Le patron de la Ligue, Matteo Salvini, a choisi la petite île, où 9 000 réfugiés ont accosté en juillet, pour lancer sa campagne pour les législatives.
Il est 20 heures passées et la lumière baisse sur le port de Lampedusa. En cette mi-août, où, la journée durant, le soleil écrase les ruelles et les maisons aux toits plats, les restaurants de poissons font déjà le plein. Au ras des tables, un bus file, escorté de deux camions et d’une voiture de carabiniers, gyrophares allumés. A son bord, une soixantaine de migrants, masque sur le visage, sont emmenés au ferry qui mouille un peu plus loin. Dans quelques minutes, ils navigueront vers la Sicile pour être ensuite répartis dans plusieurs centres d’accueil de la Péninsule.
Ce ballet est quotidien sur la petite île. Hormis les formalités d’usage pour s’enregistrer ou passer des tests anti-Covid, le seul moment où ces migrants peuvent avoir un contact humain est lorsqu’ils sont accueillis à terre. « Notre présence sur le quai est importante car elle leur permet de se confier, souligne Gaïa Magini, de l’ONG évangélique Mediterranean Hope. C’est parfois un moment qui est très court mais qui leur permet de se raconter un peu, un moment essentiel pour des personnes vulnérables. »
De Lampedusa, ces migrants ne connaissent ensuite que le « hot spot », souvent bondé, pour quelques jours ou quelques semaines. Situé au milieu de l’île, ce centre d’accueil a été construit à l’abri des regards. Une seule route y mène, qui échoue dans un vallon en cul-de-sac. Les routes pour la plage sont ailleurs. Au plus fort de la crise migratoire, le centre a abrité jusqu’à plus de 1 800 personnes pour une capacité d’accueil de 400 places. Des conditions de vie indignes régulièrement dénoncées par les organisations non gouvernementales.
« Fermons les ports »
Ces dernières semaines, à mesure qu’approche l’échéance des élections législatives italiennes, le 25 septembre, un refrain résonne de nouveau à Lampedusa. L’île serait au bord de la rupture. Une partie de la presse du pays ne cesse d’évoquer les arrivées « en masse » sur les côtes, à la faveur d’une météo clémente. Une rhétorique directement alimentée par la Ligue (extrême droite), de Matteo Salvini. Les migrants sont invisibles, mais l’ancien ministre de l’intérieur, qui aspire à le redevenir en cas de victoire aux élections, n’a de cesse de les replacer au centre du débat politique. C’est d’ailleurs ici que le patron de la Ligue a commencé sa campagne, le 4 août, en reprenant son leitmotiv favori : « Fermons les ports. »
« Cette année, plus de migrants ont débarqué que durant toute l’année 2019 », a assené M. Salvini face à une forêt de micros, à quelques mètres du « hot spot », jurant que « Lampedusa ne pouvait devenir le camp de réfugiés de l’Europe ». Depuis le début de l’année, 22 000 personnes sont arrivées à Lampedusa, dont 9 000 en juillet, pour la plupart en provenance de Tunisie, d’Egypte et du Bangladesh. Des chiffres effectivement en hausse par rapport à 2019 (11 500), mais à comparer aux quelque 34 000 personnes débarquées sur l’île en 2020 et aux 35 000 de 2021. Ces chiffres restent bien en deçà de ceux des années 2016 et 2017, où la Péninsule avait accueilli jusqu’à 180 000 migrants.
Avant son bain de foule sur la terre ferme, Matteo Salvini a fait un tour de bateau sur les eaux cristallines, en maillot de bain. L’embarcation louée n’était autre que l’ancien bateau d’un pêcheur qui, la nuit du 3 octobre 2013, lorsque périrent 368 migrants, sauva 47 personnes. Un symbole cruel mais qui, de l’avis de plusieurs Lampédusiens, n’est qu’une malheureuse coïncidence.
Les habitants sont habitués aux coups de menton du chef de la Ligue. Il y a deux ans déjà, à la même époque, alors que les mesures anti-Covid étaient beaucoup plus strictes, Matteo Salvini avait fait courir le bruit que les migrants se mêlaient aux touristes dans les rues de l’île et propageaient le virus. Une fausse information reprise en chœur par certains médias et les soutiens politiques de l’ancien ministre de l’intérieur, au premier rang desquels Attilio Lucia. A 37 ans, cet habitant de l’île s’est créé une petite notoriété sur Facebook en 2020 après avoir tenté d’empêcher le transfert de migrants vers le centre d’accueil. Depuis, il ne cesse de dénoncer sur les réseaux sociaux une Italie ouverte à tous vents, promettant de « bloquer » en mer les migrants qui s’approcheront de l’île.
Attilio Lucia y croit. La coalition de droite est donnée favorite pour les législatives. Depuis les élections municipales du printemps, le jeune Lampédusien est devenu maire adjoint de l’île. La Ligue y avait obtenu plus de 45 % des voix en 2019, lors des élections européennes.
« Lampedusa a son destin lié au climat politique du pays, résume Nino Taranto, qui dirige les archives historiques de l’île. Sous Berlusconi, elle était l’île des clandestins puis, sous la gauche, elle est devenue celles des migrants, avec tout un narratif construit autour de l’accueil, la venue du pape, la candidature au Nobel de la paix, etc. »
« Narration toxique »
Pour Nino Taranto, la gestion des réfugiés à Lampedusa relève désormais d’une nouvelle stratégie. « Tout est fait pour que la question des migrants n’interfère pas avec l’économie de l’île, qui est basée sur le tourisme, explique-t-il. D’une certaine façon, les migrants et les touristes sont deux mondes que l’on cherche à gérer en parallèle. » Deux mondes qui se rencontrent parfois du côté du quai Molo Favaloro, là où ceux qui ont traversé la Méditerranée posent pour la première fois un pied en Europe. Il n’est pas rare qu’un bateau parti en excursion dans les criques paradisiaques croise une barque de fortune venue d’Afrique.
Pendant des années, le Molo Favaloro fut le quotidien de Pietro Bartolo. A 66 ans, ce médecin, élu député européen en 2019 (Parti démocrate), a passé ses journées à prodiguer les premiers soins à la descente des bateaux. Il a aussi été le premier témoin des tortures de ceux qui ont survécu à l’enfer libyen. « Lampedusa n’a jamais fermé ses portes, de quoi devrions-nous nous défendre ?, demande-t-il. Ces pauvres gens ne viennent pas avec des armes à la main mais demandent de l’aide. » Pietro Bartolo s’émeut encore en évoquant le récit d’un adolescent violé durant son exil. « Les personnes continueront d’arriver, quoi que l’on fasse, seule la mort peut les arrêter », poursuit-il, en balayant d’un revers de main les solutions faciles prônées par les souverainistes. Né sur l’île, le médecin dénonce « une narration toxique » que l’on a voulu faire avaler aux Lampédusiens, celle de ces arrivées en masse de migrants : « La vérité est que vous n’en voyez aucun. »
Au fil des années, le Molo Favaloro est devenu un lieu emblématique de la question migratoire en Italie, un symbole que les médias se doivent d’immortaliser. Propriétaire d’une chambre d’hôte, Angelo, installé depuis un demi-siècle près de la capitainerie, se souvient d’un coup de téléphone de la chaîne d’information qatarie Al-Jazira. « Ils sont venus installer une caméra sur le toit de l’immeuble, qui était commandée à distance. Pendant neuf mois, ils ont pu vendre des images au monde entier grâce à la vue imprenable sur le quai. » Angelo, lui, ne craint pas l’arrivée des migrants : « Ils peuvent trouver facilement du travail. Ils sont une bénédiction pour l’Italie, qui ne fait plus d’enfants ! »
Ces six derniers mois, l’Italie a ouvert ses portes à plus de 130 000 réfugiés fuyant l’Ukraine. A Lampedusa, beaucoup souhaiteraient que ceux qui arrivent par le sud soient accueillis avec la même dignité. Loin des discours politiques. Mais l’Europe, disent-ils, doit prendre sa part, pour ne pas une fois encore les laisser seuls, face à eux-mêmes.