Préfecture forteresse ?
Notre engagement associatif nous mène à entretenir des relations suivies avec la préfecture pour évoquer différentes situations, toutes problématiques : reconnaissance de minorité, difficultés d’hébergement rencontrées par les migrants, déboutés de leur demande d’asile ou l’ayant obtenue ; accès à l’emploi rendu impossible par l’octroi de récépissés délivrés sans autorisation de travail malgré les demandes d’employeurs.
À la complexité des situations, s’ajoute une communication pour le moins difficile avec la préfecture : absence de réponse aux messages envoyés ; si réponse, mails non signés, ce qui ne facilite pas les reprises de contact nécessaires. Les règles d’instruction des dossiers varient de manière aléatoire : pour des situations identiques, on ne demande pas les mêmes documents.
La dématérialisation des démarches est problématique : par une décision du 3 juin dernier, le Conseil d’État a demandé au gouvernement de proposer des solutions de substitution et de mieux accompagner les usagers qui maîtrisent mal les outils numériques. Cette décision, qui s’impose à l’Etat, ne semble pas avoir été entendue !
Au sein du collectif 50 pour les droits des étrangers, qui regroupe les associations du département, Itinérance demande à rencontrer le préfet pour faire entendre la considération à laquelle, nous, bénévoles, avons droit, et surtout évoquer le refus des autorisations de travail qui obère l’avenir de personnes ne demandant qu’à s’intégrer.
Bruno CHAMPION et Roger WUCHER, pour « Itinérance Cherbourg
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Les Albanais nombreux à tenter la traversée de la Manche
Sur TikTok, les passeurs font miroiter l’Angleterre à des Albanais, qui s’entassent à Calais
Depuis le début de l’année, les Albanais sont particulièrement nombreux à tenter la traversée de la Manche pour rejoindre l’Angleterre, poussés par des réseaux de passeurs dont la propagande abreuve les réseaux sociaux. Une fois dans le nord de la France, beaucoup déchantent.
Mediapart, Nejma Brahim, 30 septembre 20222
Grande-Synthe (Nord).– Ils font désormais partie du décor, souvent regroupés, debout et un téléphone à la main, dans l’attente du coup de fil qui pourrait changer leur vie. Devant le centre commercial de Grande-Synthe (Nord), mardi 20 septembre, quatre jeunes originaires du village de Kavaje, au centre-ouest de l’Albanie, errent comme des âmes en peine.
Ils ne se connaissaient pas avant d’arriver là, mais ils sont réunis autour d’un même projet. « Quelqu’un doit nous appeler pour qu’on passe aujourd’hui », glissent-ils alors que la matinée s’achève. Demain, ils seront peut-être de l’autre côté de la Manche. Le groupe s’éclate et s’évapore sans crier gare, soucieux de rester discret.
Dans les méandres de la galerie marchande, Mondi*, la mine déconfite, savoure le café qu’il boit en compagnie de Sokol, un autre Albanais, dans le brouhaha du centre commercial où les exilés vont et viennent, un chariot plein de baguettes de pain. Une doudoune verte sur le dos, le jeune homme, âgé de 23 ans, a les mains criblées de tatouages et les dents couleur charbon. « Je suis mort, lâche Mondi. Je suis épuisé physiquement et moralement. Je ne comprends pas comment on en est arrivés là. »
Un exilé dans l’attente d’un passage pour le Royaume-Uni, à Grande-Synthe. © Nejma Brahim / Mediapart.Depuis le début de l’année, les jeunes Albanais se pressent dans le nord de la France pour tenter de rejoindre l’Angleterre par la mer à bord de canots pneumatiques. D’après les chiffres britanniques, qui comptabilisent déjà plus de 30 000 arrivées par bateau cette année, l’Albanie arrive en tête des nationalités débarquant au Royaume-Uni sur le premier semestre 2022. Près de 2 160 Albanais sont ainsi passés outre-Manche entre janvier et juin, auxquels s’ajoutent quelque 1 500 de plus cet été. Un nombre quatre fois élevé qu’en 2021.
« Avant, on rejoignait l’Europe de l’Ouest par camion en passant par l’Allemagne », explique Mondi. Mais le renforcement des contrôles à la frontière séparant le nord de la France et le Royaume-Uni a poussé les migrant·es et les réseaux de passeurs à changer de stratégie. « Maintenant, on traverse la mer. Ça revient à 4 000 livres par personne, c’est moins cher. » Le jeune homme est le seul à « porter » sa famille – un père invalide, une mère au foyer – et dit devoir partir en Angleterre pour travailler.
Fuir les difficultés économiques
À ses côtés, Sokol laisse entrevoir un sac plastique noir posé à même le sol, contenant ce qu’il reste de sa vie. Le trentenaire, qui arbore une casquette rouge, un survêtement et des pantoufles rembourrées bleu marine, a choisi l’Angleterre car les salaires y sont plus élevés qu’ailleurs. Il entend « se construire un avenir » là-bas et refuse de rejoindre ses frères et sœurs exilé·es en Italie et en Grèce, où l’inflation se fait sentir.
Comment vivre avec 600 euros en Albanie, à l’heure où les prix s’envolent ? « Je n’arrive pas à m’en sortir alors que j’ai un métier. C’est une catastrophe », résume ce cuisinier de profession, qui se voit décrocher du travail dans la restauration à Londres ou Birmingham, et qui ne comprend pas pourquoi « il faut souffrir autant juste pour aller en Angleterre ».
Ce mardi-là, lorsque nous rencontrons Mondi et Sokol, une importante évacuation a été réalisée par les autorités sur le lieu de vie des exilé·es. Une de plus. Depuis des années, déjà, le Calaisis et le Dunkerquois sont le théâtre d’une maltraitance institutionnelle qui ne dit pas son nom : une politique migratoire basée sur le non-accueil et la dissuasion, où se suivent des évacuations de campements qui précarisent encore davantage les exilé·es.
« Ils ont dispersé tout le monde ce matin », soulignent Anna et Amélie, coordinatrices de l’association Utopia 56 à Grande-Synthe, pour qui le nombre de personnes à survivre sur ce camp s’élève à 600. « Peut-être 800, jauge Anna. C’est toujours difficile à dire. Ce qui est sûr, c’est qu’il y a beaucoup plus de monde que cet été, lorsque les départs s’enchaînaient. »
Un groupe de migrants albanais à proximité du campement de Grande-Synthe, le 20 septembre 2022. © Nejma Brahim / Mediapart.Pour y accéder, il faut suivre les silhouettes déambulant le long de la route départementale, traînant un caddie ou des enfants usés par l’exil, à toute heure du jour ou de la nuit. C’est ici, à quelques centaines de mètres du centre commercial et des arrêts de bus menant aux plages des Gravelines ou de Leffrinckoucke (les deux principaux lieux de passage), que des centaines de personnes se sont établies.
En contrebas d’un pont et au bout d’une voie de chemin de fer, à 13 heures, une cinquantaine d’exilés s’agglutinent devant le camion de la Croix-Rouge, association mandatée par l’État pour distribuer des repas à l’entrée du camp, tandis que d’autres, dont des femmes et des enfants, viennent se ravitailler en eau, un bidon à la main.
Mondi et Sokol vivent non loin de là, derrière l’un des nombreux buissons où les migrant·es albanais·es se sont frayé une place au milieu de la communauté kurde irakienne ou afghane. « Il y a des tensions entre les Kurdes et nous, soupire Sokol. Ils pensent qu’on veut leur voler leur business, parce que, pendant longtemps, il n’y avait qu’eux ici. »
Depuis des années, en effet, les réseaux de passeurs dans le nord de la France sont dans la majeure partie du temps tenus par des Kurdes irakiens, qui bénéficient de filières d’approvisionnement à l’étranger. Une filière irako-kurde a justement été démantelée dans le nord de la France, a annoncé l’Office central pour la répression de l’immigration irrégulière (Ocriest) le 22 septembre.
Elle aurait organisé 80 traversées dans la Manche depuis l’été. Malgré l’arrivée des migrant·es albanais·es, les Irako-Kurdes restent encore aujourd’hui à la tête de ces réseaux. Mais l’Ocriest craint que les Albanais ne « montent eux-mêmes leur propre filière », ce qui serait source de conflits.
La plupart des migrants retrouvés sur des small boats sont albanais.
Xavier Delrieu, chef de l’OcriestXavier Delrieu, patron de l’office, dit surveiller le phénomène de près. Il parle d’un « afflux massif » des Albanais et Albanaises, expliqué entre autres par la fin des restrictions de circulation liées au Covid-19, mais aussi par un « contexte compliqué » au niveau économique et politique en Albanie.
« Beaucoup d’Albanais veulent émigrer en Europe en ce moment. Ils arrivent en France sans visa, avec un passeport biométrique et des justificatifs touristiques. Une fois chez nous, ils ne repartent pas : soit ils intègrent la communauté albanaise basée en Rhône-Alpes, dans le Grand Est ou en Paca, soit ils transitent vers la Grande-Bretagne, pour partie via des filières. »
Des gilets de sauvetage échoués sur la plage des Gravelines, près de Grande-Synthe. © Nejma Brahim / Mediapart.Depuis le printemps dernier, « la plupart des migrants retrouvés sur des small boats sont albanais », selon le patron de l’Ocriest. « Sans doute parce qu’ils paient plus cher que les autres, entre 3 000 et 4 500 euros le passage, soit 1 000 euros de plus que la moyenne. La traversée par bateau coûte moins cher qu’en camion et a un taux de réussite plus important. » Un tarif qui « garantit » le passage, peu importe le nombre de tentatives.
À l’intérieur du camp, six jeunes hommes, originaires de Tirana (la capitale albanaise) ou de Shkoder (au nord) tuent le temps. « On peut recevoir un coup de fil à tout instant pour nous dire de venir à tel endroit », relatent ceux qui ont quelques semaines d’expérience en France. « Ceux qui se font arrêter sont emmenés au poste, complète l’un d’eux. On prend ses empreintes, il passe au tribunal et peut être envoyé en prison [centre de rétention administrative ou CRA – ndlr]. »
Mondi en a d’ailleurs fait les frais, quelques jours plus tôt, lorsque l’embarcation qui le transportait, pleine de 63 personnes, a eu une panne de moteur. « Il ne nous restait que deux kilomètres pour atteindre les eaux anglaises. On était si nombreux que le bateau n’arrivait plus à avancer. Le moteur nous a lâchés, on a appelé les secours français et anglais mais personne ne répondait. » Le canot pneumatique serait resté à la dérive durant des heures avant d’être secouru.
Derrière la com’ des passeurs sur les réseaux sociaux, la grande désillusion
Mondi extirpe un document de son sac à dos, puis raconte comment, en quelques heures, il a été placé en CRA en Essonne, puis convoqué par le juge des libertés, qui a décidé de sa libération. La mésaventure ne l’a pas découragé pour autant : le voilà de retour dans le Dunkerquois.
« On m’avait dit que ce serait facile de passer, réagit Sokol, plongeant son regard bleu dans le vide. Si on me demande demain si ça vaut le coup d’aller en Angleterre, je répondrai non. » Il admet s’être laissé convaincre, comme beaucoup d’autres, par les vidéos enchanteresses montrant des visages tout sourires à bord de zodiacs non surchargés, traversant la Manche au petit matin, sur des eaux calmes et bercées par une musique d’ambiance.
« Il y a tous les jours des passages. Ne vous faites pas avoir par des gens qui vous laissent traîner pendant des semaines en France. Le passage se fait en un jour. Dépêchez-vous, avec le meilleur prix. Un sacrifice pour une vie meilleure », peut-on lire en albanais sur une vidéo TikTok datant de septembre, partagée par un compte dont le nom évoque le passage de la France vers l’Angleterre.
Ce type de contenu a inondé les réseaux sociaux, au cours des derniers mois pour inciter les candidats au départ à tenter leur chance en Angleterre. « J’ai vu énormément de vidéos avant de partir, poursuit Sokol, levant les sourcils au ciel pour marquer sa déconvenue. Si j’avais su que ce serait si difficile, je ne serais jamais parti. Ça fait deux semaines que je dors dans les bois. On n’est pas dans un pays en guerre pour vivre dans de telles conditions. »
L’Ocriest dit aussi avoir constaté cet essor des réseaux sociaux chez les passeurs, mais nuance : « Depuis un an ou deux, ils utilisent beaucoup Telegram, Facebook et TikTok, mais ce n’est pas plus le cas pour les Albanais que pour les autres. Si les réseaux sociaux ont sans doute contribué à la démocratisation des passages des Albanais en small boat, c’est en plus d’autres facteurs, comme le bouche à oreille. Les premiers Albanais ont réussi à passer et ont dit aux autres que ça marchait », précise Xavier Delrieu.
Depuis le début de l’année, sur les 636 Albanais placés à Coquelles, 500 ont été éloignés.
Guillaume Landry, directeur du service d’aide aux étrangers retenus de FTDAPour répondre au phénomène, et parce qu’ils sont plus facilement « expulsables », les Albanais sont davantage sujets à des contrôles. « Ils ont le droit de circuler librement en France, sauf dans le Nord, où ils doivent justifier d’une carte de résident française, d’une réservation à l’hôtel ou d’un billet retour pour l’Albanie », confie un agent de police rencontré à Grande-Synthe.
Au CRA de Coquelles, situé tout près de Calais, le public albanais n’est pas nouveau, selon France terre d’asile (FTDA), association présente sur place. Mais ils représentaient 50,9 % des personnes retenues en 2021, contre 35 % en 2017. L’Albanie est aussi le pays vers lequel la France éloigne le plus depuis les CRA de France (40 %).
« Depuis le début de l’année, sur les 636 Albanais placés à Coquelles, 500 ont été éloignés. 44 ont été transférés vers d’autres CRA et 56 ont été libérés », détaille Guillaume Landry, directeur du service d’aide aux étrangers retenus de FTDA. 36 ressortissants albanais seraient encore retenus à Coquelles à ce jour.
L’autre évolution se concentre sur les interpellations à l’issue de sauvetages de small boats en mer, poursuit-il. « On constate qu’il y en a plus qu’avant pour les Albanais. Une fois en CRA, leur éloignement est plus rapide, grâce à des vols réguliers et aux laissez-passer consulaires délivrés par l’Albanie. Ils acceptent aussi plus facilement d’être éloignés, ce qui nous interroge sur l’usage de la rétention, qui doit intervenir lorsqu’il n’existe pas de moyens moins coercitifs pour organiser l’éloignement. »
Anna et Amélie, co-coordinatrices de l’association Utopia 56 à Grande-Synthe. © Nejma Brahim / Mediapart.« Les Albanais sont davantage contrôlés et expulsés », confirment les coordinatrices d’Utopia 56. Au cours des derniers mois, l’association a dû s’adapter à ce nouveau public, qui lui rappelle celui des Vietnamiens, arrivés en 2021. « Il y a la barrière de la langue, la difficulté de les aborder, en particulier les femmes, et ce réflexe chez eux de dire “tout va bien” lorsqu’on veut les aider… »
Comme pour les Vietnamiens, Utopia 56 a revu sa façon de travailler sur le terrain. « Ça nous a poussés à repenser la manière dont on crée un lien de confiance avec les gens. » Les coordinatrices ont fait traduire leur document de prévention en albanais, distribué aux exilé·es sur le littoral aux abords des lieux de passage.
Dans les vidéos TikTok, le passage est présenté comme étant facile et rapide, mais il faut entendre la détresse des gens qui nous appellent.
Anna, coordinatrice d’Utopia 56 à Grande-SyntheToutes deux se disent sidérées par l’ampleur des réseaux sociaux dans ce phénomène. « C’est effrayant car ils cachent la réalité. Beaucoup d’Albanais tombent des nues quand ils se retrouvent dans la jungle. On a vu des familles arriver avec des valises et des vêtements de ville pour découvrir, avec la localisation qu’ils avaient reçue, qu’ils devaient vivre sur le camp dans la forêt », souligne Amélie.
Et Anna d’ajouter : « Dans les vidéos TikTok, le passage est présenté comme étant facile et rapide, mais il faut entendre la détresse des gens qui nous appellent quand ils ont une panne d’essence ou de moteur et que de l’eau s’infiltre dans leur bateau. » Elle se souvient de deux jeunes Albanais devant partir un mois plus tôt, qui se sont rétractés à la dernière seconde en découvrant une embarcation surchargée.
Des familles parmi les candidats au départ
Restés sur le rivage, ils ont été pris en charge par des bénévoles d’Utopia 56 avant de retourner au campement. « Ils nous ont appelés une demi-heure après, en panique, en nous disant qu’ils se sentaient en danger sur le camp et qu’ils voulaient un taxi pour aller à Dunkerque et rentrer en Albanie. Ils nous ont dit que la situation ici était horrible, loin de ce qu’on leur avait proposé à l’origine. »
D’autres exilé·es albanais·es, souvent en famille, privilégient les hôtels première classe pour éviter d’avoir à vivre dehors. Dans un établissement du Dunquerkois, un responsable raconte le défilé permanent auquel il assiste chaque jour depuis le début d’année. « Ça n’arrête pas. Cette nuit encore, un groupe est parti en me libérant une dizaine de chambres. Ils partent au milieu de la nuit et abandonnent leurs affaires, leurs vêtements, des poussettes et même leurs papiers. »
Parfois, certains le réveillent la nuit pour demander un taxi après avoir reçu le fameux « coup de fil ». « Mais les taxis ne se déplacent plus, parce qu’à plusieurs reprises, les Albanais étaient déjà partis à leur arrivée. Les passeurs n’attendent pas », présume-t-il. Selon nos informations, la police aux frontières serait déjà venue effectuer des contrôles au petit matin. Elle aurait aussi récupéré un certain nombre de passeports albanais abandonnés.
Dans un hôtel du Dunkerquois, à la nuit tombée, des rires d’enfants s’échappent de deux chambres lorsque la porte s’ouvre. Tonin* et Arben* s’éclipsent pour refaire le plein de nicotine dans le jardin. Le premier est venu d’Angleterre, où il vit depuis neuf ans après avoir passé la frontière à l’arrière d’un camion, pour aider sa sœur et ses enfants à passer. Le mari a déjà fait la traversée seul et doit préparer leur venue. « Elle ne connaît personne ici et ne parle pas français, alors je suis venu l’aider », confie Tonin, qui a apporté assez de cash pour payer leur trajet.
« La migration albanaise a commencé en 1990 avec la fin du communisme. Et ça ne s’est pas arrêté depuis. Ce n’est pas bon pour le pays, car il se vide de son potentiel, mais on n’a pas d’autre choix », soutient celui qui dénonce la corruption « au sommet de l’État », l’insécurité et les difficultés économiques qui broient son pays. Il se souvient s’être entendu dire, à la fin de ses études en économie, qu’il n’y avait pas de travail pour lui. « Le maire de ma ville m’a conseillé de partir au Royaume-Uni. J’avais 24 ans. »
Tonin, un Albanais trentenaire, a vu beaucoup de vidéos TikTok incitant les jeunes à migrer. © Nejma Brahim / Mediapart.« Si tu n’as pas des connaissances qui peuvent t’aider, tu as beau avoir cinq masters, tu finis au chômage. Et une personne incompétente prend ton poste », enchaîne Arben, la vingtaine, originaire de Fushe Kruje, au centre de l’Albanie. Ce dernier a déjà tenté le passage, avec sa femme et leurs enfants, à deux reprises la semaine précédente. « On a eu une panne d’essence, puis une panne de moteur. On a dû revenir seuls la deuxième fois. »
Selon eux, les jeunes ont toutes leurs chances de se construire un avenir en Angleterre. « Ceux qui veulent se faire de l’argent rapidement travaillent dans la farine et les plantes », sourient-ils, précisant qu’il ne faut pas en faire une généralité. Autrement dit, la cocaïne et le cannabis. « Une fois, en Angleterre, certains délinquants albanais peuvent être intégrés à des réseaux de trafics de stupéfiants, dite “culture indoor” », confirme l’Ocriest.
Chacun a « ses objectifs » là-bas, influencé tantôt par la publicité des passeurs sur Instagram et TikTok, tantôt par les immigrés comme Tonin qui, désormais en règle au Royaume-Uni, rentre chaque été en Albanie avec 10 à 20 000 euros pour investir dans son pays.
Depuis Birmingham, de l’autre côté de la Manche, Ardit dit avoir vu des centaines d’Albanais et d’Albanaises arriver en quelques jours ces derniers mois. Son propre village, en Albanie, se serait « vidé » : « Je suis rentré chez moi pour les vacances et tous mes amis sont partis, la plupart pour le Royaume-Uni. Ceux qui sont restés sont tentés. Ils m’ont posé plein de questions sur ma voiture, mais j’ai tenu à préciser qu’il m’avait fallu cinq ans de travail pour l’acheter. »
Il affirme lui aussi qu’une partie d’entre eux rejoignent les « fermes à cannabis ». « Même s’ils se font arrêter, ils peuvent être libérés rapidement avec l’aide d’un bon avocat. » D’autres travaillent au noir en attendant de pouvoir régulariser leur situation, comme les familles, qui cherchent à s’établir dans la durée. Si certains demandent l’asile dès leur arrivée, surtout pour « être libres de circuler », ils ont très peu de chances de l’obtenir.
Fin août, le Royaume-Uni a annoncé vouloir accélérer les expulsions d’exilé·es albanais·es en situation irrégulière. La ministre de l’intérieur britannique Priti Patel a d’ailleurs signé un accord en ce sens avec l’Albanie. « Un grand nombre d’Albanais se font vendre des mensonges par des passeurs impitoyables et des gangs du crime organisé, qui les poussent à faire des voyages à bord d’embarcations fragiles vers le Royaume-Uni, a-t-elle déclaré, pointant un « abus de [leur] système d’immigration ».
Entre 2021 et mars 2022, 20 % des Albanaises et Albanais placés en centre de détention pour étrangers au Royaume-Uni étaient expulsés. L’Albanie arrivait en tête des nationalités les plus concernées par des procédures d‘éloignement, derrière la Roumanie et la Pologne. Un chiffre qui pourrait connaître une forte hausse d’ici à la fin de l’année.
CP 17-09-22 « Audience du 20 septembre 2022 au Tribunal Administratif de Lille : Interdictions des distributions d’eau et de repas à Calais »
À Calais, une surveillance du ciel au tunnel
Drones, reconnaissance faciale, capteurs de CO2 et de battements cardiaques : face à l’afflux de réfugiés, la frontière franco-britannique est surveillée à grands coups d’intelligence artificielle. Premier volet de notre série sur la cybersurveillance des frontières.
Clément le Foo et Clément Pouré pour Mediapart, le 29 juillet 2022
Calais (Pas-de-Calais).– Pablo lève les yeux au ciel et réfléchit. Brusquement, il fixe son ordinateur. Le chargé de communication et plaidoyer chez Human Rights Observers (HRO) fouille dans ses dossiers, ouvre un document d’une quinzaine de pages. « Tu vois, ce jour-là, ils ont utilisé un drone », indique-t-il en pointant l’écran du doigt. Le 9 juin, l’association pour laquelle il travaille assiste à une expulsion de réfugié·es à Grande-Synthe. Dans son compte-rendu, elle mentionne la présence d’un drone. Des vols d’aéronefs, hélicoptères ou avions, devenus routiniers.
En cette matinée de fin juin, Pablo a donné rendez-vous sur son lieu de travail, « l’entrepôt », comme il l’appelle. Ce vaste bâtiment désaffecté d’une zone industrielle à l’est de Calais héberge plusieurs associations locales. Les bureaux de HRO sont spartiates : un simple préfabriqué blanc planté dans la cour.
C’est ici que ses membres se réunissent pour documenter les violences d’État perpétrées contre les personnes en situation d’exil à la frontière franco-britannique, plus spécifiquement à Calais et à Grande-Synthe. Depuis plus de 20 ans, la ville est érigée en symbole de la crise migratoire. L’évacuation et la destruction de la jungle en octobre 2016 n’ont rien changé. Désormais réparties dans de multiples camps précaires, des centaines de migrants et migrantes tentent le passage vers l’Angleterre au péril de leur vie. Selon le ministère de l’intérieur, ils et elles étaient 52 000 en 2021, un record, contre « seulement » 10 000 en 2020.
Quatre caméras empilées sur un pylône à l’entrée du port rappellent que cette frontière n’est pas que physique. Vidéosurveillance, drones, avions, détecteurs de CO2… Le littoral nord incarne le parfait exemple de la « smart border ». Une frontière invisible, connectée. Un eldorado pour certaines entreprises du secteur de l’intelligence artificielle, mais un cauchemar pour les exilé·es désormais à la merci des algorithmes.
Si des dizaines de caméras lorgnent déjà sur le port et le centre-ville, la tendance n’est pas près de s’inverser. La maire LR, Natacha Bouchart, qui n’a pas donné suite à notre demande d’interview, prévoit d’investir 558 000 euros supplémentaires en vidéosurveillance en 2022.
« C’est la nouvelle étape d’une politique en place depuis plusieurs décennies », analyse Pierre Bonnevalle, politologue, auteur d’un long rapport sur le sujet. À Calais, la bunkérisation remonte, selon le chercheur, au milieu des années 1990. « À cette époque commencent les premières occupations des espaces portuaires par des personnes venues des pays de l’Est qui souhaitaient rejoindre la Grande-Bretagne. Cela entraîne les premières expulsions, puis un arrêté pris par la préfecture pour interdire l’accès au port. »
Les années suivantes, c’est à Sangatte que se dessinent les pratiques policières d’aujourd’hui. Dans cette commune limitrophe de Calais, un hangar préfigure ce que sera la « jungle » et héberge jusqu’à 2 000 exilé·es. « La police cible alors tous ceux qui errent dans la ville, tentent d’ouvrir des squats, de dormir dans un espace boisé. » Une manière de « contenir le problème », de « gagner du temps ».
En parallèle, la ville s’équipe en vidéosurveillance et en barbelés. En 2016, l’expulsion de la jungle fait émerger la politique gouvernementale actuelle : l’expulsion par les forces de l’ordre, toutes les 24 ou 48 heures, des camps où vivent les personnes exilées.
Surveillance aérienne
Calme et grisâtre en ce jour de visite, le ciel calaisien n’est pas épargné. Depuis septembre 2020, l’armée britannique fait voler un drone Watchkeeper, produit par l’industriel français Thales, pour surveiller la mer. « Nous restons pleinement déterminés à soutenir le ministère de l’intérieur britannique alors qu’il s’attaque au nombre croissant de petits bateaux traversant la Manche », se félicite l’armée britannique dans un communiqué.
Selon des données de vol consultées par Mediapart, un drone de l’Agence européenne pour la sécurité maritime (AESM) survole également régulièrement les eaux, officiellement pour analyser les niveaux de pollution des navires qui transitent dans le détroit du Pas-de-Calais. Est-il parfois chargé de missions de surveillance ? L’AESM n’a pas répondu à nos questions.
Au sein du milieu associatif calaisien, la présence de ces volatiles numériques n’étonne personne. « On en voit souvent, comme des hélicoptères équipés de caméras thermiques », confie Marguerite, salariée de l’Auberge des migrants. Chargée de mission au Secours catholique, Juliette Delaplace constate que cette présence complexifie leur travail. « On ne sait pas si ce sont des drones militaires, ou des forces de l’ordre, mais lorsque l’on intervient et que les exilés voient qu’un drone nous survole, c’est très compliqué de gagner leur confiance. »
En décembre 2021, à la suite d’une demande expresse du ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, l’agence européenne Frontex a dépêché un avion pour surveiller la côte pendant plusieurs semaines. « Une mission toujours en cours pour patrouiller aux frontières française et belge », précise Frontex.
« On sent une évolution des contrôles depuis l’intervention de cet avion, qui a œuvré principalement la nuit, confie le maire d’une ville du Nord. Beaucoup de gens tentaient de monter dans des camions, mais cela a diminué depuis que les contrôles se sont durcis. »
Ces technologies ne servent à rien, à part militariser l’espace public.
Damien Carême, eurodéputé et ancien maire de Grande-SyntheIl faut dire que la société Eurotunnel, qui gère le tunnel sous la Manche, ne lésine pas sur les moyens. En 2019, elle a dépensé 15 millions d’euros pour installer des sas « Parafe » utilisant la reconnaissance faciale du même nom, mise au point par Thales. Lors du passage de la frontière, certains camions sont examinés par des capteurs de CO2 ou de fréquence cardiaque, ainsi que par de l’imagerie par ondes millimétriques, afin de détecter les personnes qui pourraient s’être cachées dans le chargement.
« C’est un dispositif qui existe depuis 2004, lorsque Nicolas Sarkozy a fait évacuer le camp de Sangatte, informe un porte-parole d’Eurotunnel. Depuis 2015, il y a tellement de demandes de la part des routiers pour passer par ce terminal, car ils peuvent recevoir des amendes si un migrant est trouvé dans leur camion, que nous avons agrandi sa capacité d’accueil et qu’il fait partie intégrante du trajet. »
Des outils de plus en plus perfectionnés qui coïncident avec l’évolution des modes de passage des personnes exilées, analyse le politologue Pierre Bonnevalle. « Pendant longtemps, il s’agissait de surveiller les poids lourds. Le port et le tunnel sont aujourd’hui tellement bunkérisés que les exilés traversent en bateau. »
Les technologies employées suivent : en novembre 2021, le ministère de l’intérieur annonçait la mise à disposition de 4 x 4, de lunettes de vision nocturne ou de caméras thermiques pour équiper les gendarmes et policiers chargés de lutter contre l’immigration clandestine sur les côtes de la Manche.
« Ces technologies ne servent à rien, à part militariser l’espace public. J’ai encore rencontré des associatifs la semaine dernière qui me disaient que cela n’a aucun impact sur le nombre de passages et les risques pris par ces gens », tempête l’eurodéputé et ancien maire de Grande-Synthe Damien Carême.
Elles ont malgré tout un coût : 1,28 milliard d’euros depuis 1998, selon Pierre Bonnevalle, dont 425 millions pour la seule période 2017-2021. « C’est une estimation a minima, pointe-t-il. Cela ne prend pas en compte, par exemple, le coût des forces de l’ordre. »
Publié en novembre 2021, un rapport de la commission d’enquête parlementaire sur les migrations détaille les dépenses pour la seule année 2020 : l’État a investi 24,5 millions dans des dispositifs humanitaires d’hébergement, contre 86,4 pour la mobilisation des forces de l’ordre. Des sommes qui désespèrent Pablo, le militant de Human Rights Observers. « Cela aurait permit de bâtir de nombreux centres d’accueil pour que les exilés vivent dans des conditions dignes. » L’État semble avoir d’autres priorités.
A Lampedusa, des personnes invisibles, instrumentalisées par l’extrême droite
Le patron de la Ligue, Matteo Salvini, a choisi la petite île, où 9 000 réfugiés ont accosté en juillet, pour lancer sa campagne pour les législatives.
Il est 20 heures passées et la lumière baisse sur le port de Lampedusa. En cette mi-août, où, la journée durant, le soleil écrase les ruelles et les maisons aux toits plats, les restaurants de poissons font déjà le plein. Au ras des tables, un bus file, escorté de deux camions et d’une voiture de carabiniers, gyrophares allumés. A son bord, une soixantaine de migrants, masque sur le visage, sont emmenés au ferry qui mouille un peu plus loin. Dans quelques minutes, ils navigueront vers la Sicile pour être ensuite répartis dans plusieurs centres d’accueil de la Péninsule.
Ce ballet est quotidien sur la petite île. Hormis les formalités d’usage pour s’enregistrer ou passer des tests anti-Covid, le seul moment où ces migrants peuvent avoir un contact humain est lorsqu’ils sont accueillis à terre. « Notre présence sur le quai est importante car elle leur permet de se confier, souligne Gaïa Magini, de l’ONG évangélique Mediterranean Hope. C’est parfois un moment qui est très court mais qui leur permet de se raconter un peu, un moment essentiel pour des personnes vulnérables. »
De Lampedusa, ces migrants ne connaissent ensuite que le « hot spot », souvent bondé, pour quelques jours ou quelques semaines. Situé au milieu de l’île, ce centre d’accueil a été construit à l’abri des regards. Une seule route y mène, qui échoue dans un vallon en cul-de-sac. Les routes pour la plage sont ailleurs. Au plus fort de la crise migratoire, le centre a abrité jusqu’à plus de 1 800 personnes pour une capacité d’accueil de 400 places. Des conditions de vie indignes régulièrement dénoncées par les organisations non gouvernementales.
« Fermons les ports »
Ces dernières semaines, à mesure qu’approche l’échéance des élections législatives italiennes, le 25 septembre, un refrain résonne de nouveau à Lampedusa. L’île serait au bord de la rupture. Une partie de la presse du pays ne cesse d’évoquer les arrivées « en masse » sur les côtes, à la faveur d’une météo clémente. Une rhétorique directement alimentée par la Ligue (extrême droite), de Matteo Salvini. Les migrants sont invisibles, mais l’ancien ministre de l’intérieur, qui aspire à le redevenir en cas de victoire aux élections, n’a de cesse de les replacer au centre du débat politique. C’est d’ailleurs ici que le patron de la Ligue a commencé sa campagne, le 4 août, en reprenant son leitmotiv favori : « Fermons les ports. »
« Cette année, plus de migrants ont débarqué que durant toute l’année 2019 », a assené M. Salvini face à une forêt de micros, à quelques mètres du « hot spot », jurant que « Lampedusa ne pouvait devenir le camp de réfugiés de l’Europe ». Depuis le début de l’année, 22 000 personnes sont arrivées à Lampedusa, dont 9 000 en juillet, pour la plupart en provenance de Tunisie, d’Egypte et du Bangladesh. Des chiffres effectivement en hausse par rapport à 2019 (11 500), mais à comparer aux quelque 34 000 personnes débarquées sur l’île en 2020 et aux 35 000 de 2021. Ces chiffres restent bien en deçà de ceux des années 2016 et 2017, où la Péninsule avait accueilli jusqu’à 180 000 migrants.
Avant son bain de foule sur la terre ferme, Matteo Salvini a fait un tour de bateau sur les eaux cristallines, en maillot de bain. L’embarcation louée n’était autre que l’ancien bateau d’un pêcheur qui, la nuit du 3 octobre 2013, lorsque périrent 368 migrants, sauva 47 personnes. Un symbole cruel mais qui, de l’avis de plusieurs Lampédusiens, n’est qu’une malheureuse coïncidence.
Les habitants sont habitués aux coups de menton du chef de la Ligue. Il y a deux ans déjà, à la même époque, alors que les mesures anti-Covid étaient beaucoup plus strictes, Matteo Salvini avait fait courir le bruit que les migrants se mêlaient aux touristes dans les rues de l’île et propageaient le virus. Une fausse information reprise en chœur par certains médias et les soutiens politiques de l’ancien ministre de l’intérieur, au premier rang desquels Attilio Lucia. A 37 ans, cet habitant de l’île s’est créé une petite notoriété sur Facebook en 2020 après avoir tenté d’empêcher le transfert de migrants vers le centre d’accueil. Depuis, il ne cesse de dénoncer sur les réseaux sociaux une Italie ouverte à tous vents, promettant de « bloquer » en mer les migrants qui s’approcheront de l’île.
Attilio Lucia y croit. La coalition de droite est donnée favorite pour les législatives. Depuis les élections municipales du printemps, le jeune Lampédusien est devenu maire adjoint de l’île. La Ligue y avait obtenu plus de 45 % des voix en 2019, lors des élections européennes.
« Lampedusa a son destin lié au climat politique du pays, résume Nino Taranto, qui dirige les archives historiques de l’île. Sous Berlusconi, elle était l’île des clandestins puis, sous la gauche, elle est devenue celles des migrants, avec tout un narratif construit autour de l’accueil, la venue du pape, la candidature au Nobel de la paix, etc. »
« Narration toxique »
Pour Nino Taranto, la gestion des réfugiés à Lampedusa relève désormais d’une nouvelle stratégie. « Tout est fait pour que la question des migrants n’interfère pas avec l’économie de l’île, qui est basée sur le tourisme, explique-t-il. D’une certaine façon, les migrants et les touristes sont deux mondes que l’on cherche à gérer en parallèle. » Deux mondes qui se rencontrent parfois du côté du quai Molo Favaloro, là où ceux qui ont traversé la Méditerranée posent pour la première fois un pied en Europe. Il n’est pas rare qu’un bateau parti en excursion dans les criques paradisiaques croise une barque de fortune venue d’Afrique.
Pendant des années, le Molo Favaloro fut le quotidien de Pietro Bartolo. A 66 ans, ce médecin, élu député européen en 2019 (Parti démocrate), a passé ses journées à prodiguer les premiers soins à la descente des bateaux. Il a aussi été le premier témoin des tortures de ceux qui ont survécu à l’enfer libyen. « Lampedusa n’a jamais fermé ses portes, de quoi devrions-nous nous défendre ?, demande-t-il. Ces pauvres gens ne viennent pas avec des armes à la main mais demandent de l’aide. » Pietro Bartolo s’émeut encore en évoquant le récit d’un adolescent violé durant son exil. « Les personnes continueront d’arriver, quoi que l’on fasse, seule la mort peut les arrêter », poursuit-il, en balayant d’un revers de main les solutions faciles prônées par les souverainistes. Né sur l’île, le médecin dénonce « une narration toxique » que l’on a voulu faire avaler aux Lampédusiens, celle de ces arrivées en masse de migrants : « La vérité est que vous n’en voyez aucun. »
Au fil des années, le Molo Favaloro est devenu un lieu emblématique de la question migratoire en Italie, un symbole que les médias se doivent d’immortaliser. Propriétaire d’une chambre d’hôte, Angelo, installé depuis un demi-siècle près de la capitainerie, se souvient d’un coup de téléphone de la chaîne d’information qatarie Al-Jazira. « Ils sont venus installer une caméra sur le toit de l’immeuble, qui était commandée à distance. Pendant neuf mois, ils ont pu vendre des images au monde entier grâce à la vue imprenable sur le quai. » Angelo, lui, ne craint pas l’arrivée des migrants : « Ils peuvent trouver facilement du travail. Ils sont une bénédiction pour l’Italie, qui ne fait plus d’enfants ! »
Ces six derniers mois, l’Italie a ouvert ses portes à plus de 130 000 réfugiés fuyant l’Ukraine. A Lampedusa, beaucoup souhaiteraient que ceux qui arrivent par le sud soient accueillis avec la même dignité. Loin des discours politiques. Mais l’Europe, disent-ils, doit prendre sa part, pour ne pas une fois encore les laisser seuls, face à eux-mêmes.
Des réfugiés à la merci des algorithmes
https://www.mediapart.fr/journal/france/310722/des-refugies-la-merci-des-algorithmes
Cybersurveillance, le business des frontières (2/4)
Drones qui survolent des camps d’exilés, scanner d’empreintes digitales, détecteurs de mensonges… En l’absence de cadre légal, les expérimentations menées aux frontières européennes sont de plus en plus intrusives. Ce qui inquiète eurodéputés, avocats et ONG.
Clément Le Foll et Clément Pouré
31 juillet 2022 à 18h09
C’est un terrain de basketball extérieur au sol ocre tranché par des lignes blanches et un filet de volley-ball. Une aire de jeux multisports en apparence banale, exception faite des barbelés qui la clôturent et des caméras qui la surveillent. Construite à Samos, île grecque à quelques kilomètres de la frontière turque, l’aire trône au milieu d’un immense camp de réfugié·es où les corps en exil sont sous surveillance permanente.
Des dizaines de caméras quadrillent les terrains de sport. D’autres les zones de jeux pour enfants. Certaines, thermiques, donnent l’alerte au moindre mouvement suspect. Des agent·es sur place interviennent ensuite, équipé·es de lunettes de réalité augmentée.
« Je travaille sur les migrations depuis dix ans et Samos est vraiment le camp du techno-solutionnisme, confie Petra Molnar, avocate et anthropologiste du Refugee Law Lab, qui a pu s’y rendre à deux reprises. On a la sensation d’être en permanence observé. Il y a des détecteurs d’empreintes digitales, un drone qui survole parfois la zone. Les réfugiés sont à une heure de toute aide médicale ou d’un rendez-vous avec leur avocat. C’est de la ségrégation. »
Financé à hauteur de 43 millions d’euros par l’Union européenne (UE), encensé en octobre 2021 par Gérald Darmanin en visite à Athènes, Samos fait figure d’exemple. Quelques mois plus tard, deux autres camps de ce type ont vu le jour sur les îles de Leros et Kos. Encore une fois, l’UE a mis la main à la poche : 121 millions d’euros. Deux autres sont prévus à Lesbos et Chios.
La salle de contrôle des systèmes de caméras à Nea Vyssa, en Grèce, surveillant la frontière avec la Turquie, en juin 2021.
« Ces centres sont fermés sans aucune raison valable, c’est une privation de liberté, dénonce l’eurodéputé EELV Damien Carême. J’avais moi-même reçu un carton d’invitation du ministère de l’intérieur grec pour en visiter un, comme si c’était un parc d’attractions. » La nouvelle étape, surtout, d’un long processus de militarisation des frontières européennes.Comme à Calais (lien vers épisode 1), l’Europe, depuis 2015, se barricade. Frontex en est le symbole. Fondée en 2004 pour aider les pays européens à sécuriser leurs frontières, l’agence européenne de gardes-frontières et de garde-côtes est devenue une usine à gaz de la traque des réfugiés. Alors qu’il plafonnait à 6 millions d’euros en 2005, son budget 2022 est de plus de 757 millions d’euros. Depuis 2016 et un élargissement de ses fonctions, elle joue désormais un rôle dans la lutte contre la criminalité transfrontalière.
Où va l’argent de Frontex ? Dans les rémunérations des agent·es qui surveillent les frontières, mais aussi dans de nombreux gadgets technologiques. Largement investie dans Horizon 2020 puis Horizon Europe, deux programmes d’innovation européens de premier plan, l’agence finance le développement de nouvelles technologies de pointe comme Nestor, un système de surveillance « pré-frontière » reposant sur la captation et l’analyse d’images thermiques, ou Promenade, qui promet de croiser intelligence artificielle et big data pour détecter automatiquement des navires.
Reconnaissance émotionnelle
Une politique de longue date de la Commission européenne : en 2016, elle a financé à hauteur de 4,5 millions le controversé projet iBorderCtrl, aujourd’hui arrêté. Ce détecteur de mensonges installé dans les aéroports de Lituanie, de Hongrie et de Grèce posait des questions aux passager·ères et scannait les micro-expressions de leur visage. Selon leurs réponses, elles et ils étaient orienté·es vers des contrôles supplémentaires. Un projet basé sur la reconnaissance émotionnelle, dont la fiabilité est largement contestée, comme le détaille Amnesty International.
Notamment déployé sur l’île de Kos, où se trouve l’un des camps de réfugié·es grec, le programme Roborder envisage, lui, le recours à des robots mobiles capables de surveiller les espaces aérien, terrestre, marin et sous-marin. « Des projets comme Roborder sont muets sur le recueil des données biométriques, la conservation des données, leur durée de conservation, leur accès qui ne semblent guère préoccuper les initiateurs de ces dispositifs très intrusifs », analyse l’avocat spécialiste du numérique Thierry Valat.
Frontex utilise déjà des drones : actuellement stationné à Malte, l’un d’entre eux scrute presque quotidiennement les eaux libyennes à la recherche de la moindre embarcation. Un autre est actuellement déployé en Crête.
Ces technologies coûtent la vie aux réfugié·es qui tentent d’atteindre l’Europe par bateau.
Özlem Demirel, eurodéputée allemandePlusieurs avions ou bateaux grecs, néerlandais ou italiens effectuent également des missions de surveillance de leurs côtes pour Frontex. L’agence ne compte pas s’arrêter là. En 2020, Frontex a commandé au think tank RAND Europe, qui travaille également pour plusieurs ministères européens, un copieux rapport sur l’usage potentiel de l’intelligence artificielle (IA) aux frontières. Sur 167 pages, les auteurs expliquent notamment comment, en se basant sur des données spatiales, l’IA et les algorithmes pourraient générer des analyses prédictives des trajets que pourraient emprunter les réfugié·es qui tentent de traverser les frontières.
« Ces technologies coûtent la vie aux réfugié·es qui tentent d’atteindre l’Europe par bateau. Si nous n’avions pas les volontaires de Sea-Watch, Sea-Eye, Open-Arms, Mission-Lifeline, SOS-Méditerranée… presque personne ne leur porterait secours, déplore l’eurodéputée allemande Özlem Demirel. La surveillance des frontières de l’UE semble avoir pour objectif principal l’organisation de refoulements ou de retraits illégaux, par exemple par les soi-disant garde-côtes libyens. » Un récent rapport du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme et un autre d’Amnesty International documentent le destin des exilé·es retournant vers la Libye après une traversée infructueuse : violences, viols, tortures…
Malgré son budget pharaonique, Frontex est à la dérive. Selon une enquête publiée par Le Monde et Lighthouse Reports, l’agence européenne aurait renseigné entre mars 2020 et septembre 2021 des renvois illégaux de migrants interceptés dans les eaux grecques vers la Turquie comme des « opérations de prévention ». Ces éléments, couplés à un rapport de l’Office européen de lutte antifraude (Olaf) faisant état de violations des droits humains, ont abouti au printemps au renvoi du directeur historique de Frontex, le Français Fabrice Leggeri.
Pour l’avocate et chercheuse Petra Molnar, la multiplication de ces projets de surveillance vient notamment de l’absence de cadre législatif européen concernant les technologies de surveillance. « Hormis le RGPD, il n’y a rien et les entreprises se cachent derrière le fait qu’il s’agit de projets pilotes. » Publié par la Commission européenne en avril 2021, un premier jet de l’Artificial Intelligence Act prévoit de classer les technologies de surveillance selon leur impact sur les citoyens. Cette première version n’interdit cependant que le recours au crédit social et la reconnaissance faciale en temps réel dans les lieux publics.
La reconnaissance d’émotions utilisée dans le cadre du projet iBorderCtrl n’y est pas prohibée, alors que de nombreux amendements, dont certains allant dans ce sens, sont actuellement examinés. Dans un communiqué alertant sur les enjeux liés à cet AI Act, l’ONG Statewatch révélait également que depuis 2007 l’Union européenne avait dépensé 341 millions dans des projets liés à l’intelligence artificielle aux frontières. Les entreprises privées, qui ont reçu 163 millions de financement, en sont les principales bénéficiaires. Parmi les sociétés les plus impliquées, des fleurons de l’industrie française et européenne : Idemia, Thales ou Airbus…
Sur la route des Balkans, le retour massif des migrants en Europe
REPORTAGE
A Subotica, la grande ville du nord de la Serbie, ils seraient actuellement des milliers originaires du Maghreb mais aussi d’Asie à s’amasser le long de la frontière avec la Hongrie. Un niveau jamais égalé depuis 2015.
Sur les jambes, les pieds, ou les bras, des traces de griffures de barbelés, de morsures de chien ou de coups. « Regardez comment la police hongroise nous traite ! Ils nous tapent dessus alors qu’on rêve juste d’une vie meilleure », lance Ahmed, Tunisien de 33 ans et porte-parole improvisé de la centaine de Maghrébins qui occupent, ce mardi 23 août, un ensemble de bâtiments délabrés plantés au milieu des champs, tout au nord de la Serbie, à la frontière avec la Hongrie. « Je ne gagnais que 300 euros par mois en Tunisie, comment s’en sortir avec ça ? », se plaint ce vendeur de profession, qui dit vouloir s’installer en Italie.
A ses côtés, d’autres Tunisiens, des Marocains et des Algériens. Des hommes, uniquement, qui ne fuient pas la guerre, mais rêvent de travailler en Europe de l’Ouest. Une bonne moitié d’entre eux disent viser la France. Dans le nord de la Serbie, ils seraient actuellement des milliers originaires du Maghreb mais aussi d’Asie à s’amasser le long de la frontière avec la Hongrie dans l’espoir de pouvoir rentrer dans l’Union européenne (UE). Mais un obstacle de taille ralentit leur projet : la double clôture de quatre mètres de haut érigée en 2015 par le premier ministre hongrois, Viktor Orban, pour stopper les flux migratoires sur la « route des Balkans ».
Multiplication des « jungles »
A l’époque, la grande majorité des migrants étaient des Syriens et des Afghans fuyant la guerre et cherchant à gagner l’Allemagne. La clôture, associée à un accord signé par l’ex-chancelière allemande Angela Merkel avec la Turquie pour retenir les migrants, a permis, dans les années suivantes, de réduire fortement les flux sur cette route et de dévier les déplacés vers la Bosnie et la Croatie. Aujourd’hui, sans véritable explication, les migrants sont massivement de retour à Subotica, la grande ville du nord de la Serbie.
Selon l’agence européenne de gardes-frontières Frontex, plus de 70 000 passages ont été détectés sur la route des Balkans depuis janvier, soit trois fois plus que sur la même période en 2021, et à un niveau jamais égalé depuis la crise de 2015-2016 où près d’un million de personnes étaient passées. « C’est actuellement la route migratoire vers l’UE la plus active », a estimé l’agence, le 12 août.
« Nous voyons tous les jours plus de monde », confirme Tibor Varga, pasteur évangélique de Subotica qui aide depuis plus d’une dizaine d’années « les gens dans le besoin », comme il les appelle. « Ils s’accumulent et cela crée un conflit entre les passeurs, la situation est de plus en plus similaire à ce qu’on voit à Calais », dénonce-t-il. Les « jungles », ainsi qu’on les nomme, se multiplient dans les forêts et les champs qui bordent la frontière hongroise, avec leur accumulation de déchets, qui énervent les agriculteurs. « En 2015, ils ne faisaient que passer, alors que là, ils dévastent nos champs », proteste depuis son tracteur Zoltan, un solide paysan de la minorité hongroise de Serbie. Comme beaucoup de ses homologues, il commence à critiquer la clôture voulue par M. Orban. « Pour la Hongrie, c’est bien, mais pour nous, c’est pire. »
Il assure ainsi trouver régulièrement des armes à feu dans ses champs. En juillet, à Subotica, un homme est mort dans des affrontements armés entre passeurs. Une situation qui a déclenché une vague de protestation dans la population locale. Si les autorités serbes multiplient depuis les opérations de police contre les passeurs, elles ont tendance à relativiser la hausse des flux, à la fois par tolérance historique envers ces migrants qui cherchent une vie meilleure, et parce qu’elles sont désireuses de ne pas fâcher le voisin hongrois. Même s’il renvoie systématiquement les migrants arrêtés à la frontière vers la Serbie sans les laisser déposer une demande d’asile, le premier ministre nationaliste Viktor Orban reste en effet un allié du président serbe, Aleksandar Vucic.
Sur la route des Balkans, on voit même arriver depuis quelques semaines des… Indiens. Comme pour les Tunisiens, la Serbie leur est en effet accessible en avion sans avoir à demander de visa. Dans le centre de réfugiés de Subotica, qui déborde comme jamais depuis 2015 avec 350 personnes entassées dans des conditions précaires pour seulement 150 places, on trouve ainsi de nombreux Sikhs venus d’Amritsar, dans le nord-ouest de l’Inde. Arrivés en quelques jours, ils dorment à même le sol en attendant le signal des passeurs. « J’étais chauffeur de taxi, mais ce sera mieux en Europe », raconte Juraj Singh, 28 ans, vêtu d’un tee-shirt à l’effigie du rappeur Tupac.
Avec son camarade, qui porte barbe longue et turban, il se dit victime de discrimination de la part de la majorité hindoue, et semble persuadé que cela pourrait leur permettre d’obtenir l’asile en Europe. Les deux hommes sont arrivés directement en avion à Belgrade, où ils ont attendu dans un hôtel le signal pour venir à la frontière. Ils espèrent passer d’un jour à l’autre grâce à un passeur qui leur a promis de les faire traverser en taxi pour 5 000 euros. L’un d’eux assure vouloir ensuite se rendre aux Etats-Unis via le Mexique. Comme tous leurs concitoyens, ils affirment avoir subitement découvert cette route migratoire pour l’Europe « sur Internet ».
Location d’échelles
Pour ceux qui n’ont pas ces moyens, les passeurs louent des échelles à 300 euros l’unité pour franchir la clôture hongroise pendant la nuit. L’offre à « quatre échelles » qui permet de sauter les barbelés sans risquer de se fouler les chevilles, est à 1 000 euros. « On aide les gens qui ont tous des familles en Europe, ou des problèmes de santé et veulent se faire soigner », se défend Zinedine, un Algérien de 30 ans qui a fui une peine de prison en Grèce où il résidait pour devenir passeur dans ce coin reculé de la Serbie. Pour les Marocains et les Algériens, le chemin est un peu plus long car il faut d’abord atterrir en Turquie, avant d’arriver en Serbie à pied, via la Bulgarie ou la Grèce. « Mais c’est toujours mieux que le bateau en Méditerranée, la mer, c’est la mort », assure Mohamed Mahradi, un Marocain de 36 ans en route depuis deux mois.
Face à ce retour des migrants à sa frontière sud, Viktor Orban a récemment promis d’ajouter un mètre à la clôture et de recruter 4 000 gardes-frontières dans un nouveau corps spécial de la police. « Même avec la clôture, il faut tout au plus quatre mois pour arriver à passer, et encore, c’est si on se blesse », relativise Ahmed, le migrant tunisien, que l’on retrouve le lendemain de notre premier entretien le visage couvert de blessures après une tentative de passage avortée. Une fois passés en Hongrie, où il est quasiment impossible de déposer une demande d’asile, ces migrants se précipitent le plus vite possible vers l’Autriche, premier pays « accueillant » de l’UE.
Cet Etat de neuf millions d’habitants a signalé une hausse brutale des demandes d’asile avec près de 42 000 dossiers déposés depuis le début de l’année, un niveau jamais vu depuis le pic de la crise de 2015. « L’Autriche est à la limite de sa capacité », a alerté dimanche 21 août le ministre de l’intérieur (conservateur) Gerhard Karner. En juillet, les Indiens étaient la première nationalité de demandeurs d’asile en Autriche, « alors qu’aucun n’a obtenu l’asile depuis le début de l’année », a dénoncé le ministre, qui fait pression sur la Serbie pour qu’elle introduise une obligation de visa pour les Indiens et les Tunisiens.
Comment lutter et résister à la frontière
Pour une meilleure organisation, merci de vous inscrire : https://framaforms.org/forum-annuel-psm-comment-lutter-et-resister-a-la-frontiere-1661938327
AU PROGRAMME :
On vous accueillera dès 9h autour d’un café pour bien commencer la journée !
9h30-10h : Introduction de la journée
10h – 12h30 : Temps d’échanges et de rencontres frontières
————————- REPAS ———————
14h à 17h30 – 4 ateliers d’échanges et de réflexions :
- Initiation au Théâtre-Forum : Venez explorer des moments de luttes à la frontière et pousser les pistes de réflexion à travers le langage théâtral.
- Auto-organisation des personnes exilées : échanges de bonnes pratiques à la frontière et au-delà !
- Joie militante : qu’est-ce que la Joie militante ? Comment elle se manifeste et qu’est-ce qu’elle apporte à nos luttes et engagements ? On discutera de ce qui anime nos engagements et de ce qui les ébranle, en prenant le temps de partager et célébrer nos victoires passées et … à venir !
- Usage du droit : réflexions autour des différentes voies du droit et de son usage face à ses nombreuses violations à la frontière.
17h30 – 18h – Restitution
————————- APÉRO CONVIVIAL ———————
Nous vous attendons donc nombreuses et nombreux pour partager nos luttes et résistances à la frontière !
Retour de l’arrêté anti distribution de denrées et boissons
La préfecture du Pas-de-Calais interdit depuis le 14 août aux associations non mandatées par l’Etat de distribuer eau et nourriture au niveau de deux quais du centre-ville, un arrêté reconduit lundi jusqu’au 6 septembre.
L’Auberge des migrants et le Secours catholique, associations d’aide aux migrants, déplorent le « retour » des interdictions de distributions alimentaires dans le centre-ville de Calais et dénoncent une « politique du harcèlement » récurrente et « inefficace ».
Après quelques mois sans arrêtés préfectoraux, la préfecture du Pas-de-Calais interdit depuis le 14 août aux associations non mandatées par l’Etat de distribuer eau et nourriture au niveau de deux quais du centre-ville, un arrêté reconduit lundi jusqu’au 6 septembre. Des arrêtés similaires, mais sur une zone plus vaste de trente et une rues, avaient été pris entre septembre 2020 et avril 2022, provoquant l’ire des associations. La mesure avait alors pour but « de prévenir les risques liés au Covid-19 et aux troubles à l’ordre public », selon la préfecture.
Le nouvel arrêté a cette fois « vocation à répondre aux difficultés faisant suite à l’implantation récente et dangereuse de tentes de migrants sur cette zone où la circulation de poids lourds et de véhicules est particulièrement importante et où a été constatée l’accumulation de déchets », argue la préfecture. « On est dégoûtés. On pensait qu’on en avait fini avec ça », a réagi auprès de l’Agence France-Presse Pierre Roques, coordinateur à Calais de l’association l’Auberge des migrants. « Ça nous prouve que la politique du nouveau préfet, qui a pris ses fonctions début août, va dans la droite ligne de son prédécesseur », regrette-t-il.
Politique de harcèlement
Jusqu’au printemps, « quand on lisait les arguments utilisés, au fil des mois ça paraissait de plus en plus absurde. Au début, le prétexte était le Covid-19. Petit à petit, ils égrenaient des faits divers sordides. Puis ça s’est arrêté parce que ça devenait ridicule. Aujourd’hui, ils recommencent ». Les deux rues concernées, « c’est là où les personnes arrivent le plus en ce moment, et ont le moins accès aux services » et aux distributions organisées par l’association La Vie active, mandatée par l’Etat, a-t-il dit.
« Il y a une centaine de personnes là-bas, parmi lesquelles des familles, des mineurs non accompagnés. L’Etat n’y intervient pas », a renchéri Juliette Delaplace, chargée de mission au Secours catholique. « L’idée, c’est d’affamer, [de] couper les vivres pour dissuader les personnes de rester. » « On est, de façon récurrente, dans des arrêtés complètement stupides, inefficaces », car ces gens « qui fuient les attentats, la guerre, continueront de venir », a jugé Jean-Claude Lenoir, président de l’association Salam, dénonçant ce « harcèlement comme seule politique ».
Nombre record de traversées, lundi
Quelque 1 295 migrants ont réussi la traversée, lundi, à bord de 27 embarcations, selon les chiffres publiés mardi par le ministère de la défense britannique. Le pic de traversée de lundi est « dû aux conditions météo, optimales pour traverser en ce moment », a relevé Pierre Roques. Pour Jean-Claude Lenoir, « c’est tous les jours comme ça dès qu’il n’y a pas de vent » et « c’est comme ça toute cette semaine ». Les migrants « ne restent pas en France, car les conditions de vie sont déplorables, a estimé de son côté Juliette Delaplace. Il y a toujours, l’été, une hausse saisonnière, car c’est très difficile de survivre à la rue à Calais en hiver ».
Les traversées de lundi portent à 22 670, selon le décompte de l’agence Press Association, le nombre de migrants ayant effectué ce voyage depuis le début de l’année, contre seulement 12 500 à la même date en 2021.
Le « gâchis » des obligations de quitter le territoire prises contre des jeunes apprentis
Patrons, professeurs et associations dénoncent une recrudescence des mesures d’expulsion « ubuesques » contre des jeunes pourtant formés sur des métiers en tension.
Ils sont des futurs pâtissier, boulanger ou boucher, menuisier ou logisticien. Ils sont maliens, guinéens ou ivoiriens. Et sont menacés d’expulsion. Ces jeunes majeurs, élèves de la filière professionnelle et soutenus par leurs professeurs, leurs patrons ou des associations, estiment pourtant être pleinement engagés dans des démarches d’insertion. Au moment où de nombreux secteurs économiques font état de difficultés de recrutement, tels que l’hôtellerie-restauration et le bâtiment, ces situations interpellent.
Moussa (il n’a pas souhaité donner son nom de famille) est titulaire d’un CAP de peintre et d’un CAP de couvreur, obtenus au lycée Jean-Monnet de Montrouge (Hauts-de-Seine). Ce Malien de 21 ans, en France depuis cinq ans et logé par une tante française, a demandé un titre de séjour, mais s’est vu délivrer une obligation de quitter le territoire français (OQTF) en janvier par la préfecture du département. « Je ne comprends pas, confie-t-il au Monde. J’ai fourni tous mes bulletins, avec à chaque fois les encouragements ou les félicitations. Un patron voulait m’embaucher mais [à cause de l’OQTF], il n’a pas pu. » Moussa a formé un recours et, dans l’attente, il s’est inscrit en CAP plâtrier pour la rentrée de septembre.
Toujours dans les Hauts-de-Seine, un autre Malien, également prénommé Moussa et titulaire d’un bac professionnel en électricité, est lui aussi sous le coup d’une obligation de quitter le territoire depuis mars. Pris en charge par l’aide sociale à l’enfance entre 2017 et 2021, Moussa, aujourd’hui âgé de 21 ans, est accompagné par un patron chez lequel il a déjà réalisé plusieurs contrats à durée déterminée. « Je ne comprends pas pourquoi j’ai une OQTF, j’en souffre énormément », dit-il.
« Situations ubuesques »
Dans ce département francilien, ces situations se multiplient, selon Armelle Gardien, du Réseau éducation sans frontières (RESF). « Cette problématique absorbe la quasi-totalité de nos efforts, témoigne-t-elle. Depuis 2021, on accompagne quatre-vingts jeunes qui ont des OQTF. Mais la problématique est générale. »
Ainsi, dans la Marne, Marie-Pierre Barrière, professeure de français et membre de RESF, dénombre près de trente jeunes menacés d’expulsion et accompagnés par l’association. Elle évoque le cas de Maurice Tolno, un Guinéen de 20 ans titulaire d’un CAP de cuisinier et expulsé le 3 juillet vers Conakry. « Il travaillait dans un restaurant à Amiens, le patron le trouvait excellent et voulait l’embaucher en CDI », souligne la militante, qui précise qu’une OQTF avait été prise à son encontre par la préfecture de l’Aisne, « sous prétexte d’incohérences dans son récit de vie lors de son évaluation de minorité auprès de l’aide sociale à l’enfance ».
Armelle Gardien voit dans ces situations « un gâchis ». « Ces jeunes sont dans des parcours de formation que des élèves français considèrent comme des pis-aller. Il est intéressant de voir que beaucoup de pétitions de soutien à leur égard émanent de patrons. »
« Depuis cet été, j’ai l’impression qu’il y a une recrudescence de situations ubuesques, de cas de patrons dans des métiers en tension qui sont contents d’avoir enfin un jeune fiable, ponctuel, investi, mais qui doit arrêter de travailler », rapporte à son tour Margot Wolf, membre bénévole de Patron.ne.s solidaires. Cette association a été fondée notamment parle boulanger Stéphane Ravacley, pour lutter contre l’expulsion des jeunes apprentis.
Absence d’attaches en France
Sollicitée sur le sujet, la direction générale des étrangers en France n’a pas donné suite. Au moment où le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, annonce un projet de loi à la rentrée pour améliorer les éloignements et le taux d’exécution des OQTF, il est intéressant de se pencher sur les motifs qui président à celles qui visent ces jeunes. Les préfectures leur reprochent notamment l’absence d’attaches en France ou l’existence de liens familiaux dans le pays d’origine, des documents d’état civil considérés comme faux, des résultats insuffisants ou encore des absences scolaires. Armelle Gardien considère ces arguments plus ou moins fallacieux selon les situations. De fait, une partie de ces OQTF sont abrogées.
Cela a par exemple été le cas à Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis) pour deux élèves du lycée Marcel-Cachin, qui forme aux métiers industriels du BTP. Martial, un Camerounais de 19 ans, et Gédéon, un Ivoirien du même âge, ont obtenu le réexamen de leur situation après des recours gracieux. Déjà titulaires d’un bac pro, ils pourront suivre à la rentrée un BTS en génie climatique.
Moussa, un autre élève de l’établissement, lui aussi visé par une OQTF, est en attente du réexamen de sa situation. « La préfecture lui reproche un manque d’attaches familiales en France alors que son père est ici, un manque de justificatifs de présence en 2019 alors qu’il était déjà scolarisé et l’absence d’une insertion professionnelle alors qu’il doit poursuivre son bac pro électrotechnique en alternance l’an prochain chez Bouygues Energies », souligne Claire Moissonnier, professeure de français et d’histoire au lycée Marcel-Cachin, qui accompagne ces jeunes.
Mme Moissonnier estime qu’il y a dans l’établissement « plus d’une vingtaine de dossiers d’élèves qui ont des demandes de titre de séjour en cours ». « Ils sont sérieux et intéressés. Ils tirent les classes vers le haut », assure-t-elle. Elle s’apprête à devoir se battre pour chacun d’entre eux.