C’est une communication particulièrement attendue mais hautement polémique que s’apprête à faire Bruxelles, mercredi 6 avril. Une annonce qui a déjà été repoussée au moins deux fois durant le mois de mars, sur demande, entre autres, du président du Conseil européen, Donald Tusk, qui craignait qu’elle ne creuse encore plus la fracture entre pays européens au sujet de la migration et ne fasse capoter l’accord entre l’Union européenne (UE) et Ankara de renvoi de Syriens en Turquie, signé vendredi 18 mars, et mis en œuvre depuis lundi 4 avril.
La Commission européenne devrait dévoiler ses propositions pour réformer le « règlement » de Dublin qui définit les règles de répartition des demandeurs d’asile dans l’UE. Datant de 1990, ce règlement détermine quel Etat est responsable du traitement des demandes. Révisé déjà deux fois (la dernière en 2013), Dublin dispose que c’est le pays de « première entrée » d’un migrant dans l’UE qui doit en premier lieu instruire sa demande d’asile.
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- Un simple toilettage…
Selon nos informations, Bruxelles veut mettre deux options sur la table, laissant le soin aux Etats membres de prendre leurs responsabilités. Elle ne fera sa proposition législative définitive qu’un peu plus tard dans le courant du printemps. Les pays pourraient choisir le quasi-statu quo : le règlement de Dublin actuel serait maintenu, avec des pays de « première entrée » (principalement la Grèce et l’Italie) portant l’essentiel du « fardeau » des réfugiés.
Un mécanisme de solidarité temporaire lui serait adjoint : en cas de forte pression migratoire, les demandeurs d’asile devraient être répartis partout dans l’UE, selon une clé de répartition dépendante du produit intérieur brut, du taux de chômage, du nombre de réfugiés déjà arrivés etc. Bruxelles propose ainsi de pérenniser la « relocalisation » des 160 000 demandeurs d’asile décidée en septembre 2015, mais qui peine pour le moins à se mettre en place. Selon le dernier décompte de la Commission, en date du 4 avril, seuls 1 111 réfugiés ont été accueillis de Grèce et d’Italie dans d’autres pays de l’Union.
- … ou une refonte en profondeur
Deuxième option : le règlement de Dublin actuel, avec sa règle du pays de première entrée, est abandonné, et les demandeurs d’asile sont répartis d’entrée de jeu entre les vingt-huit pays de l’UE, toujours selon une clé de répartition tenant compte de leur « capacité d’absorption ». Plus question de laisser la Grèce et l’Italie prendre le plus gros de la charge.
La Commission devrait aussi, mercredi 6 avril, proposer d’uniformiser drastiquement les procédures d’examen des demandes d’asile, qui diffèrent encore énormément d’un pays à l’autre. Le cadre législatif existe déjà (avec la directive sur les conditions d’accueil des réfugiés, remaniée en 2013 ou celle de 2011 sur les conditions d’octroi du statut de réfugié). C’est sa mise en œuvre qui pose problème, certains réfugiés provenant pourtant des mêmes régions du monde ayant bien plus de chances d’obtenir une protection dans un pays membre plutôt que dans un autre.
L’idée de Bruxelles serait de transformer l’actuel « bureau européen d’appui en matière d’asile » (l’EASO, European Asylum Support Office) en une agence traitant de manière centralisée toutes les demandes d’asile parvenant dans un pays de l’Union. Une sorte de « super » Ofpra (Office français de protection des réfugiés et apatrides) au niveau européen : les pays membres seraient privés de cette compétence, consistant à juger si un réfugié est éligible ou non au droit d’asile.
- La négociation s’annonce ardue
Comment les vingt-huit pays membres de l’UE vont-ils réagir, eux qui ont dû se résoudre à un accord très controversé avec la Turquie, faute, précisément, d’avoir réussi à s’entendre collectivement sur un mécanisme minimal de solidarité ? Les positions des uns et des autres sur les questions migratoires se sont encore durcies depuis les attaques terroristes à Paris et à Bruxelles.
La plupart des capitales devraient convenir qu’un débat est nécessaire, même s’il sera éruptif. De fait, personne ne nie, même en Pologne ou en Hongrie (où les gouvernements refusent d’accueillir des réfugiés), que Dublin ne fonctionne pas. Jusqu’à présent, la Grèce et l’Italie n’obligeaient pas les réfugiés à déposer leur demande d’asile chez eux, et les laissaient filer vers le nord de l’Europe, en Allemagne ou en Suède. Et Berlin ou Stockholm avaient les plus grandes peines du monde à renvoyer ces réfugiés dans ces pays de première entrée. Au plus fort de la crise migratoire, l’Allemagne a suspendu ces renvois vers la Grèce, déjà débordée.
Cependant, il devrait y avoir deux camps bien distincts, et difficiles à réconcilier. Celui en faveur de la deuxième option : les pays de première entrée (Grèce et Italie) ; et les pays de « destination », privilégiés par les migrants (Allemagne, Suède, Pays-Bas, mais aussi la Belgique). Angela Merkel, qui avait ouvert les portes de son pays aux Syriens à l’été 2015, réclame une réforme drastique de Dublin depuis des mois.
Et il y aura le camp des « anti », les pays de l’est de l’Europe (Hongrie, Slovaquie, République tchèque, Pologne), en faveur du statu quo, qui estiment invendables politiquement auprès de leurs opinions publiques des « quotas » permanents de réfugiés. Et qui, en coulisses, ces dernières semaines, ont parlé de « provocation » à propos de l’initiative de la Commission.
- Divergences entre la France et l’Allemagne
La France fait partie de ces inconditionnels de la première option. A Paris, on argue que la règle du « pays de première entrée » doit être conservée, car elle maintient une pression sur les Etats aux marges de l’espace de libre circulation Schengen pour qu’ils protègent davantage une frontière considérée ces derniers mois comme une véritable passoire. « Cela les responsabilise », précise une source diplomatique française. « Il y a aussi la crainte du vote Front national, le refus de cautionner un système de quotas permanents », ajoute une source diplomatique européenne.
Quant à la proposition de « super » Ofpra européen, elle implique un transfert de souveraineté et nécessite un changement des traités : autant dire qu’elle n’a aucune chance de voir le jour dans un avenir proche tant les Etats membres ont peu d’appétit pour ce genre d’évolutions… Pour contourner cet Himalaya politique, Bruxelles devrait proposer, mercredi, de transformer en règlements les directives sur les conditions d’accueil des réfugiés et sur la définition des réfugiés. Les règlements, contrairement aux directives, sont des textes d’application immédiate dans les droits nationaux, ce qui aurait pour avantage d’harmoniser tant soit peu les pratiques. Encore faut-il, là aussi, l’accord conjoint du Parlement européen et des Etats membres.
La Commission sait qu’elle a peu de temps devant elle : un débat constructif et dépassionné sur Dublin ne pourra démarrer qu’à partir du moment où le flux de migrants venus de Turquie aura drastiquement baissé. Tout dépendra du succès de l’accord signé avec Ankara. Mais il faudrait que cette discussion s’engage avant la fin de juin, date qui coïncide avec le début de la présidence slovaque de l’UE. Le gouvernement slovaque s’étant illustré ces derniers mois par des positions radicales, antimigrants et xénophobes, « on ne sent pas à Bratislava un appétit fou pour faire avancer le dossier » relève un diplomate européen.