter les maisons qu’ils avaient abandonnées et qui ont donc pu être à nouveau habitées et réhabilitées. Beaucoup de réfugiés arrivaient avec des métiers, des savoir-faire hérités de leurs propres cultures et traditions, ce qui a permis de relancer l’artisanat local en unissant leurs talents avec ceux des habitants. On a ensuite pu rouvrir l’école, qui avait dû être fermée faute d’enfants, mais aussi relancer la production d’huile d’olive…, tout cela dans une économie solidaire, sans autre profit que la rémunération des salariés.

Au total, combien de migrants ont été accueillis à Riace sur la durée de vos mandats ? L’évolution des profils et nationalités dans le temps a-t-elle représenté une richesse pour le village ?

Je n’ai pas en tête le chiffre global sur la durée mais, certaines années, la commune hébergeait plus de 500 personnes, dans une municipalité qui compte 1 800 habitants. Et ce n’était pas un accueil qui se limitait à de l’assistanat, parce qu’il y avait un échange permanent entre les populations d’origines différentes : l’intérêt était d’avancer ensemble pour développer l’économie du village et son autonomie.

Récupération et partage de logements inoccupés, restauration d’anciennes infrastructures, éducation, formation professionnelle, économie sociale et solidaire et même monnaie locale… Vous avez réussi à créer, à votre petite échelle, un exemple de société alternative et durable à Riace, synonyme de cercle vertueux pour toutes et tous. Comment expliquer que les politiques de « camps d’internement » ou « de reconduites à la frontière », que vous qualifiez « d’épidémie », prospèrent toujours ?

Il y a toujours eu une lutte entre deux visions du monde, l’une tournée vers la fraternité, l’échange, l’ouverture, l’autre qui privilégie l’individualisme et la concurrence. Disons qu’à l’heure actuelle, ce n’est pas l’entraide entre les hommes qui se fait le plus entendre, qui est le plus à la mode… mais nous sommes nombreux. Minoritaires souvent, mais nombreux.

Les conditions de vie dans les camps et centres d’accueil pour demandeurs d’asile italiens sont souvent difficiles : l’exemple de Becky Moses, une Nigériane passée par Riace et morte dans un incendie au bidonville de San Ferdinando en 2018, est terriblement parlant. Celui du CARA de Mineo également. Comment qualifieriez-vous les politiques d’accueil italiennes et européennes ?

Tant qu’on traitera les personnes comme des données statistiques ou des variables d’ajustement, comme c’est si souvent le cas dans les politiques prétendues « d’accueil », la vie humaine sera bafouée et des existences entières seront saccagées. Il faut remettre au premier plan la dignité de l’individu et son droit sacré à vivre en sécurité.

 

© Buchet Chastel © Buchet Chastel

En quoi « les coups les plus durs portés à l’accueil » l’ont-ils été, bien avant le gouvernement Cinq Étoiles/Ligue du Nord, par le Parti démocrate ?

En 2017, c’est sous un gouvernement démocrate que le décret Minniti-Orlando a limité la possibilité d’introduire un recours contre le rejet des demandes d’asile, tout en déshumanisant les procédures qui sont devenues complètement impersonnelles et bureaucratiques. Ce n’est pas l’extrême droite qui a fait cela, c’est un gouvernement dit « de gauche ».

Le blocage des fonds publics pour l’accueil, contre lequel vous avez entamé une grève de la faim en 2012, a-t-il été une manière d’entraver la solidarité envers les migrants accueillis à Riace, tout comme la décision du ministère de l’intérieur d’exclure Riace de la liste des bénéficiaires des fonds Sprar en 2018 ?

En tout cas, cela y ressemble vraiment. Depuis des années, tout se passe comme si notre projet dérangeait en haut lieu, comme s’il fallait absolument mettre fin à une expérience qui donne un autre exemple aux gens, qui leur montre que les migrants ne sont pas nécessairement un danger ni une menace, qu’ils peuvent être au contraire une ressource : non pas le problème, mais la solution.

Comment interprétez-vous, malgré l’adhésion des populations locales et immigrées à votre modèle, le succès de la Ligue dans le sud de l’Italie aux dernières élections européennes ?

C’est vraiment tragique. Pendant des années, la Ligue du Nord n’a cessé d’insulter les méridionaux : c’est un parti qui voulait même que la Padanie fasse sécession d’avec tout le reste de l’Italie, à commencer par Rome, qu’ils qualifiaient de « voleuse »…, et maintenant, de nombreuses personnes dans le Sud crient avec eux « Les Italiens d’abord », comme si elles ne se souvenaient pas que les étrangers, au départ, c’étaient elles. C’est incompréhensible, et très attristant.

Le modèle Riace, salué par le Haut Commissariat aux réfugiés, a-t-il été transposé ailleurs en Italie malgré l’abandon du projet de loi facilitant sa reproduction dans d’autres localités de la Calabre ? L’a-t-il été à l’étranger ?

En Calabre, des bourgs comme Stignano et Caulonia ont suivi notre exemple, et aussi Monasterace, Benestare… il existe aussi une contagion de la fraternité. À l’étranger aussi, de nombreuses initiatives ont eu lieu, mais la spécificité de la Calabre est qu’il s’agit traditionnellement d’une terre d’émigration, non d’immigration.

La reconnaissance de votre modèle à l’international (Mimmo Lucano a été classé parmi les 50 dirigeants les plus influents par le magazine américain Fortune en 2016, a reçu le prix Dresden Peace Award en 2017 et le soutien du pape François), mais aussi en Italie à travers le rapport du Centre d’accueil spécial (CAS) que vous citez à la fin de votre ouvrage, vous a-t-elle aidé à tenir face à vos détracteurs ?

Toutes les formes d’encouragement et de soutien comptent. Mais au-delà de ma personne, il s’agit de défendre cet « autre monde possible » face à la violence du populisme, et aux dangers de l’ultralibéralisme.

Vous avez fait l’objet de plusieurs enquêtes judiciaires et avez même été interdit de séjour à Riace durant onze mois. Diriez-vous que votre solidarité envers les exilés a été criminalisée, tout comme peut l’être celle des ONG opérant en Méditerranée pour sauver des vies ou celle de maraudeurs à la frontière franco-italienne ? Où en sont les poursuites à votre encontre pour « abus de pouvoir » et « aide à l’immigration clandestine » ?

Oui, c’est toujours comme cela que le pouvoir se crée une légitimité : en décrédibilisant, en criminalisant les opprimés et ceux qui les défendent… Après des années de procédure, je serai fixé dans quelques jours ; j’espère que l’issue du procès sera positive mais il y a sur cette affaire un enjeu politique très fort : à travers moi, il s’agit de disqualifier l’expérience d’accueil et d’économie solidaire que représente Riace.

Vous reconnaissez-vous dans le combat de Cédric Herrou en France, qui a fait consacrer le « principe de fraternité » par le Conseil constitutionnel en 2018, censurant partiellement le « délit de solidarité » ?

Bien entendu. Chaque initiative de ce type représente une victoire pour l’accès de tous à la dignité, et un encouragement à avancer main dans la main avec ceux qui en ont le plus besoin.

Quel regard portez-vous sur le discours politique tenu par certains élus de droite et d’extrême droite en France concernant les migrants et l’immigration, dans le contexte de la présidentielle à venir ?

La question migratoire n’est ni italienne ni française, elle est mondiale : elle résulte des choix de l’Occident qui n’a cessé d’exploiter les pays du Sud, de les appauvrir, de déclencher des guerres entre eux, de leur vendre des armes… pour ensuite considérer ces peuples martyrisés comme des envahisseurs. Devant une telle contradiction, on ne peut pas rester sans rien faire. C’est inacceptable et révoltant.