REPORTAGE
A Subotica, la grande ville du nord de la Serbie, ils seraient actuellement des milliers originaires du Maghreb mais aussi d’Asie à s’amasser le long de la frontière avec la Hongrie. Un niveau jamais égalé depuis 2015.
Sur les jambes, les pieds, ou les bras, des traces de griffures de barbelés, de morsures de chien ou de coups. « Regardez comment la police hongroise nous traite ! Ils nous tapent dessus alors qu’on rêve juste d’une vie meilleure », lance Ahmed, Tunisien de 33 ans et porte-parole improvisé de la centaine de Maghrébins qui occupent, ce mardi 23 août, un ensemble de bâtiments délabrés plantés au milieu des champs, tout au nord de la Serbie, à la frontière avec la Hongrie. « Je ne gagnais que 300 euros par mois en Tunisie, comment s’en sortir avec ça ? », se plaint ce vendeur de profession, qui dit vouloir s’installer en Italie.
A ses côtés, d’autres Tunisiens, des Marocains et des Algériens. Des hommes, uniquement, qui ne fuient pas la guerre, mais rêvent de travailler en Europe de l’Ouest. Une bonne moitié d’entre eux disent viser la France. Dans le nord de la Serbie, ils seraient actuellement des milliers originaires du Maghreb mais aussi d’Asie à s’amasser le long de la frontière avec la Hongrie dans l’espoir de pouvoir rentrer dans l’Union européenne (UE). Mais un obstacle de taille ralentit leur projet : la double clôture de quatre mètres de haut érigée en 2015 par le premier ministre hongrois, Viktor Orban, pour stopper les flux migratoires sur la « route des Balkans ».
Multiplication des « jungles »
A l’époque, la grande majorité des migrants étaient des Syriens et des Afghans fuyant la guerre et cherchant à gagner l’Allemagne. La clôture, associée à un accord signé par l’ex-chancelière allemande Angela Merkel avec la Turquie pour retenir les migrants, a permis, dans les années suivantes, de réduire fortement les flux sur cette route et de dévier les déplacés vers la Bosnie et la Croatie. Aujourd’hui, sans véritable explication, les migrants sont massivement de retour à Subotica, la grande ville du nord de la Serbie.
Selon l’agence européenne de gardes-frontières Frontex, plus de 70 000 passages ont été détectés sur la route des Balkans depuis janvier, soit trois fois plus que sur la même période en 2021, et à un niveau jamais égalé depuis la crise de 2015-2016 où près d’un million de personnes étaient passées. « C’est actuellement la route migratoire vers l’UE la plus active », a estimé l’agence, le 12 août.
« Nous voyons tous les jours plus de monde », confirme Tibor Varga, pasteur évangélique de Subotica qui aide depuis plus d’une dizaine d’années « les gens dans le besoin », comme il les appelle. « Ils s’accumulent et cela crée un conflit entre les passeurs, la situation est de plus en plus similaire à ce qu’on voit à Calais », dénonce-t-il. Les « jungles », ainsi qu’on les nomme, se multiplient dans les forêts et les champs qui bordent la frontière hongroise, avec leur accumulation de déchets, qui énervent les agriculteurs. « En 2015, ils ne faisaient que passer, alors que là, ils dévastent nos champs », proteste depuis son tracteur Zoltan, un solide paysan de la minorité hongroise de Serbie. Comme beaucoup de ses homologues, il commence à critiquer la clôture voulue par M. Orban. « Pour la Hongrie, c’est bien, mais pour nous, c’est pire. »
Il assure ainsi trouver régulièrement des armes à feu dans ses champs. En juillet, à Subotica, un homme est mort dans des affrontements armés entre passeurs. Une situation qui a déclenché une vague de protestation dans la population locale. Si les autorités serbes multiplient depuis les opérations de police contre les passeurs, elles ont tendance à relativiser la hausse des flux, à la fois par tolérance historique envers ces migrants qui cherchent une vie meilleure, et parce qu’elles sont désireuses de ne pas fâcher le voisin hongrois. Même s’il renvoie systématiquement les migrants arrêtés à la frontière vers la Serbie sans les laisser déposer une demande d’asile, le premier ministre nationaliste Viktor Orban reste en effet un allié du président serbe, Aleksandar Vucic.
Sur la route des Balkans, on voit même arriver depuis quelques semaines des… Indiens. Comme pour les Tunisiens, la Serbie leur est en effet accessible en avion sans avoir à demander de visa. Dans le centre de réfugiés de Subotica, qui déborde comme jamais depuis 2015 avec 350 personnes entassées dans des conditions précaires pour seulement 150 places, on trouve ainsi de nombreux Sikhs venus d’Amritsar, dans le nord-ouest de l’Inde. Arrivés en quelques jours, ils dorment à même le sol en attendant le signal des passeurs. « J’étais chauffeur de taxi, mais ce sera mieux en Europe », raconte Juraj Singh, 28 ans, vêtu d’un tee-shirt à l’effigie du rappeur Tupac.
Avec son camarade, qui porte barbe longue et turban, il se dit victime de discrimination de la part de la majorité hindoue, et semble persuadé que cela pourrait leur permettre d’obtenir l’asile en Europe. Les deux hommes sont arrivés directement en avion à Belgrade, où ils ont attendu dans un hôtel le signal pour venir à la frontière. Ils espèrent passer d’un jour à l’autre grâce à un passeur qui leur a promis de les faire traverser en taxi pour 5 000 euros. L’un d’eux assure vouloir ensuite se rendre aux Etats-Unis via le Mexique. Comme tous leurs concitoyens, ils affirment avoir subitement découvert cette route migratoire pour l’Europe « sur Internet ».
Location d’échelles
Pour ceux qui n’ont pas ces moyens, les passeurs louent des échelles à 300 euros l’unité pour franchir la clôture hongroise pendant la nuit. L’offre à « quatre échelles » qui permet de sauter les barbelés sans risquer de se fouler les chevilles, est à 1 000 euros. « On aide les gens qui ont tous des familles en Europe, ou des problèmes de santé et veulent se faire soigner », se défend Zinedine, un Algérien de 30 ans qui a fui une peine de prison en Grèce où il résidait pour devenir passeur dans ce coin reculé de la Serbie. Pour les Marocains et les Algériens, le chemin est un peu plus long car il faut d’abord atterrir en Turquie, avant d’arriver en Serbie à pied, via la Bulgarie ou la Grèce. « Mais c’est toujours mieux que le bateau en Méditerranée, la mer, c’est la mort », assure Mohamed Mahradi, un Marocain de 36 ans en route depuis deux mois.
Face à ce retour des migrants à sa frontière sud, Viktor Orban a récemment promis d’ajouter un mètre à la clôture et de recruter 4 000 gardes-frontières dans un nouveau corps spécial de la police. « Même avec la clôture, il faut tout au plus quatre mois pour arriver à passer, et encore, c’est si on se blesse », relativise Ahmed, le migrant tunisien, que l’on retrouve le lendemain de notre premier entretien le visage couvert de blessures après une tentative de passage avortée. Une fois passés en Hongrie, où il est quasiment impossible de déposer une demande d’asile, ces migrants se précipitent le plus vite possible vers l’Autriche, premier pays « accueillant » de l’UE.
Cet Etat de neuf millions d’habitants a signalé une hausse brutale des demandes d’asile avec près de 42 000 dossiers déposés depuis le début de l’année, un niveau jamais vu depuis le pic de la crise de 2015. « L’Autriche est à la limite de sa capacité », a alerté dimanche 21 août le ministre de l’intérieur (conservateur) Gerhard Karner. En juillet, les Indiens étaient la première nationalité de demandeurs d’asile en Autriche, « alors qu’aucun n’a obtenu l’asile depuis le début de l’année », a dénoncé le ministre, qui fait pression sur la Serbie pour qu’elle introduise une obligation de visa pour les Indiens et les Tunisiens.