Communiqué de presse de la Cimade

 20 avril 2016

Après Calais, le littoral Nord : enfermer et menacer d’expulser au lieu de protéger

Suite à la destruction d’une partie de la jungle de Calais, des exilés qui cherchent à gagner le Royaume Uni se regroupent autour d’autres points de passage, en Belgique et sur tout le littoral nord français. Aux abords des ports de Ouistreham (Caen) et de Cherbourg en premier lieu, mais aussi de Roscoff, Saint Malo, Le Havre, Dieppe ou même de petits ports de l’ouest du Cotentin.

Déjà présents dans certains de ces lieux, leur nombre se multiplie, et démontre que la fermeture de la frontière franco-britannique demeure le problème principal. Démanteler Calais ne fait que reporter le problème ailleurs, de façon plus diffuse.

Sur place, parmi les réponses institutionnelles, la volonté des préfets est clairement affichée : dissuader pour éviter des Calais bis. Cette dissuasion prend notamment la forme d’expulsions de squats ou de campements, mais aussi d’interpellations qui se multiplient dans ces ports et alentours. Elle passe aussi par une pratique administrative illégale : enfermer ces personnes dans des centres de rétention au prétexte de vouloir les expulser, avec pour seul objectif réel de les disperser et de les dissuader de revenir vers ces ports.

La préfecture du Pas-de-Calais avait déjà utilisé cette méthode à grande échelle fin 2015, enfermant 1200 exilés ressortissants de pays en guerre vers lesquels l’autorité administrative sait que l’expulsion est impossible.
Désormais les préfectures de la Manche et du Calvados sont à l’œuvre et enferment des Iraniens, des Afghans, des Irakiens, notamment dans le centre de rétention de Rennes. Autant de personnes fuyant des pays en guerre, ou faisant état de persécutions dans leur pays d’origine en raison de leur opinion politique, leur orientation sexuelle ou leur religion.

Présente au sein du centre de rétention de Rennes, La Cimade est témoin de ces abus. Depuis janvier, près de 140 exilés ont ainsi été enfermés au lieu d’être protégés. Certains d’entre eux, venaient juste de réussir à gagner le Royaume-Uni qui les a refoulés vers la France, sans tenir compte de leur souhait d’introduire une demande d’asile.
D’autres, interpelés dans les ports sont d’abord privés de liberté dans des locaux de rétention notamment à Cherbourg où les associations et avocats ne sont pas présents, puis amenés à Rennes ce qui réduit fortement la possibilité de saisir la justice. Certains sont séparés de leur famille, d’autres sont mineurs isolés ou enfermés pour la quatrième fois derrière les barreaux de la rétention. Ils sont ainsi privés de leur liberté au mépris de leurs droits les plus fondamentaux.

Tous sont finalement libérés, soit par la préfecture, soit par les juges qui sanctionnent les multiples atteintes aux droits inhérents à ces pratiques. Ces personnes retournent à la précarité de l’errance et des lieux qu’elles peuvent trouver pour vivre dans l’attente du passage. Bâtiment désaffecté à Roscoff, ancienne chapelle à Cherbourg, hébergements d’urgence.

Si les autorités françaises œuvrent pour un meilleur accès au droit d’asile, elles ne peuvent cautionner de telles pratiques qui bafouent les droits les plus fondamentaux et la dignité humaine de ces personnes. La Cimade demande l’arrêt immédiat de l’enfermement illégal de ces personnes en rétention.

Depuis l’été 2015, la multiplication des placements en rétention de ces personnes en recherche d’une protection a engendré une dégradation très forte des conditions d’intervention de La Cimade. Cette situation ingérable ne lui permettant plus d’assurer de façon satisfaisante sa mission d’accompagnement à l’exercice effectif des droits, l’association s’est retirée du centre de rétention de Rennes du 18 au 20 avril.

L’EUROPE TERRE D’EXPULSION

Communiqué du Centre Primo Lévi

Tous ceux pour qui le droit d’asile a un sens (et ils restent heureusement nombreux) le disent haut et fort : l’accord conclu entre l’Europe et la Turquie le 18 mars dernier et appliqué depuis le 4 avril est absolument immoral vis-à-vis de ces personnes fuyant pour la plupart la violence.

Image HCR_format okL’accord conclu entre l’Europe et la Turquie le 18 mars dernier prévoit le renvoi en Turquie de toute personne arrivée irrégulièrement en Grèce après le 20 mars. En contrepartie, pour chaque Syrien renvoyé, un autre doit être « réinstallé » dans l’UE depuis le territoire turc, dans la limite maximale de 72 000 places.
Comment les dirigeants de 27 Etats ont-ils pu proposer et accepter un tel marchandage ? Une famille qui a fui l’Erythrée, la Syrie ou tout autre pays politiquement instable, qui a tout quitté pour sauver sa peau, et qui arrive au terme d’un parcours chaotique sur les côtes européennes où elle espère pouvoir enfin poser ses bagages et reprendre une vie aussi normale que possible, peut-elle décemment être renvoyée vers un pays où les droits de l’homme sont bafoués et où les garanties de protection sont encore plus faibles qu’en Europe ? Comment un tel court-circuitage de la procédure d’asile a-t-il pu même être envisagé ?

L’examen préalable des demandes d’asile : une promesse vaine

Pour se conformer au moins en apparence aux conventions internationales, la Grèce s’est engagée avant tout renvoi à examiner au cas par cas les demandes d’asile. Problème : si, depuis l’été 2015, l’Europe toute entière n’arrive pas à suivre le rythme des arrivées et à examiner toutes les demandes dans des délais raisonnables, comment la Grèce à elle seule, prise depuis 2008 dans une crise financière sans précédent, le pourrait-elle ? Athènes a dû s’engager à limiter à 15 jours maximum le délai d’examen des demandes. Or pour les quelque 6 000 réfugiés déjà arrivés depuis le 20 mars, seul un dixième des 2 300 agents attendus là-bas – principalement policiers et experts de l’asile – est actuellement déployé sur les îles, selon la Commission européenne. Résultat, les demandeurs ne bénéficient d’aucune aide juridique et les demandes sont examinées de façon expéditive – lorsqu’elles le sont : ainsi, récemment, le représentant du Haut-Commissariat aux Réfugiés a craint que « 13 personnes pour la plupart Afghanes, qui avaient exprimé le souhait de pouvoir demander l’asile, n’aient pas pu être enregistrés à temps » et aient été incluses à leur corps défendant dans la première vague de renvoi qui a eu lieu le 4 avril.
En outre, l’accord ne résout pas le problème des près de 50 000 autres migrants et réfugiés arrivés en Grèce avant le 20 mars et qui y sont bloqués depuis la fermeture de la route des Balkans.

Enfermés pour être renvoyés

Dans ce chaos politique, les tristement fameux « hotspots », initialement conçus comme des dispositifs de « premier accueil » dans les États membres situés en première ligne, puis rapidement appelés « centres d’enregistrement et d’identification », sont devenus de véritables camps de rétention. Dénonçant les conditions indignes qui y règnent, le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés et Médecins sans frontières ont même décidé de s’en retirer.
Protestations, panique, menaces de suicide : voilà le climat qui règne sur les îles grecques depuis les rixes qui ont provoqué la fuite de 600 personnes, selon les médias, hors du camp de rétention de Vial (sur l’île de Chios) d’où sont censés être coordonnés les départs.

La Turquie n’est pas un pays sûr pour les réfugiés

De cet accord, la Turquie sort gagnante : l’Union européenne lui versera 6 milliards d’euros d’ici fin 2018 pour l’accueil des réfugiés renvoyés sur ses côtes, promet plus de visas pour ses ressortissants et accepte de faire avancer les discussions concernant son adhésion. Et comble des machinations, la Turquie a même été promue par la Grèce au rang de « pays tiers sûr » pour que le renvoi de personnes réfugiées vers ses côtes soit légal. En contrepartie, et pour le principe, le Conseil européen a simplement déclaré attendre de la Turquie « qu’elle respecte les normes les plus élevées qui soient en ce qui concerne la démocratie, l’Etat de droit et le respect des libertés fondamentales, dont la liberté d’expression ».
Ce que les 27 savent pourtant pertinemment, c’est que l’Etat de droit est loin d’être acquis en Turquie. Concernant les risques encourus spécifiquement par les réfugiés dans ce pays, Amnesty International fait état, dans un communiqué du 1er avril, denombreuses expulsions forcées vers la Syrie, y compris de personnes en cours de demande d’asile, d’enfants seuls et d’une femme enceinte de huit mois. L’organisation affirme aussi que la Turquie a récemment « ouvert le feu sur certaines personnes ayant tenté de franchir clandestinement la frontière ».
De même, la « pratique administrative n'[y] est pas suffisante pour la protection notamment des Irakiens et des Afghans », a relevé Philippe Leclerc, représentant du Haut-Commissariat aux Réfugiés en France. Rappelons que la Turquie n’a pas ratifié la Convention de Genève et que par conséquent, c’est le HCR qui y examine les demandes de protection internationale et, dans le cas d’un octroi, qui cherche un pays de relocalisation.

En 2015, 76% des « migrants » n’étaient pas des migrants économiques

Aux fondements de cet ignoble accord se trouve, entre autres, la conviction de plus en plus ancrée que la plupart des personnes arrivées illégalement en Europe sont des migrants économiques. Alors que les chiffres pour étayer ou contredire cette hypothèse étaient jusqu’à présents très rares, un rapport de l’Institut national d’études démographiques (Ined) publié ce mercredi 6 avril affirme qu’avec l’évolution progressive des « flux » (en particulier marquée par l’exode syrien massif et par la présence toujours aussi importante des Érythréens et des Afghans), les personnes fuyant la guerre ou les persécutions sont désormais majoritaires. D’après cette étude, la proportion des réfugiés dans la population totale des personnes entrées illégalement en Europe est même passée de 33 % à 76 % au cours des cinq dernières années.

Conclusion

Cet accord infondé, injuste et inefficace, vigoureusement dénoncé par toutes les ONG de défense des droits de l’homme, par le pape François, par le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe ou encore par le conseiller spécial de l’ONU sur les migrations, est le scandale de trop dans un monde déchiré par les guerres et dans un contexte généralisé de crise de l’accueil et de la solidarité. Les médias évoquent une « crise des réfugiés sans précédent depuis la Seconde Guerre Mondiale », mais se rappellent-ils que c’est précisément pour éviter de revivre le même chaos qu’ont été rédigées les Conventions de Genève ?
Aujourd’hui, l’histoire se répète au détriment de centaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants nés au mauvais endroit, au mauvais moment. Finalement, les seuls dont cette situation fasse le bonheur et la fortune sont les passeurs, vers lesquels nombre de ces personnes en détresse sont poussées, en Europe comme en Turquie, à cause du renforcement de la sécurité aux frontières et de l’impossibilité de les franchir en toute légalité.
Alors que les débats restent vifs à la Commission européenne, où de nouvelles propositions sont en train d’émerger, espérons que la lucidité et l’humanité viennent rapidement éclairer nos gouvernements et ouvrir la voie à une vraie politique de l’accueil, respectueuse de la dignité de chaque être.

Bruxelles propose de réformer l’accueil des demandeurs d’asile en Europe

C’est une communication particulièrement attendue mais hautement polémique que s’apprête à faire Bruxelles, mercredi 6 avril. Une annonce qui a déjà été repoussée au moins deux fois durant le mois de mars, sur demande, entre autres, du président du Conseil européen, Donald Tusk, qui craignait qu’elle ne creuse encore plus la fracture entre pays européens au sujet de la migration et ne fasse capoter l’accord entre l’Union européenne (UE) et Ankara de renvoi de Syriens en Turquie, signé vendredi 18 mars, et mis en œuvre depuis lundi 4 avril.

La Commission européenne devrait dévoiler ses propositions pour réformer le « règlement » de Dublin qui définit les règles de répartition des demandeurs d’asile dans l’UE. Datant de 1990, ce règlement détermine quel Etat est responsable du traitement des demandes. Révisé déjà deux fois (la dernière en 2013), Dublin dispose que c’est le pays de « première entrée » d’un migrant dans l’UE qui doit en premier lieu instruire sa demande d’asile.

Lire aussi :   « Alors, ça y est, l’Europe nous expulse »

  • Un simple toilettage…

Selon nos informations, Bruxelles veut mettre deux options sur la table, laissant le soin aux Etats membres de prendre leurs responsabilités. Elle ne fera sa proposition législative définitive qu’un peu plus tard dans le courant du printemps. Les pays pourraient choisir le quasi-statu quo : le règlement de Dublin actuel serait maintenu, avec des pays de « première entrée » (principalement la Grèce et l’Italie) portant l’essentiel du « fardeau » des réfugiés.

Un mécanisme de solidarité temporaire lui serait adjoint : en cas de forte pression migratoire, les demandeurs d’asile devraient être répartis partout dans l’UE, selon une clé de répartition dépendante du produit intérieur brut, du taux de chômage, du nombre de réfugiés déjà arrivés etc. Bruxelles propose ainsi de pérenniser la « relocalisation » des 160 000 demandeurs d’asile décidée en septembre 2015, mais qui peine pour le moins à se mettre en place. Selon le dernier décompte de la Commission, en date du 4 avril, seuls 1 111 réfugiés ont été accueillis de Grèce et d’Italie dans d’autres pays de l’Union.

  • … ou une refonte en profondeur

Deuxième option : le règlement de Dublin actuel, avec sa règle du pays de première entrée, est abandonné, et les demandeurs d’asile sont répartis d’entrée de jeu entre les vingt-huit pays de l’UE, toujours selon une clé de répartition tenant compte de leur « capacité d’absorption ». Plus question de laisser la Grèce et l’Italie prendre le plus gros de la charge.

La Commission devrait aussi, mercredi 6 avril, proposer d’uniformiser drastiquement les procédures d’examen des demandes d’asile, qui diffèrent encore énormément d’un pays à l’autre. Le cadre législatif existe déjà (avec la directive sur les conditions d’accueil des réfugiés, remaniée en 2013 ou celle de 2011 sur les conditions d’octroi du statut de réfugié). C’est sa mise en œuvre qui pose problème, certains réfugiés provenant pourtant des mêmes régions du monde ayant bien plus de chances d’obtenir une protection dans un pays membre plutôt que dans un autre.

L’idée de Bruxelles serait de transformer l’actuel « bureau européen d’appui en matière d’asile » (l’EASO, European Asylum Support Office) en une agence traitant de manière centralisée toutes les demandes d’asile parvenant dans un pays de l’Union. Une sorte de « super » Ofpra (Office français de protection des réfugiés et apatrides) au niveau européen : les pays membres seraient privés de cette compétence, consistant à juger si un réfugié est éligible ou non au droit d’asile.

  • La négociation s’annonce ardue

Comment les vingt-huit pays membres de l’UE vont-ils réagir, eux qui ont dû se résoudre à un accord très controversé avec la Turquie, faute, précisément, d’avoir réussi à s’entendre collectivement sur un mécanisme minimal de solidarité ? Les positions des uns et des autres sur les questions migratoires se sont encore durcies depuis les attaques terroristes à Paris et à Bruxelles.

La plupart des capitales devraient convenir qu’un débat est nécessaire, même s’il sera éruptif. De fait, personne ne nie, même en Pologne ou en Hongrie (où les gouvernements refusent d’accueillir des réfugiés), que Dublin ne fonctionne pas. Jusqu’à présent, la Grèce et l’Italie n’obligeaient pas les réfugiés à déposer leur demande d’asile chez eux, et les laissaient filer vers le nord de l’Europe, en Allemagne ou en Suède. Et Berlin ou Stockholm avaient les plus grandes peines du monde à renvoyer ces réfugiés dans ces pays de première entrée. Au plus fort de la crise migratoire, l’Allemagne a suspendu ces renvois vers la Grèce, déjà débordée.

Cependant, il devrait y avoir deux camps bien distincts, et difficiles à réconcilier. Celui en faveur de la deuxième option : les pays de première entrée (Grèce et Italie) ; et les pays de « destination », privilégiés par les migrants (Allemagne, Suède, Pays-Bas, mais aussi la Belgique). Angela Merkel, qui avait ouvert les portes de son pays aux Syriens à l’été 2015, réclame une réforme drastique de Dublin depuis des mois.

Et il y aura le camp des « anti », les pays de l’est de l’Europe (Hongrie, Slovaquie, République tchèque, Pologne), en faveur du statu quo, qui estiment invendables politiquement auprès de leurs opinions publiques des « quotas » permanents de réfugiés. Et qui, en coulisses, ces dernières semaines, ont parlé de « provocation » à propos de l’initiative de la Commission.

  • Divergences entre la France et l’Allemagne

La France fait partie de ces inconditionnels de la première option. A Paris, on argue que la règle du « pays de première entrée » doit être conservée, car elle maintient une pression sur les Etats aux marges de l’espace de libre circulation Schengen pour qu’ils protègent davantage une frontière considérée ces derniers mois comme une véritable passoire. « Cela les responsabilise », précise une source diplomatique française. « Il y a aussi la crainte du vote Front national, le refus de cautionner un système de quotas permanents », ajoute une source diplomatique européenne.

Quant à la proposition de « super » Ofpra européen, elle implique un transfert de souveraineté et nécessite un changement des traités : autant dire qu’elle n’a aucune chance de voir le jour dans un avenir proche tant les Etats membres ont peu d’appétit pour ce genre d’évolutions… Pour contourner cet Himalaya politique, Bruxelles devrait proposer, mercredi, de transformer en règlements les directives sur les conditions d’accueil des réfugiés et sur la définition des réfugiés. Les règlements, contrairement aux directives, sont des textes d’application immédiate dans les droits nationaux, ce qui aurait pour avantage d’harmoniser tant soit peu les pratiques. Encore faut-il, là aussi, l’accord conjoint du Parlement européen et des Etats membres.

La Commission sait qu’elle a peu de temps devant elle : un débat constructif et dépassionné sur Dublin ne pourra démarrer qu’à partir du moment où le flux de migrants venus de Turquie aura drastiquement baissé. Tout dépendra du succès de l’accord signé avec Ankara. Mais il faudrait que cette discussion s’engage avant la fin de juin, date qui coïncide avec le début de la présidence slovaque de l’UE. Le gouvernement slovaque s’étant illustré ces derniers mois par des positions radicales, antimigrants et xénophobes, « on ne sent pas à Bratislava un appétit fou pour faire avancer le dossier » relève un diplomate européen.

ACCORD UNION EUROPEENNE – TURQUIE

Action collective

Accord Union européenne – Turquie
Externaliser pour mettre fin au droit d’asile

Ces 17 et 18 mars, lors d’un nouveau sommet à Bruxelles, l’Union européenne et la Turquie adopteront un accord supposé résoudre ce qui est à tort nommée la « crise migratoire ». Un plan qui permet surtout à l’Union de repousser les réfugiés hors de ses frontières et de sous-traiter ses obligations à la Turquie. Les États membres fuient ainsi leurs responsabilités au mépris du droit d’asile. Le réseau Migreurop, réseau européen et africain qui réunit une cinquantaine d’organisations défendant les droits des migrants, et l’Association européenne pour la défense des droits de l’Homme s’opposent fermement à cet accord et demandent à l’Union de respecter l’ensemble de ses obligations internationales.

Les demandeurs et demandeuses d’asile qui arrivent dans l’Union européenne sont les rescapé-e-s d’odyssées qui transforment la Méditerranée en fosse commune. Ces personnes ont dû échapper au contrôle exercé par les États tiers jouant le rôle de gardes frontières de l’UE. Jusqu’au récent exode de centaines de milliers de Syriens, les États membres avaient ainsi réussi à canaliser la demande d’asile, maintenue à des niveaux historiquement faibles, et à faire reposer la quasi totalité de l’accueil des réfugiés sur les pays proches des zones de conflits [1]. Les textes européens régissant l’asile, notamment les règlements « Dublin » successifs, ne fonctionnent qu’à condition que peu de réfugiés arrivent dans l’UE. Certes, il existe des dispositions spécifiques en cas « d’afflux massif ». Mais la directive « protection temporaire » a été conçue de façon à ce que sa mise en œuvre soit particulièrement complexe, et elle n’a d’ailleurs jamais été activée depuis son adoption en 2001. La courte période, à l’automne 2015, pendant laquelle des demandeurs d’asile ont pu accéder en nombre et relativement librement à un État membre, a été une parenthèse ouverte parce que la chancelière allemande a délibérément choisi de ne pas appliquer les règles européennes en vigueur.

Avec le projet d’accord avec la Turquie, l’UE entend refermer cette parenthèse pour revenir à ses fondamentaux en matière de mise à distance des demandeurs d’asile. Elle fait feu de tout bois avec l’arsenal juridique à sa disposition (« pays tiers sûr », « pays d’origine sûr », accords de réadmission…) au mépris des droits fondamentaux et d’une convention de Genève bien peu défendue par le Haut commissariat aux réfugiés (HCR).

Alors que la Turquie accueille à elle seule près de trois millions de réfugiés syriens, les dirigeants européens la désignent à la fois comme coupable (puisque les réfugiés ne devraient pas arriver jusque dans l’espace Schengen) et comme partenaire privilégié. Pour cela, ils sont prêts à fermer les yeux sur les dérives autoritaires d’un Recep Tayyip Erdogan ayant relancé une guerre civile contre une partie de sa population, notamment kurde, et usant de tous les moyens afin de faire taire ses opposants (journalistes, universitaires, magistrats…). Aujourd’hui, la Turquie n’est un « pays sûr » ni pour ses ressortissants, ni pour les réfugiés. Mais l’UE est prête à toutes les contorsions juridiques pour qu’Erdogan accepte de limiter les départs vers la Grèce, qu’il laisse patrouiller l’Otan – transformée en agence de surveillance des frontières européennes – dans ses eaux territoriales et qu’il accepte de reprendre sur son sol les exilés passés par la Turquie et expulsés de Grèce. Le niveau d’aveuglement politique, de mépris des droits fondamentaux et d’abaissement moral des négociateurs de l’UE est tel qu’ils envisagent de troquer la réinstallation dans l’Union européenne de demandeurs d’asile vivant dans la plus grande précarité en Turquie contre l’acceptation, par cette dernière, d’un contingent équivalent de personnes « éloignées » des États membres.

L’UE doit renoncer à cet accord avec la Turquie et cesser de se barricader contre les réfugiés. Les États membres doivent arrêter la fortification de leurs frontières et enfin assumer leurs obligations en matière d’accueil des réfugiés et des demandeurs d’asile. Le prochain conseil européen des 17 et 18 mars doit suivre les recommandations du Parlement européen (résolution du 9 octobre 2013) et organiser la mise en œuvre de la directive « protection temporaire ». Ce serait un premier geste de rupture avec l’irresponsabilité d’une politique d’externalisation ayant entraîné le naufrage du droit d’asile et la mort de dizaines de milliers de personnes en recherche de protection et d’un avenir meilleur.

Paris, le 16 mars 2016

Organisations signataires :

  • AEDH (Association Européenne pour la Défense des droits de l’Homme)
  • Migreurop

[1Au cours des années 2000, l’UE dont le nombre des États membres est passé de 15 à 27, enregistrait annuellement entre 200 000 et 400 000 demandes d’asile, pour un espace comprenant près de 500 millions d’habitants en 2010.

Vous pouvez retrouver ce communiqué sur le site
www.migreurop.org

Communiqué de presse // 09.03.2016 // À Calais, un bouc émissaire parfait : les No Border

Depuis que la destruction de la dernière jungle de Calais a débuté, les autorités multiplient les déclarations mensongères à l’égard du mouvement No Border, espérant ainsi détourner l’attention de la violence dont elles font elles-mêmes preuve chaque jour.

Le lundi 29 février 2016, au cours de la première journée de destruction de la jungle, au moins quatre personnes ont été arrêtées, accusées pour deux d’entre elles de « tentative de destruction par incendie », puis ont été relaxées et remises en liberté le mercredi 2 mars. Deux de ces personnes étaient des volontaires de l’Auberge des Migrants, une association calaisienne*. Sur son compte facebook, la maire de Calais désignait pourtant ces personnes comme étant « deux activistes de la mouvance No Border, interpellés lundi au cours de heurts survenus lors du démantèlement de la partie sud de « la jungle ». La maire allant même jusqu’à regretter que « nous nous heurtions dans de trop nombreux dossiers à une absence de preuves formelles, empêchant de sanctionner les fauteurs de troubles », dévoilant ainsi sa conception particulière d’une justice qui n’est pas assez politique pour elle [1].

Cet épisode illustre le net retour du mouvement No Border comme cible des autorités locales et nationales dans leurs déclarations, trop souvent reprises telles quelles, sans réelle analyse [2]. Du ministre de l’Intérieur en passant par la Préfète et la maire, tous se sont unis dans une chorale mensongère sur « No Border », reprise une fois de plus en chœur par les médias traditionnels.

Ainsi, dans leurs discours, les « No Border » sont parfois tenus pour responsables des actes de violence, quand ils ne sont pas accusés de manipuler les exilés, de ne pas réellement se soucier de ces personnes, ou encore soupçonnés de brûler des cabanes de la « jungle ». Et ceci à chaque fois que les migrants osent protester contre la répression et l’humiliation qui leur sont faites au quotidien.

Les autorités ont clairement intérêt à désigner le mouvement « no border » comme étant responsable de ce qui ne va pas à leurs yeux :

  • Il est plus simple d’affirmer que les exilés sont manipulés que d’admettre qu’ils puissent individuellement ou collectivement protester. Ceci consisterait à reconnaître le caractère cruel et répressif de la politique frontalière actuellement menée et la violence avec laquelle elle est mise en œuvre, en plus d’une reconnaissance d’intelligence et d’autonomie pour chacune de ces personnes. Reconnaître que des personnes se défendent, c’est reconnaître qu’elles sont purement et simplement attaquées.
  • Depuis plusieurs décennies, les gouvernements britannique et français se sont escrimés à chasser les migrants de la région, en utilisant impunément tous les moyens répressifs à leur disposition. Si la répression n’est pas nouvelle, l’intensité de la solidarité et de l’intérêt pour cette situation l’est. Il est plus simple de tenter de diviser le monde associatif en désignant tous ceux et celles qui déplaisent comme « No Border », que de reconnaître une mobilisation inédite des habitants et du monde associatif pour aider les migrants.
  • Calais est un lieu de tensions et de brutalité où se déroulent des attaques fascistes commises par des groupes et des individus, mais dont la majorité de la violence est perpétrée par la police avec l’utilisation quotidienne de gaz lacrymogène, de coups et la destruction des habitations. La frontière elle-même a fait de nombreuses victimes. Il est plus simple de détourner les regards en accusant « les No Border » de violences, que de reconnaître les violences administratives et policières de l’État, pourtant déjà pointées du doigt par plusieurs instances [3] et qui redoublent durant l’expulsion en cours.

« Les No Border » constituent un bouc émissaire parfait. Il ne s’agit pas d’une association ou d’un collectif mais d’un réseau informel. Les autorités peuvent ainsi se permettre de désigner vaguement certains anarchistes insaisissables et manipulateurs de migrants, en sachant pertinemment qu’il n’y aura pas de réactions. Nombreux sont celles et ceux, y compris au sein des organisations signataires, qui envisagent avec enthousiasme et réalisme les idées d’ouverture ou de disparition des frontières.

Au delà des idées, très concrètement et quotidiennement sur le terrain, les personnes qui se revendiquent du mouvement No Border font partie du paysage militant et associatif, et nous nous en réjouissons [4]. Nous n’accepterons pas que des organisations associatives ou des individus puissent être tenus pour responsables des exactions et des dysfonctionnements des autorités.

Nous exhortons les gens à être aussi critiques face aux déclarations concernant les « No Border » qu’ils devraient l’être face aux promesses de l’État français d’une « expulsion humanitaire » sans violence. Informons-nous au-delà des voies officielles et, avant tout, soyons soudés contre la répression étatique à Calais.

Le 7 mars 2016


Premiers signataires :

  • Calais Migrant Solidarity
  • Collectif Fraternité Migrants Bassin Minier 62
  • Emmaüs France
  • Groupe d’information et de soutien des immigré.e.s (Gisti)
  • Itinérance Cherbourg
  • L’Auberge des migrants (Calais)
  • Ligue des Droits de l’Homme (LDH) Dunkerque
  • MRAP Dunkerque
  • Médecins du Monde Nord Pas-de-Calais
  • Réveil voyageur (Calais)
  • Solidarity for all (Grande Synthe)
  • Terre d’errance (Norrent Fontes, 62)
  • Union des Familles Laïques (Ufal)

[2] Articles de presse portant des déclarations calomnieuses sur les « No Border » :
- dans Le Parisien
- dans Metronews

[4] Voir précédent communiqué de presse interassociatif du 17.11.2015 « Non, le mouvement No Border n’est pas responsable de l’augmentation de la tension dans le Calaisis »

Mineurs isolés étrangers « JE IMPLORE TOI S’IL VOUS PLAIT DORMIR COULOIR »

http://liberation.fr/apps/2016/03/mineurs-isoles-etrangers/

Rozenn Le Berre délivre son témoignage après avoir été, pendant dix-huit mois, chargée de s’entretenir avec des immigrés. Cette éducatrice devait constituer les dossiers permettant d’établir si, oui ou non, ces jeunes personnes pouvaient obtenir le statut de «mineurs isolés étrangers». Récit.

«Je implore toi s’il vous plaît dormir couloir.» Mirjet est fatigué. Il me demande de lui trouver un hébergement. Toutes mes chambres sont prises. Impossible de lui trouver un hébergement tant qu’il n’est pas reconnu mineur. Ces mots, il ne me les dit pas. Il écrit en albanais sur l’ordinateur. C’est Google Traduction qui me les dit. C’est plutôt marrant, d’habitude, les traductions déformées par le logiciel. Là, c’est pas marrant du tout. La tristesse, la fatigue et la colère s’unissent pour former des larmes au fond de ses yeux bleus. Quand il claque la porte du bureau en sortant, résigné, j’ai l’impression d’être aussi exténuée que lui. Et comme souvent, je me demande ce qui m’a pris d’accepter ce travail.

Je suis éducatrice auprès des mineurs isolés étrangers, les MIE. Les MIE sont, comme l’indique la petite case administrative dans laquelle ils doivent se contorsionner pour gagner leur place dans l’eldorado européen, des personnes de moins de 18 ans ; de nationalité étrangère ; ne disposant pas de famille en France pouvant les prendre en charge. Ces jeunes sont inexpulsables et ont le droit d’être placés en foyer. On est un enfant à protéger avant d’être un étranger à expulser, jusqu’à nouvel ordre. Sauf qu’il ne suffit pas de se déclarer mineur, isolé et étranger pour s’assurer une place au chaud et la garantie de ne pas être renvoyé dans son pays en charter. Le département, collectivité disposant de cette compétence via l’aide sociale à l’enfance, doit d’abord évaluer la situation de chacun ces jeunes. Il s’agit de vérifier s’ils ont vraiment moins de 18 ans et s’ils sont vraiment tout seuls en France. Derrière la formule «évaluation de la situation», il y a notamment un entretien avec mes collègues et moi. On recueille les documents d’identité et les déclarations du jeune en question – sa vie dans son pays, les raisons de son départ, son parcours migratoire, ses projets, etc. On envoie ensuite un rapport au département qui est chargé de reconnaître cette personne comme mineur isolé étranger, ou non. En attendant la décision, les jeunes doivent être «mis à l’abri».

En théorie. Car nous n’avons pas assez de places d’hébergement pour tout le monde. Mirjet en est un parmi des dizaines d’autres ce jour-là. Puis, au bout de la procédure, la décision du département tombe. Positive ou négative. On est mineur et protégé ou majeur et sans papiers. Le foyer ou la rue. On vous rattrape sur la rive ou on vous jette dans la houle. Je n’ai pas vraiment le temps de chercher à savoir si Mirjet a trouvé un refuge pour alléger sa fatigue.

Mathilde avait 12 ans

Il est 14 heures, nous avons rendez-vous avec une jeune fille. Mathilde, 17 ans, le sourire timide et le regard un peu fuyant. Des jolis cheveux au garde-à-vous sur le sommet de son crâne, une petite douleur au fond des yeux. Une fossette creusée dans sa joue, l’air de rien, comme la marque finale de l’artiste qui a créé ce visage de poupée. Fragile, Mathilde. Pourtant, personne n’a pris soin d’elle. Son cousin l’a brisée, le jour où il a perforé son corps d’enfant. Mathilde avait 12 ans. Ce n’est pas un âge pour sentir une vie gonfler dans son ventre. Son corps trop petit s’est déchiré. Quelque part à Brazzaville, une enfant a donné naissance à un enfant. Le bébé a grandi, sans savoir que sa mère n’avait que douze ans de plus que lui. Le bébé a grandi, et il a pris petit à petit les traits de son père. Les voisins ont commencé à parler. Les langues accusatrices se sont déliées. Et si le cousin de Mathilde était aussi le père de l’enfant ? Cet homme a menacé le bébé. Il devra disparaître, sinon il le tuera. Mathilde a placé son bébé dans un bus, donné l’adresse d’une tante à un des passagers, en espérant qu’il y emmènera le petit. Puis le cousin a éloigné sa cousine de sa vie : il a payé un passeur pour envoyer l’ado en Europe.

Voilà comment Mathilde se retrouve devant moi à me raconter cette histoire, son histoire, avec ses cheveux au garde à vous, sa fossette creusée et son sourire timide. Je pose une question obligatoire et prie pour que la réponse soit oui. Est-ce que le passeur a été gentil avec toi ? Non. «Lui aussi, il me force à coucher avec lui.» Le corps de Mathilde n’est plus à elle. Objet d’échange, il est baladé par des ordures qui la détruisent à chaque fois un peu plus. Le pire, c’est qu’elle en a honte. Elle se sent responsable de tout. Je ne sais pas si tu vas me croire, mais je veux que tu saches que les coupables ce sont eux, ce n’est pas toi. «J’ai honte de moi. Je me demande pourquoi ma mère m’a pas prise avec elle.» Sa mère est décédée. 17 ans, ce n’est pas un âge pour avoir envie de mourir. J’ai du mal à mener l’entretien jusqu’au bout. J’essaie de trouver des mots qui n’aient pas la forme de couteaux.

«J’aimerais bien être mannequin, mais j’ai trop de cicatrices.»

Je ne voudrais pas la blesser encore plus. On approche de la fin. Les paroles de Mathilde ont tissé un gros nœud au fond de mon ventre. Enfin, je peux poser une question banale, innocente. Et qu’est-ce que tu veux faire quand tu seras plus grande ? Mais la réponse nous rapatrie immédiatement dans la réalité. «J’aimerais bien être mannequin mais j’ai trop de cicatrices.» On s’en fiche, Mathilde. Tu seras une très jolie mannequin. Je prends une grande bouffée d’air en sortant du bureau. Je me place sous le soleil brûlant, avec l’envie que mes pensées s’évaporent de la même manière que les flaques déposées au sol par l’orage de la veille. Que ces atrocités entrées dans ma tête à travers les mots d’une enfant s’échappent vite, loin, longtemps.

Pour tenter de repêcher un peu d’espoir, je me force à me convaincre que tout va aller mieux pour Mathilde désormais. Elle a un bon dossier : des papiers d’identité corrects, une histoire qui tient la route, un visage d’adolescente. Le département a de grandes chances de croire à sa minorité et son isolement, et donc de lui donner une réponse positive à la réception du rapport que nous lui transmettrons. C’est sûr, tout va aller mieux, désormais. Elle sera reconnue mineure isolée étrangère et sera placée en foyer pour soigner son corps et ses fantômes.

Une ado pimpante qui rayonnait dans un haut flashy à vous exploser la rétine.

Elle me fait d’ailleurs penser à Fatoumata, une jeune fille passée par notre service quelques mois plus tôt. C’était quelques semaines avant ça, je visitais un foyer d’accueil pour mineurs isolés étrangers. Soit un des endroits où les jeunes habitent après être passés par chez nous. J’étais curieuse de revoir tous ces visages. De voir où ils en étaient, quelques mois après leur arrivée en Europe. J’étais dans la bonne rue, je cherchais l’adresse exacte. Une jeune fille avec une coupe afro est accourue dans ma direction à coups de sourires et de grands «Hé !» Jamais vu cette fille. Je me suis retournée pour chercher à voir qui elle saluait derrière moi. Personne. Elle est arrivée à ma hauteur, essoufflée : «Bah madame, vous me reconnaissez pas ?»

Et pour cause. La dernière fois que j’avais vu Fatoumata, elle était mangée par la tristesse. Elle ne s’alimentait presque pas, avait mal au creux d’elle-même. Des hommes avaient enfoncé leur sexe dans son corps. Fatoumata avait un vide dans les yeux, une sorte de non-expression permanente. Et là, j’avais en face de moi une ado pimpante qui rayonnait dans un haut flashy à vous exploser la rétine. Ses cheveux dansaient gaiement à 10 centimètres au-dessus de sa tête. Et ce sourire ! Elle m’a prise par le bras et m’a entraînée au foyer en sautillant. Je sais que cette façade éclatante cache bien des douleurs. Je sais qu’elles sont encore là. Elles creusent des galeries dans le ventre de Fatoumata, griffent la pointe de ses seins et escaladent sous le tee-shirt flashy pour montrer le bout de leur répugnant museau. On ne se remet pas en quelques mois d’un enfer. Mais quand même.

«Qu’est-ce que t’es belle, Fatoumata.» Les jeunes filles sont peu nombreuses parmi les MIE. Elles représentent environ 10% des jeunes que nous avons reçus. Originaires pour la plupart du Congo, du Nigeria et de la Guinée-Conakry, elles font en général le trajet jusqu’en Europe en avion, accompagnées de passeurs qui savent déjouer la vigilance des douaniers. Mais le voyage en avion est réservé aux familles les plus riches, celles qui ont pu payer un passeur et un voyage confortable, sans risque, pour leur enfant. Pour les moins fortunés, il y a l’autre solution, plus économique mais terriblement plus dangereuse, le voyage par la terre et la mer. De deux mois à plusieurs années, selon le pays d’origine, le budget disponible et les aléas du parcours. Une longue odyssée s’étirant dans le sable ardent du Sahara et la houle virulente de la Méditerranée, qui laisse dans les esprits son lot de douleurs et de fantômes. Moussa, jeune Burkinabé vu le mois dernier, en trimballe tout un sac.

Une panique constante dans le regard.

Le visage de Moussa est très marqué. Une panique constante dans le regard. Ses pupilles jonglent dans tous les sens. Tout dans l’environnement de notre bureau semble lui susciter une crainte. On commence à poser des questions, Moussa commence à essayer d’y répondre. Il a beaucoup de mal à décrire sa vie dans son pays. A chaque fois, le voyage jusqu’en Europe arrive en trombe dans son esprit. Il ne pense plus qu’à «ça», ne sait plus vraiment ce qu’il a fait avant «ça», comment il vivait, ce qu’il aimait, ceux qu’il aimait. Quand arrive le moment de raconter «ça», ce voyage, Moussa déballe tout de manière un peu anarchique, les souvenirs surgissent sans prévenir, ils s’amusent à jouer des claquettes dans son crâne. Tout se mélange : les rebelles sur la route au Nord-Mali ; la traversée du désert du Sahara, dans un pick-up surchargé ; les travaux d’esclaves dans le bâtiment, dans chaque ville-étape, pour trouver l’argent nécessaire à la poursuite de la route ; la traversée du fleuve entre l’Algérie et le Maroc ; la vie dans les «ghettos», ces maisons délabrées où s’entassent les corps fatigués des voyageurs ; les «chefs de ghettos», rois de ces royaumes de misère, de fatigue et de solitude. Autoproclamés «chairman», « consul» ou «président», ces marchands de sommeil instaurent une domination totalement arbitraire qui leur permet de soutirer à leur guise le peu d’argent disponible dans les poches déjà percées des migrants.

Et surtout, Moussa se souvient des sept mois à Gourougou. Tous les migrants la connaissent, cette Gourougou. C’est une forêt, juchée sur la montagne qui surplombe l’enclave espagnole de Melilla au Maroc. Gourougou, c’est l’Afrique. Melilla, c’est l’Europe. Sept mois à vivre dans des tentes de fortune, à se faire déloger par les policiers marocains, à tenter de survivre. Et surtout, sept mois à attendre le bon moment pour «partir choquer», soit tenter d’escalader la triple barrière de 6 mètres de haut pour mettre un pied sur le sol européen. Car une fois le pied posé de l’autre côté de la barrière, on a le droit à une analyse de sa situation, on est placé dans un centre d’accueil et on peut, au bout, gagner le «laissez-passer», sésame permettant l’entrée dans «la grande Espagne», là-bas, de l’autre côté de la Méditerranée.

Moussa a pris la précaution, avant de partir choquer, de fixer des clous dans la semelle de ses chaussures. Les mailles de la barrière sont volontairement très fines, pour empêcher un pied de s’y accrocher. Moussa a échoué six fois, avant de réussir. Six fois l’adrénaline, six fois la peur, six fois les mains qui tremblent et les pieds qui dérapent, six fois les barbelés qui mordent, six fois les matraques, six fois le refoulement à la frontière algérienne. Six fois l’espoir qui explose au sol en tombant. Au moment où il le raconte, il touche machinalement le haut de sa main gauche, marquée d’une cicatrice. La barrière a sorti les griffes et mangé la chair. Sur le haut de son crâne aussi. Il ne dira pas si c’est l’œuvre de l’intransigeante barrière ou d’une matraque marocaine un peu trop zélée. De ces matraques qui visent principalement les bras et les jambes, afin que les membres ainsi meurtris aient moins de force pour escalader la barrière lors de la prochaine tentative.

«Je ne veux pas en parler»

Le parcours migratoire de Moussa n’est pas singulier. Il ressemble à mille autres, malgré la violence qui imprègne chacun d’entre eux. Ces jours et ces nuits sur le chemin de l’Europe sèment des traumatismes au creux de l’esprit de chaque voyageur. Je me souviens de Pierre, un Camerounais baraqué comme un déménageur suédois. Dix mille kilomètres dans les jambes, dont une centaine dans le Sahara. C’était comment la traversée du désert ? «Difficile, difficile… Il y a… Il y a les cadavres, là.» La buée salée s’est déposée au coin de ses cils et a brouillé sa pupille. Un instant seulement, à peine quelques secondes. D’un clignement de paupière, Pierre a relevé la tête, asséché les yeux qui avaient trahi sa fragilité secrète et s’est raclé la gorge doucement. «Je ne veux pas en parler.» Souleymane aussi a ses souvenirs coupants, ceux de Libye, quand il ramassait des dattes dans une palmeraie où les balles tombaient davantage que la pluie. Ahmadullah, lui, ne peut oublier l’asphyxie qui s’est emparée de ses poumons, quand il était dans le camion entre la Grèce et l’Italie. Et Mamadou, terrorisé par la vue de la mer depuis qu’il a passé trois jours dans un bateau à se demander à quel moment il chavirerait dans les vagues. Alpha voyait la mer pour la première fois. Il ne savait pas nager.

Il faut creuser chacune des fissures ouvertes dans ses souvenirs.

A l’arrivée en France, pour mériter sa place en foyer, il faut tout raconter devant nous. C’est la procédure. Il faut creuser chacune des fissures ouvertes dans ses souvenirs. En moins de deux heures, s’il vous plaît. On manque de temps, et ça se bouscule au portillon. Les entretiens ont lieu dans un tout petit bureau. Avec le jeune, un collègue, parfois un interprète. Une horloge qui fait tic-tac comme dans les maisons de nos grands-parents. Pendant une heure ou deux, ce bureau est une bulle. La personne qui est en face de nous répond à toutes nos questions. Sur sa famille, sur sa vie quotidienne, sur les difficultés qui l’ont amenée à quitter son pays – la Guinée, l’Algérie, l’Afghanistan, le Mali, le Congo, l’Albanie, le Cameroun ou un autre.

Dans cette bulle, il y a beaucoup de stress, de larmes, de rires parfois. Entretien avec Alpha. Comme pour tout le monde, on l’a prévenu au début : «Essaie de répondre précisément aux questions, s’il te plaît, ça nous aidera pour la rédaction de tes déclarations.» Le Sahara ? Cinq jours, en 4×4 avec les passeurs touaregs. La Libye ? Dix jours dans un ghetto, en attendant le feu vert du passeur. La Méditerranée ? Deux jours en bateau, puis quelques heures sur le bateau des garde-côtes italiens venus en sauvetage. L’Italie ? Quinze jours, dans un foyer d’accueil pour migrants. OK, c’est noté. Puis une question nous revient : «Mais, au fait, il est où ton ami qui faisait le voyage avec toi ?» «Il y a deux personnes qui se sont noyées durant la traversée. L’une des deux, c’était lui…» «Désolés. Pourquoi tu ne nous l’as pas dit avant ? Tu n’avais pas envie d’en parler ?» «Non, c’est pas ça. Vous m’avez dit de répondre à vos questions, non ?» «Oui.» «Vous ne m’avez pas posé cette question.»

Un jeu très difficile et très dangereux

D’une phrase, Alpha pointe les dangers vicieux qui guettent notre manière de travailler : la routine et la précipitation. Deux entretiens d’une heure et demie en moyenne, pour nous. Une à deux journées pour rendre au département le rapport. Parfois, sur une phrase d’un ton sec, sur un souffle d’agacement, sur des yeux qui montent au ciel face à un jeune qui peine à raconter son histoire de manière cohérente, je prends peur. Qu’est-on en train de faire ? Oui, c’est fatigant d’entendre toujours les mêmes histoires, surtout quand elles ont été vendues avec le passeur dans un cynique package «voyage+histoire» : en t’emmenant en Europe, il te raconte un récit de vie que tu dois apprendre par cœur. Cette vie devient la tienne.

Mais en face de nous, il y a un jeune pour qui c’est le moment décisif. Celui où il faut convaincre les interlocuteurs, nous, qu’il est bien un mineur isolé étranger. La réalité des parcours de vie est souvent modifiée : il faut qu’elle s’adapte aux cases de l’administration, alors on la déforme pour la faire rentrer. On supprime des années de vie, car quand on a 25 ans et qu’on dit en avoir 16, il faut avoir préparé le coup. On dit que maman est morte alors qu’elle vit à 10 kilomètres, car si maman est là, alors on n’est plus «isolé». On dit qu’on s’appelle Boubakar alors qu’on s’appelle Ousmane, car le passeur vous refile l’acte de naissance qu’il a sous la main, il s’en fiche que ce ne soit pas votre nom. C’est un jeu très difficile et très dangereux. Il ne faut pas se tromper. Ne pas s’embrouiller. Alors souvent, la panique envahit le bureau d’évaluation. Comme lors de l’entretien avec Adama.

Adama a peut-être 30-35 ans, mais en tout cas pas 15.

Adama entre, la confiance en lui au ras des semelles. L’homme, plus âgé que moi, est angoissé. Il sait déjà qu’il y a peu de chances que «ça passe». Il a 30-35 ans peut-être, mais sûrement pas 15. Et il sue, tremble et bafouille. Sa parole ne tient pas en équilibre car les mensonges portés à bout de bras pèsent trop lourds. Elle est à deux doigts de basculer dans le vide. Ses mots sont des fourches qui rappent sur sa langue. Il ne sait plus ce qu’il faut dire. «Tu avais quel âge quand tu as commencé l’école ? En quelle année ? Et quand tu as déménagé à Conakry, tu étais en quelle classe ? Tu avais quel âge ? Ton père est mort en quelle année ? Tu avais quel âge ?» Mes questions s’immiscent dans son cerveau comme des boulets de canon. Elles se cognent partout. Les mots ont chaussé des crampons. Ça lui crée un mal de tête terrible. Il s’était probablement préparé à cet entretien pourtant. Tout le monde y avait sûrement été de son conseil. «Tu dis que tu as 15 ans ; tu calcules bien tous les âges ; si tu as commencé l’école à 6 ans, du coup, ça donne 2005 ; pour chaque question qu’ils te posent, il faut calculer.» Ça paraissait simple hier et là ça ne l’est plus du tout.

C’est la première fois qu’il se retrouve dans un bureau face à deux Blancs à raconter sa vie. Quand il faut la déformer, cette vie, pour essayer d’avoir l’air d’être âgé de 15 ans, c’est encore plus difficile. Et terriblement violent. De sa vie, on efface ses enfants, sa femme. On prend la gomme et hop, 15 ou 20 ans de vie en moins. Sauf que la gomme n’efface pas les rides, la calvitie naissante, parfois les cheveux blancs. Elle n’efface pas non plus les attitudes. On sait quand on se parle entre adultes. L’odeur de la transpiration envahit la pièce. C’est une lutte qui se joue et son corps est en train de le trahir. Tout ça me met mal à l’aise. Le système est mal fait. Pourquoi des hommes trentenaires viennent s’humilier devant moi, jouer l’adolescent qu’ils ne sont bien évidemment pas ? Pour trouver une place au chaud. Pour avoir l’estomac plein. Pour espérer avoir des papiers un jour. On serait prêts à tout, nous aussi. Alors dans ces cas, on respecte la procédure. On pose toutes les questions habituelles, comme si on avait un adolescent en face de nous. Situation absurde, grotesque. On joue un jeu, tous ensemble.

Bienvenue au grand théâtre du mensonge. Et on sait tous, au fond, qu’il risque d’y avoir un refus au bout de la procédure. A la fin de l’entretien, Adama est épuisé comme s’il avait couru un marathon.

Echange de bons procédés, je lui fais écouter du rap français : Sexion d’Assaut.

Abdoulaye entre dans le bureau et me sort de mes pensées maussades. Abdoulaye n’a plus peur, il a eu une réponse positive du département et attend d’être accueilli dans un foyer. Il est rigolo, ce gamin. Il pose toujours des questions aux réponses impossibles – du genre «pourquoi t’es pas musulmane, toi ?» Il fait croire aux filles qu’il est américain pour les draguer. Abdoulaye ne parle pas un mot d’anglais et s’exprime avec un accent malien à couper au couteau, mais c’est pas grave, avec un peu de chance, elles y croiront. Il me fait écouter du rap malien sur YouTube. Echange de bons procédés, je lui fais écouter du rap français : Sexion d’Assaut. Abdoulaye regarde l’écran, fronce les sourcils, et me présente un sourire très dubitatif. Puis : «Mais c’est pas des Français, ça ! Regarde, ils sont tous noirs !…» «Il y a des Français qui sont noirs ?» Je ris. Je lui explique qu’il y a des Français qui sont noirs. Et qu’un jour, lui aussi, je l’espère, il sera français. Même s’il est noir.

Comment savoir l’âge d’une personne ?

«Mais comment vous faites pour savoir l’âge du jeune ?» Dès que je parle de mon travail, cette question, innocente et fondamentale, revient. Je n’ai pas vraiment de réponse. Personne n’en a, d’ailleurs. Rien ne permet d’établir de manière fiable l’âge d’une personne. Au niveau biologique, un os situé au niveau du poignet est censé arriver à maturité à 18 ans. Une radiographie permettrait donc d’évaluer l’âge d’une personne. La marge d’erreur ? Plus ou moins dix-huit mois. La population sur laquelle est basée le référentiel ? Des enfants blancs bien nourris, en 1930. Nombreux sont les médecins qui, à raison, ont élevé la voix pour s’indigner contre cette pratique douteuse où la science qui soigne devient un outil qui expulse. En théorie, le recours à cet examen n’est possible que «si les entretiens ne permettent pas une appréciation fondée de la minorité».

Sory présente un tampon comportant la mention «Vill de Conakry».

Au niveau des papiers d’état civil, la fiabilité est fragile. La plupart sont émis dans des pays où la corruption est une discipline nationale, où l’on peut acheter un acte de naissance au marché, où les enfants ne sont pas forcément enregistrés lors de leur naissance, où les registres d’état civil brûlent ou disparaissent. Au niveau de l’apparence physique, peu d’éléments crédibles sur lesquels se baser. Certes, la distinction entre un trentenaire et un pré-ado ne pose a priori que peu de difficultés. Mais pour les autres ? Ceux à qui on donnerait 16 ans comme 25 ? Ceux qui «font plus grands» ou «plus petits» que leur âge ? Sans oublier l’œuvre de la souffrance, la fatigue ou la peur qui labourent les visages, étirent les traits et percent des rides… Qui suis-je pour affirmer que Soheib «fait jeune» alors que Mustafa «fait vieux» ?

A l’écoute du récit de vie, on est chargés d’observer si l’histoire est «cohérente». Mais là encore, quelle fiabilité ? Le jeune éduqué saura jongler sans problème avec les dates et les âges, calculer, trouver la réponse attendue, là où l’analphabète n’y arrivera pas. Rien de fiable. Donc les textes régissant l’accueil des MIE, et notamment la circulaire Taubira, recommandent l’utilisation d’un «faisceau d’indices», merveille juridique permettant de piocher des éléments qui, seuls, ne prouvent pas grand-chose, mais combinés à d’autres, commencent à peser. Une tambouille intellectuelle : on regarde les papiers, les déclarations, l’apparence physique, l’attitude. On fournit tous ces éléments au département dans un rapport chargé de faciliter la décision. C’est donc lui, le département, institution sans visage ayant la capacité de trancher des destins dans le vif, qui est le décideur final. Ça nous protège. On essaie de se convaincre que ce n’est pas notre impression subjective qui joue. Dans le grand marché aux papiers, les analphabètes sont les plus mal lotis. Sory présente un tampon comportant la mention «Vill de Conakry», Mamadou un document émis par la «Préfectur de Labé». Les trafiquants ont vendu leur pire marchandise à ceux qui étaient incapables de déchiffrer les mots, et par conséquent les fautes d’orthographe contenues dans ces mots.

Quelqu’un a écrit : «NINA : RICHIE»

Parfois, c’est encore plus cynique, le document de Bengaly en est le triste témoin. Sur les actes de naissance maliens, il y a toujours sur l’en-tête du document une mention «NINA». C’est un numéro d’identification national. Il n’est jamais rempli, en général. Bengaly nous montre son document, où, fait exceptionnel, il y a quelque chose d’écrit sur les petites cases du numéro NINA. Quelqu’un a écrit «NINA : RICHIE.» Je ne sais pas s’il faut rire ou pleurer. Lorsqu’il nous présente un document de ce style, le jeune en question a de grandes chances de recevoir de la part du département une invitation à se rendre à la Police aux frontières pour faire contrôler ses documents. Si on accepte l’invitation, on prend un risque, immense : le centre de rétention.

Les lettres et les mots n’ont aucun sens pour lui, personne ne lui a appris à s’en servir.

Ibrahima a reçu cette invitation. Ibrahima est malien, paysan, analphabète, non francophone. Chaque démarche en France se grime en tribulation herculéenne pour lui. On lui explique de quoi il s’agit. Ibrahima sort de sa poche son acte de naissance plié en quarante. Il fronce les sourcils, regarde le papier dans tous les sens, cherche à comprendre ce qui ne va pas. Comment lui expliquer que ce n’est pas logique qu’il y ait un tampon de Bamako alors qu’il est né dans le Cercle de Diema ? Les lettres et les mots n’ont aucun sens pour lui, personne ne lui a appris à s’en servir. Il n’est pas armé pour comprendre. On essaie de lui expliquer les enjeux, d’utiliser des mots simples via l’interprète. La peur met le grappin sur son visage. Elle s’accroche, ne lui laisse aucun répit. Elle force ses lèvres à prononcer deux phrases, toujours les mêmes : «Mon papier est pas bon ? La police va me frapper ?» Ibrahima nous demande ce qu’il doit faire. On ne sait pas vraiment quoi lui conseiller. Je pense que lui-même ne sait pas si son papier est vrai ou faux. Il part, revient l’après-midi. Avec deux nouveaux actes de naissance sortis de derrière les fagots de Bamako. Les deux nouveaux actes ont l’air encore plus douteux que le premier. Ibrahima s’enfonce, boit la tasse, il n’a pas les bouées pour résister dans l’océan administratif européen. Il cherche une solution avec l’énergie du désespoir. Ici, il ne maîtrise rien. Je me rappelle une phrase d’un autre jeune, regrettant d’avoir quitté son pays : «Tu quittes ta vie normale et c’est comme si tu n’avais plus de vie.» Ibrahima n’est pas allé à la police. La peur a gagné. Il a eu une décision négative du département quelques jours après.

La boîte à histoires

Je regarde la liste de noms sur ma clé USB. Tous les rapports que j’ai rédigés depuis les dix-huit derniers mois. Tous ces noms, et en un clic, la boîte à histoires qui s’ouvre. Ce n’est pas qu’un document Word 97. Derrière chaque petit onglet, une histoire avec du vrai espoir et de la vraie souffrance dedans. Avec des mensonges aussi, mais on s’en fiche. La vérité est parfois bien plus douloureuse que le mensonge qu’on leur a conseillé de raconter. Derrière chaque petit onglet, surtout, une décision finale. Oui ou non. Mineur ou majeur. L’école ou la rue. L’espoir de régularisation ou le risque d’expulsion. Pour chacun de ces noms, pour chacun de ces jeunes ou moins jeunes, j’ai contribué à orienter la décision. Pas toute seule, certes. Mais un bout de leur destin a un moment tenu entre mes mains. C’est effrayant, quand on voit l’étendue de la liste. Alors je décide d’arrêter. Avant d’être lassée, avant de devenir un monstre, avant d’oublier que ces filles et garçons ne sont que des jeunes ayant eu l’absurde ambition de survivre, de trouver mieux ailleurs, d’aider les leurs, là-bas, au bled. Je décide d’arrêter ce travail. De quitter ces jeunes qui m’ont transmis malgré eux des bribes de ce qu’ils sont. Et qui, probablement sans le savoir, ont façonné des bribes de ce que je suis. Quelques semaines avant mon départ, un jour de congé, je vais acheter du scotch et des pinces à linge dans un bazar de mon quartier. Je croise un jeune homme dans le rayon des casseroles et des tajines. Son visage me dit clairement quelque chose. Je sais que je l’ai vu au travail, mais impossible de me rappeler comment il s’appelle et quand c’était. Je n’oublie pas les visages, en général. Par contre, les noms, les situations et les histoires dansent la valse dans le grand placard de ma mémoire. J’ouvre souvent les portes en grand, je fais circuler de l’air frais pour laisser s’échapper les douleurs, les désillusions et les solitudes. Sinon elles roulent dans tous les tiroirs et je n’ai plus de place pour les belles choses. Je ne sais donc plus qui est ce jeune. Lui par contre, il sait exactement qui je suis. «Je suis venu le 17 novembre. Je vous ai trouvée là dans le bureau. Vous m’avez donné à manger et un pull. J’avais faim et il faisait froid. Je n’oublie pas.»

J’ai rangé son nom dans un tiroir spécial du placard, celui des petits moments qu’on n’a pas envie de laisser s’échapper.

En retournant au bureau le lendemain, j’ouvre son dossier par curiosité. C’est bien moi qui l’ai accueilli. Sur la fiche de renseignements, j’ai noté : «Aucune affaire/ A faim + froid/ Demande à dormir dans le couloir/ Lui ai donné un pull et à manger/ Orienté vers la Croix-Rouge demain.» Il s’appelle Souley. Cette fois, je ne l’oublierai pas. J’ai rangé son nom dans un tiroir spécial du placard, celui des petits moments qu’on n’a pas envie de laisser s’échapper. Dedans, il y a les larmes de joie de Mohamed quand il a su qu’il irait à l’école ; le sourire de Jamshid, le premier en trois semaines où je l’avais vu quotidiennement, lorsqu’il a reçu une écharpe pour se protéger du froid ; les yeux humides de soulagement d’Abdoulkader, 1m95 et au moins 80 kilos de muscles, lorsqu’il retrouve «les claquettes de [s]a maman» ; le retour du premier jour d’école d’Anatullah, fier comme un pou de savoir compter jusqu’à dix en français – un, deux, trois, cinq, quatre, sept, six, huit, neuf, dix ; dans ce tiroir, il y a des regards et des épaules qui se relèvent, des sourires qui se déploient, des adolescents avec des montagnes sur le dos mais qui parviennent à nouveau à marcher, à courir, à danser, à ne plus avoir peur au moindre uniforme bleu marine croisé dans la rue – même si ce sont des employés d’EDF –, à se mettre du gel dans les cheveux pour draguer les filles, à être pénibles et idiots comme des adolescents, à vivre au lieu de survivre.

Alors ce tiroir à belles choses est fermé à clé, et je l’ouvre toujours avec précaution. Il ne faudrait pas que le courant d’air emporte les jolies histoires que j’y ai rangées depuis les dix-huit derniers mois. Celles qui font que je comprends ce qui m’a pris d’accepter ce travail.

Tous les prénoms ont été modifiés.

Texte Rozenn Le Berre. Elle prépare un livre sur son expérience et peut être contactée par mail.

Illustrations Emilie Coquard
Production Libé Six Plus

 

Calais : journal d’une évacuation

Témoignage de Mariam Guerey, animatrice du Secours catholique à Calais.

http://www.secours-catholique.org/actualites/calais-journal-dune-evacuation

Publié le 02/03/2016
Calais
Calais : journal d'une évacuation

 

Mariam Guerey, animatrice du Secours Catholique à Calais, accompagne les migrants depuis de nombreuses années. Elle témoigne à chaud de l’évacuation de la « jungle » des 29 février et 1er mars.

Lundi 29 février. Je ne pensais pas vivre une nouvelle évacuation. Je devrais dire, selon les termes utilisés par le gouvernement, une « translation », un déplacement de personnes, un déplacement pour éclipser le problème, un moyen pour faire baisser les chiffres. Nos dirigeants européens sont incapables de regarder la question sereinement. Ils sont davantage préoccupés à défendre leurs propres intérêts et à surveiller leur côte de popularité. Ils ne sont pas à la hauteur de leurs responsabilités.

Cet après-midi, j’étais avec nos frères migrants. Dure épreuve, dure sensation pour ceux-ci qui ont fui et tout laissé derrière eux pour trouver la paix. La paix ! Beaucoup d’entre eux espèrent la trouver en arrivant en Europe mais elle s’étiole au fur et à mesure de la traversée, puis en arrivant en Italie, porte d’entrée de l’Europe qui les piège en relevant leurs empreintes. Et aujourd’hui la France utilise des méthodes ignobles pour simplement faire baisser le chiffre de migrants à Calais. La France oublie que derrière les chiffres il y a des êtres humains.

Les migrants veulent qu’on les laisse en paix

Aujourd’hui, j’ai vu des migrants déterminés, anéantis, bouleversés, prêts à tout pour sauver leur petit abri de fortune. Pas une maison, ni un château, mais un abri pour vivre l’attente du passage vers le pays où ils souhaitent faire une demande d’asile. Les migrants ne demandent rien d’autre. Ils veulent juste qu’on les laisse en paix le temps d’un transit qui peut durer un mois, 3 mois, 6 mois, peut-être davantage.

Les migrants ont vu leurs cabanes démolies par les bulldozers. C’est difficile à supporter. C’est difficile quand il fait froid. L’État pense-t-il au froid ? Pense-t-il au respect de la trêve hivernale ? Pense-t-il à la situation de ces gens qu’il fragilise et plonge dans la détresse ?

Oui, les migrants ont jeté des pierres pour dire stop, pour dire ne faites pas cela, c’est mon abri, je n’ai rien d’autres ! Un jeune Afghan était très triste. Je l’ai abordé et lui ai demandé « où se trouve ta maison ? » Il m’a répondu : « Ma maison était la première qu’ils ont détruite. Je dormais quand ils ont frappé, à 8 heures du matin. Je suis sorti. L’interprète qui parle arabe me dit “sors“. Je me suis éloigné, en pensant qu’ils voulaient voir ma maison. Tout d’un coup, j’ai vu ma maison par terre. Je n’ai même pas pu récupérer mes affaires. Je ne sais pas où je dormirai cette nuit. »

« Nous ne sommes pas des terroristes !  »

A un moment donné les migrants ont cessé de jeter des cailloux et ils ont fait des affiches sur lesquelles ils ont écrit : « Nous ne sommes pas des terroristes. Laissez-nous nos maisons. » Samuel, un Breton, jouait de son instrument et chantait. Il se tenait du côté des CRS. Il disait : « Nous pouvons vivre ensemble. La terre n’appartient à personne. Ce sont des gens qui ont fui leur pays à cause de la guerre. »

 

 

Calais : journal d'une évacuation

 

Si vous avez eu la chance de visiter les pays de ces personnes avant qu’ils ne soient en guerre, vous savez combien l’accueil du voyageur, le repas partagé, la vie en communauté, la famille, sont des valeurs sacrées pour un Syrien, un Pakistanais, un Iranien… Personnellement, j’ai eu la chance de traverser ces trois pays en auto-stop. J’y ai reçu un accueil merveilleux et j’ai simplement honte de l’attitude hypocrite de mon pays et de celle de la Grande-Bretagne. Accueillir celui qui est dans le besoin, prendre soin de celui qui est faible, n’est-ce pas ce que l’on prône à nos enfants ? J’ai tellement pleuré.

« J’ai besoin d’oxygène »

Il y a eu une accalmie pendant environ une heure. En voyant que les CRS s’étaient immobilisés, j’ai pensé que nous avions réussi à toucher les cœurs.  Hélas, ils ont recommencé à avancer, comme des machines, en démolissant, en faisant leur devoir ! Et nous voilà arrosés par des lances à eau. Effrayant !  L’un des migrants s’est placé devant pour montrer sa résistance et tout d’un coup les jets de pierres se sont intensifiés. Alors, les grenades lacrymogènes lancées par les forces de l’ordre ont plu de toutes parts. À un moment donné, je n’ai plus pu respirer. J’étais enveloppée d’un nuage de gaz. Je suis tombée. Ce sont des migrants qui m’ont fait sortir de là, l’un deux m’a entendue dire « J’ai besoin d’oxygène. » Ils m’ont apporté un aérosol de Ventoline et, à bout de bras, quatre migrants m’ont éloignée pour trouver de l’air pur.

Je me sentais mal, j’avais peur, je me suis crue en guerre, mais la guerre contre qui, avec qui? J’ai pleuré, crié, c‘était très traumatisant. Les CRS voyaient bien que nous étions avec les migrants pour calmer la situation. Nous étions des médiateurs pour ramener le calme et la paix. Cela a duré une heure. Malgré cela, les CRS n’ont pas pensé aux ONG présentes, ni à la presse. Ils ont mis tout le monde dans le même panier. Pour eux, nous sommes tous des No border et des migrants, donc nous méritions le gaz lacrymogène ! Voilà ce que j’ai ressenti.

Le plus scandaleux est de dire que les No border sont derrière tout cela.  J’étais présente. Je n’ai vu aucun membre des No border. L’action était menée par les migrants qui ne supporte plus cette situation d’injustice, cette politique qui rend la frontière infranchissable, toutes ces barrières, ces barbelés.  Ils se sentent enfermés, prisonniers, non reconnus, non respectés.

Des migrants ont préféré brûler leur cabane

Des migrants ont préféré brûler leur cabane plutôt que de voir leur maison démolie par les bulldozers. C’est la réaction de personnes qui se sentent traités injustement et qui ne trouvent pas d’autre moyen pour se défendre. Les CRS ont même interpellé un mineur afghan qui aurait  jeté des pierres.

Après être rentré de l’hôpital où j’ai dû me rendre, j’ai écouté la presse. J’ai eu l’impression que tous s’étaient mis d’accord pour dire la même chose. On parle de propositions d’hébergement mais il ne reste que 200 places dans les containers, or ils sont plus de 800 qui seront déplacés. On montre un bus mais on ne montre pas s’il est rempli. Il y a eu 33 personnes pour deux bus. Une information qui conforte la position de l’Etat, c’est un complot contre des migrants, pour libérer la conscience et faire croire à une politique humaniste.  Franchement je suis dégoutée…

Demain, nous ne nous étonnerons pas de voir les migrants errer dans le froid ne sachant où se reposer. L’État veut faire disparaître les migrants. Mais eux veulent vivre, ils vivront !

 

 

Calais : journal d'une évacuation

 

Mardi 1er mars 2016, L’État peut être content. Les migrants se sont résignés. Plus de colère. Plus de révolte. Plus de résistance. Seul un sentiment d’injustice. Mais les migrants ont l’habitude de cette injustice, d’être chassé, c’est la cause principale de leur exil. Alors les bulldozers continuent leur chemin à travers la « jungle. » Aujourd’hui  ce sont les campements soudanais. Les Soudanais sont dépassés. Ils ne disent rien.

Il faut à nouveau leur fournir des bâches

Les CRS sont contents que tout se déroule à la perfection, certains migrants essaient de récupérer ce qu’ils peuvent. Comme chaque mardi, je suis partie chercher les familles que nous accompagnons. À ma grande surprise les familles avaient été déplacées par des bénévoles pendant la nuit, à 400 m de leur lieu habituel, pour éviter que leurs caravanes soient détruites. Pourquoi infliger cette nouvelle souffrance aux familles ? Il faut à nouveau leur fournir des bâches, des clous et des bras.

Plus de la moitié de ces familles dorment le soir dans les containers de l’État ; et le matin elles retournent dans leurs caravanes pour faire à manger et préparer du thé. Où sont le respect et la dignité ? Où est l’autonomie accordée à ces personnes ? Comment peut-on juste proposer un lieu pour dormir ? L’État dit qu’elles ont un hébergement mais elles ont aussi besoin de manger, elles ont aussi besoin de se retrouver en famille autour d’une tasse de thé. Ce n’est pas par plaisir que les familles retournent dans les caravanes et les cabanes, dans la boue et le froid toute la journée.

Pourquoi le gouvernement ne leur offre-t-il pas un accueil digne?

Mariam Guerey

Communiqué de presse // 01.03.2016 // À Calais, l’État tombe le masque

La destruction de la « jungle » de Calais a brutalement commencé ce lundi 29 février au matin. Plusieurs compagnies de CRS ont investi les lieux, qui ont dévasté des cabanes encore occupées, lancé des grenades lacrymogènes et usé de canons à eau contre des réfugiés grimpés sur les toits de leurs abris. Des centaines de personnes ont été jetées dans un froid glacial sans rien d’autre que les vêtements qu’elles portent sur elles, sans savoir où aller… Faut-il s’en étonner ?

Les pouvoirs publics ont écarté tout témoin : les soutiens des réfugiés ont été interdits d’entrée dans le périmètre de l’opération. Le ministre de l’Intérieur n’a cessé de le proclamer ces jours derniers : certes, il entendait mener à bonne fin ce qu’il appelle « la résorption » du camp de Calais ; mais il voulait le faire « de façon progressive » et « dans le respect des personnes » [voir entre autres son discours du 22 février au Mans]. Et c’est bien en se référant expressément à cet engagement de l’État à procéder à une évacuation progressive que le Tribunal administratif de Lille a validé l’arrêté d’expulsion de la jungle de Calais (25 février 2016, ordonnance n° 1601386).

Force est de constater que le « démantèlement » qui vient de commencer n’a rien de progressif ou d’humanitaire, et qu’il ne prend pas en compte la situation des personnes : les choses se déroulent comme s’il s’agissait de punir quiconque s’obstine à vouloir se rendre en Grande-Bretagne. Rappelons qu’un quart des habitants de la jungle de Calais aurait des proches outre-Manche ; ils seraient donc parfaitement fondés à demander à les rejoindre… Mais de même que la Turquie est priée de faire le garde-frontière de l’Union européenne, la France se charge de « protéger » la Grande-Bretagne, à grand renfort de moyens policiers quasi militaires, contre les migrants que celle-ci refuse d’accueillir.

La première a-t-elle voulu donner des gages à la seconde, en perspective du sommet franco-britannique qui aura lieu ce 3 mars ? Quant aux autres, leur méfiance face aux « solutions » alternatives qui leur ont été présentées ne peut qu’être confortée par la violence mise en œuvre pour les chasser. « Les services de l’État se mobilisent sans relâche pour permettre à tous ceux qui le veulent de pouvoir quitter la lande », déclarait vendredi la ministre du Logement.

Aujourd’hui, les masques tombent. Nous n’aurons plus d’excuses pour ne pas voir ce qui se passe sous nos yeux. Dans un État de droit, l’État n’a pas tous les droits. La justice n’a pas délivré au gouvernement un permis de chasse contre les réfugiés. Partout, des voix se sont élevées pour exiger que s’organise l’accueil des personnes chassées de leurs pays en guerre ou dévastés. Ces voix ne vont pas se taire. Il faudra bien qu’on les entende. Rappelons-le : l’asile est un droit ; la répression des réfugiés est donc un déni de démocratie.

Le 1er mars 2016

Premiers signataires (parmi ceux de l’appel Calais : Les bulldozers ne font pas une politique !)

  • Éric Fassin, professeur de science politique à l’université Paris VIII – Saint-Denis- Vincennes
  • Camille Louis, dramaturge, doctorante et enseignante en Philosophie à l’Université Paris 8
  • Étienne Tassin, agrégé, docteur en philosophie, titulaire d’une habilitation à diriger des recherches en lettres et sciences humaines

Les organisations :

  • Actes et Cités ;
  • Auberge des migrants (Calais) ;
  • Barcelona Accion Solidaria ;
  • Conseil d’urgence citoyenne ;
  • Ecole laïque du Chemin des Dunes ;
  • Emmaüs France ;
  • Groupe d’information et de soutien des immigré.e.s – Gisti ;
  • Réseau Éducation sans frontières (RESF) ;
  • Tenons et mortaises

Communiqué de presse inter-organisations // 01.03.2016 // Expulsion de la Zone Sud du bidonville de Calais

Calais, le 1er mars 2016

Le démantèlement d’une partie de la zone sud du bidonville de Calais a débuté lundi 29 février et se poursuit mardi 1er mars.

Les associations de soutien aux réfugiés de Calais constatent les faits suivants :

  • Une expulsion manu militari
    • Des réfugiés sous la menace et la désinformation ont été sommés de quitter leur habitation dans des délais allant de 1 heure à 10 minutes
    • En cas de refus d’exécution, certains réfugiés ont été extraits de leurs abris par les forces de police, et pour certains interpellés immédiatement.
    • Des personnes ont été tenues à distance de leur lieu de vie et empêchées d’y retourner permettant aux forces de police de considérer ces abris comme vides et de procéder à leur destruction.
    • Des réfugiés montés sur le toit de leurs abris en signe de protestation pacifique ont été tenus en joue par des flashballs puis matraqués et certains interpellés.
    •  De nombreux réfugiés n’ont pu ni récupérer leurs effets personnels et leurs papiers d’identité, ni trouver une solution alternative pour leur hébergement.
  • Les forces de police ont maintenu à l’écart les citoyens par un large cordon qui encerclait les abris concernés par l’expulsion empêchant ainsi le regard citoyen sur les actions des autorités.
  • Cette opération policière s’est accompagnée de gazage massif et d’utilisation d’un canon à eau de manière indiscriminée et non proportionnée face à une opposition qui affichait clairement sa volonté pacifiste. Ces attaques n’ont fait l’objet d’aucune sommation préalable.
  • Dès le début des opérations, les policiers ont refusé la mise à l’abri des enfants et des familles dans l’école du Chemin des Dunes, les exposant ainsi aux gaz lacrymogènes et à la violence de la répression.
  •  Un enfant de 13 ans a été interpellé et emmené par les forces de l’ordre, sans possibilité de contact avec lui.

Au regard de ces faits, force est de constater que les agissements de l’Etat ne respectent aucun des engagements pris publiquement depuis plusieurs jours : absence de brutalité et de violence, concertation et dialogue, délai pour la mise à l’abri des personnes. Le ministre de l’intérieur lui-même indiquait lors de son discours au Mans le 22 février qu’« à Calais, c’est une solution d’hébergement pour tous qui est proposé pour résorber un bidonville. Ce n’est pas de dissoudre la souffrance dans le vide avec brutalité. Ce que nous voulons faire dans la zone sud de la Lande, c’est une opération de mise à l’abri ». Il poursuivait le 25 février à Bruxelles qu’il « n’a jamais été question pour le gouvernement français d’envoyer des bulldozers sur la lande pour procéder à une dispersion des migrants ».

Ce discours lénifiant de l’Etat ne vise qu’à camoufler la réalité : l’Etat ne respecte pas ses engagements. Il entend parvenir à la démolition complète d’un bidonville qu’il a lui-même créé en avril 2015, et ceci par tous les moyens sans aucune considération pour les réfugiés, ni pour les Calaisiens d’ailleurs. Car tout comme les migrants, ils subissent depuis maintenant plus de 20 ans la même politique de l’échec. Celle qui consiste-de Sangatte à l’actuel démantèlement de la Jungle- à croire qu’en déplaçant le problème on le résoudra.


Organisations signataires

Auberge des migrants
Care4Calais
Collectif Fraternité Migrants Bassin Minier 62
Comité Sans Papier 59
Emmaüs Dunkerque
Emmaüs France
FSU 59/62
Help Refugee
Itinérance Cherbourg
Groupe d’information et de soutien aux immigré.e.s (Gisti)
Le Réveil Voyageur
Ligue des droits de l’homme (LDH) Dunkerque
Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (MRAP) Dunkerque
Salam Nord Pas-de-Calais
Secours Catholique Caritas France
Terre d’errance
Utopia 56

« Jungle de Calais » un arrêté d’expulsion très limité

http://mobile.lemonde.fr/immigration-et-diversite/article/2016/02/26/jungle-de-calais-un-arrete-d-expulsion-tres-limite_4872020_1654200.html?xtref=https://www.google.com/

Adieu les rêves de bulldozer et de démonstration de force. Si le tribunal administratif de Lille a bien autorisé l’évacuation de la zone sud de la « jungle » de Calais, dans son ordonnance rendue ce jeudi 25 février, il limite sévèrement la marge de manœuvre de l’Etat. D’abord, il exclut toute action brutale en rappelant que « l’Etat s’est engagé (…) à une éviction progressive », ensuite il interdit de raser une longue liste de lieux de vie « soigneusement aménagés et répondant à un besoin réel », estime la juge Valérie Quemener.

Sur les huit hectares qu’elle voulait rendre à la nature, la préfète du Pas-de-Calais, Fabienne Buccio, devra donc conserver « notamment les lieux de cultes, une école, une bibliothèque, un abri réservé à l’accueil des femmes et enfants, des théâtres, un espace d’accès au droit, un espace dédié aux mineurs », précise la justice. Pour l’avocate des associations et des migrants, Me Julie Bonnier, le fait que cette liste ne soit « ni précise ni exhaustive » rend même impossible la moindre évacuation de bicoque puisque le concept de « lieu de vie » peut se décliner à l’infini. Affaire à suivre donc, et rendez-vous en cassation puisque les associations ont décidé de s’y pourvoir.

Globalement, la semaine n’a pas été bonne pour la Place Beauvau. D’abord, la stratégie de l’intimidation n’a pas fonctionné. L’Etat pensait que, comme en janvier pour l’évacuation d’une bande de 100 mètres entre le bidonville et la route, la menace d’expulsion suffirait à faire fuir les migrants. Cette fois, personne n’a bougé. Par ailleurs, la promesse d’une évacuation spectaculaire du plus grand bidonville de France a réuni les télévisions du monde entier et focalisé le regard sur ce lieu où la patrie des droits de l’homme ne s’illustre guère ; en termes d’image, le dégât est important. Ensuite, les autorités, qui n’avaient jamais vraiment recensé la population du lieu, se retrouvent avec trois fois plus de personnes à reloger que ce qu’elles avaient prévu. Quelque 3 500 migrants vivent sur la zone sud, alors que la préfecture les estimait entre « 800 à 1 000 », un « surnombre » qui a obligé à repenser la stratégie gouvernementale.

DES DÉPARTS AU COMPTE-GOUTTES

Le Centre d’Accueil Provisoire (CAP), est donc contraint désormais de fonctionner comme un sas de sortie de la « jungle ». Sur les 1 500 places des 125 conteneurs, 1 296 étaient occupées mercredi 24 février. Le gouvernement tente donc déjà désormais de convaincre ceux qui viennent d’y emménager d’en repartir pour rejoindre un des 102 centres d’accueil et d’orientation (CAO) et faire rentrer d’autres habitants de la « jungle » à leur place. « Votre demande d’asile sera traitée beaucoup plus rapidement dans un CAO qu’ici », expliquait mardi Laurence Duclos, de l’Office français de protection des réfugiés et des apatrides (OFPRA) à un médecin afghan qui montrait des signes d’intérêt pour l’asile ici. « En l’absence d’autre choix », précisait-il tout de même.

Les départs volontaires de la « jungle » se font au compte-gouttes car il faut désormais convaincre de s’éloigner de la frontière des gens qui veulent surtout quitter la France. A Calais, depuis que l’OFPRA fait des maraudes, les moins hostiles à rester dans l’Hexagone sont déjà partis. Pour en décider de nouveaux à opter pour le pays qui les laisse depuis des mois dans la boue, les agents de l’Etat vont devoir redoubler de persuasion.

« Toute l’agitation ne change rien pour moi, expliquait Souleymane, un Soudanais de 23 ans, mercredi. Je veux aller en Grande Bretagne ». Lui et Naïm, à Calais depuis cinq mois, discutaient autour du riz aux oignons mijotant dans une cocotte, dans une cuisine de la zone sud. « On passera la frontière, ici ou ailleurs », insistait Souleymane, sûr de lui sur ce point et fataliste face à la menace d’une évacuation. Il sait que le renforcement des contrôles rend la traversée de la Manche moins aisée, et fait le jeu de passeurs qui ont monté les prix.

Durant la nuit de lundi à mardi, six personnes hébergées dans le CAP sont passées contre 21 000 euros pour le groupe. Or ni lui ni Naïm n’ont de telles sommes d’argent. Mais comme beaucoup de résidents de la zone promise à la destruction, ils écoutent les propositions comme des discussions qui tuent le temps ; intéressés ni par les conteneurs, « ce village de science-fiction », souffle Naïm, ni par les centres d’accueil.

NÉGOCIER AVEC LES ANGLAIS

Les CAO ont été créées sur mesure pour « vider » Calais, 102 lieux ouverts rapidement, dans des centres de loisir, des lieux inutilisés par les municipalités, après le 27 octobre, moment où Bernard Cazeneuve a décidé le « desserrement de la “jungle” ». Pour que l’opération fonctionne, le gouvernement a demandé à ses préfets dans la circulaire du 7 décembre 2015 « d’éviter toute mesure de coercition à l’égard du migrant, sauf trouble à l’ordre public. »

Concrètement, les autorités locales doivent oublier les accords de Dublin signés par la France. Les demandeurs d’asile qui arrivent de Calais ne doivent pas être renvoyés dans le pays d’Europe où ils ont laissé leurs empreintes. Au moins trois préfectures (Toulouse, Nantes et la Roche-sur-Yon) les ont pourtant renvoyés ou tenté de le faire. Ainsi, un Soudanais hébergé à Nantes a été renvoyé en Italie le 12 janvier, comme l’a dénoncé Médecins sans frontières (MSF), menaçant de cesser la promotion des CAO dans ces conditions. Pour éviter cela, mercredi, le ministère de l’intérieur répétait une nouvelle fois la consigne à ses préfets.

Mais les associations sont d’autant plus méfiantes sur ce dispositif que le flou règne sur le sort d’une partie des 2 741 personnes qui ont accepté ce départ. Si 80 % d’entre elles ont demandé l’asile et rejoindront plus ou moins vite un hébergement dédié, qu’adviendra-t-il des 20 % restants, soit 550 personnes sans statut, à la fermeture des CAO ? Par ailleurs, le taux de fuite de ces foyers reste fort. Selon la Place Beauvau, il serait de « moins de 20 % des entrants », un taux invérifiable. Mais en début de semaine encore, tout un groupe envoyé à Auch (Gers) a fait demi-tour à peine débarqué du bus…

En réunion stratégique, mercredi après-midi, Etat et associations ont décidé de mettre l’accent sur le repérage des 326 mineurs isolés présents dans la « jungle », dont un quart a moins de quinze ans. Mais comme le note François Guennoc de l’Auberge des Migrants, « on aura du mal à les décider à demander l’asile ici tant qu’ils n’auront pas des exemples de jeunes ayant rejoint un père ou une mère en Grande Bretagne, légalement, grâce à ce préalable ». Mais, négocier avec les Anglais, est encore une autre histoire.