« Jungle de Calais » un arrêté d’expulsion très limité

http://mobile.lemonde.fr/immigration-et-diversite/article/2016/02/26/jungle-de-calais-un-arrete-d-expulsion-tres-limite_4872020_1654200.html?xtref=https://www.google.com/

Adieu les rêves de bulldozer et de démonstration de force. Si le tribunal administratif de Lille a bien autorisé l’évacuation de la zone sud de la « jungle » de Calais, dans son ordonnance rendue ce jeudi 25 février, il limite sévèrement la marge de manœuvre de l’Etat. D’abord, il exclut toute action brutale en rappelant que « l’Etat s’est engagé (…) à une éviction progressive », ensuite il interdit de raser une longue liste de lieux de vie « soigneusement aménagés et répondant à un besoin réel », estime la juge Valérie Quemener.

Sur les huit hectares qu’elle voulait rendre à la nature, la préfète du Pas-de-Calais, Fabienne Buccio, devra donc conserver « notamment les lieux de cultes, une école, une bibliothèque, un abri réservé à l’accueil des femmes et enfants, des théâtres, un espace d’accès au droit, un espace dédié aux mineurs », précise la justice. Pour l’avocate des associations et des migrants, Me Julie Bonnier, le fait que cette liste ne soit « ni précise ni exhaustive » rend même impossible la moindre évacuation de bicoque puisque le concept de « lieu de vie » peut se décliner à l’infini. Affaire à suivre donc, et rendez-vous en cassation puisque les associations ont décidé de s’y pourvoir.

Globalement, la semaine n’a pas été bonne pour la Place Beauvau. D’abord, la stratégie de l’intimidation n’a pas fonctionné. L’Etat pensait que, comme en janvier pour l’évacuation d’une bande de 100 mètres entre le bidonville et la route, la menace d’expulsion suffirait à faire fuir les migrants. Cette fois, personne n’a bougé. Par ailleurs, la promesse d’une évacuation spectaculaire du plus grand bidonville de France a réuni les télévisions du monde entier et focalisé le regard sur ce lieu où la patrie des droits de l’homme ne s’illustre guère ; en termes d’image, le dégât est important. Ensuite, les autorités, qui n’avaient jamais vraiment recensé la population du lieu, se retrouvent avec trois fois plus de personnes à reloger que ce qu’elles avaient prévu. Quelque 3 500 migrants vivent sur la zone sud, alors que la préfecture les estimait entre « 800 à 1 000 », un « surnombre » qui a obligé à repenser la stratégie gouvernementale.

DES DÉPARTS AU COMPTE-GOUTTES

Le Centre d’Accueil Provisoire (CAP), est donc contraint désormais de fonctionner comme un sas de sortie de la « jungle ». Sur les 1 500 places des 125 conteneurs, 1 296 étaient occupées mercredi 24 février. Le gouvernement tente donc déjà désormais de convaincre ceux qui viennent d’y emménager d’en repartir pour rejoindre un des 102 centres d’accueil et d’orientation (CAO) et faire rentrer d’autres habitants de la « jungle » à leur place. « Votre demande d’asile sera traitée beaucoup plus rapidement dans un CAO qu’ici », expliquait mardi Laurence Duclos, de l’Office français de protection des réfugiés et des apatrides (OFPRA) à un médecin afghan qui montrait des signes d’intérêt pour l’asile ici. « En l’absence d’autre choix », précisait-il tout de même.

Les départs volontaires de la « jungle » se font au compte-gouttes car il faut désormais convaincre de s’éloigner de la frontière des gens qui veulent surtout quitter la France. A Calais, depuis que l’OFPRA fait des maraudes, les moins hostiles à rester dans l’Hexagone sont déjà partis. Pour en décider de nouveaux à opter pour le pays qui les laisse depuis des mois dans la boue, les agents de l’Etat vont devoir redoubler de persuasion.

« Toute l’agitation ne change rien pour moi, expliquait Souleymane, un Soudanais de 23 ans, mercredi. Je veux aller en Grande Bretagne ». Lui et Naïm, à Calais depuis cinq mois, discutaient autour du riz aux oignons mijotant dans une cocotte, dans une cuisine de la zone sud. « On passera la frontière, ici ou ailleurs », insistait Souleymane, sûr de lui sur ce point et fataliste face à la menace d’une évacuation. Il sait que le renforcement des contrôles rend la traversée de la Manche moins aisée, et fait le jeu de passeurs qui ont monté les prix.

Durant la nuit de lundi à mardi, six personnes hébergées dans le CAP sont passées contre 21 000 euros pour le groupe. Or ni lui ni Naïm n’ont de telles sommes d’argent. Mais comme beaucoup de résidents de la zone promise à la destruction, ils écoutent les propositions comme des discussions qui tuent le temps ; intéressés ni par les conteneurs, « ce village de science-fiction », souffle Naïm, ni par les centres d’accueil.

NÉGOCIER AVEC LES ANGLAIS

Les CAO ont été créées sur mesure pour « vider » Calais, 102 lieux ouverts rapidement, dans des centres de loisir, des lieux inutilisés par les municipalités, après le 27 octobre, moment où Bernard Cazeneuve a décidé le « desserrement de la “jungle” ». Pour que l’opération fonctionne, le gouvernement a demandé à ses préfets dans la circulaire du 7 décembre 2015 « d’éviter toute mesure de coercition à l’égard du migrant, sauf trouble à l’ordre public. »

Concrètement, les autorités locales doivent oublier les accords de Dublin signés par la France. Les demandeurs d’asile qui arrivent de Calais ne doivent pas être renvoyés dans le pays d’Europe où ils ont laissé leurs empreintes. Au moins trois préfectures (Toulouse, Nantes et la Roche-sur-Yon) les ont pourtant renvoyés ou tenté de le faire. Ainsi, un Soudanais hébergé à Nantes a été renvoyé en Italie le 12 janvier, comme l’a dénoncé Médecins sans frontières (MSF), menaçant de cesser la promotion des CAO dans ces conditions. Pour éviter cela, mercredi, le ministère de l’intérieur répétait une nouvelle fois la consigne à ses préfets.

Mais les associations sont d’autant plus méfiantes sur ce dispositif que le flou règne sur le sort d’une partie des 2 741 personnes qui ont accepté ce départ. Si 80 % d’entre elles ont demandé l’asile et rejoindront plus ou moins vite un hébergement dédié, qu’adviendra-t-il des 20 % restants, soit 550 personnes sans statut, à la fermeture des CAO ? Par ailleurs, le taux de fuite de ces foyers reste fort. Selon la Place Beauvau, il serait de « moins de 20 % des entrants », un taux invérifiable. Mais en début de semaine encore, tout un groupe envoyé à Auch (Gers) a fait demi-tour à peine débarqué du bus…

En réunion stratégique, mercredi après-midi, Etat et associations ont décidé de mettre l’accent sur le repérage des 326 mineurs isolés présents dans la « jungle », dont un quart a moins de quinze ans. Mais comme le note François Guennoc de l’Auberge des Migrants, « on aura du mal à les décider à demander l’asile ici tant qu’ils n’auront pas des exemples de jeunes ayant rejoint un père ou une mère en Grande Bretagne, légalement, grâce à ce préalable ». Mais, négocier avec les Anglais, est encore une autre histoire.