http://liberation.fr/apps/2016/03/mineurs-isoles-etrangers/
Rozenn Le Berre délivre son témoignage après avoir été, pendant dix-huit mois, chargée de s’entretenir avec des immigrés. Cette éducatrice devait constituer les dossiers permettant d’établir si, oui ou non, ces jeunes personnes pouvaient obtenir le statut de «mineurs isolés étrangers». Récit.
«Je implore toi s’il vous plaît dormir couloir.» Mirjet est fatigué. Il me demande de lui trouver un hébergement. Toutes mes chambres sont prises. Impossible de lui trouver un hébergement tant qu’il n’est pas reconnu mineur. Ces mots, il ne me les dit pas. Il écrit en albanais sur l’ordinateur. C’est Google Traduction qui me les dit. C’est plutôt marrant, d’habitude, les traductions déformées par le logiciel. Là, c’est pas marrant du tout. La tristesse, la fatigue et la colère s’unissent pour former des larmes au fond de ses yeux bleus. Quand il claque la porte du bureau en sortant, résigné, j’ai l’impression d’être aussi exténuée que lui. Et comme souvent, je me demande ce qui m’a pris d’accepter ce travail.
Je suis éducatrice auprès des mineurs isolés étrangers, les MIE. Les MIE sont, comme l’indique la petite case administrative dans laquelle ils doivent se contorsionner pour gagner leur place dans l’eldorado européen, des personnes de moins de 18 ans ; de nationalité étrangère ; ne disposant pas de famille en France pouvant les prendre en charge. Ces jeunes sont inexpulsables et ont le droit d’être placés en foyer. On est un enfant à protéger avant d’être un étranger à expulser, jusqu’à nouvel ordre. Sauf qu’il ne suffit pas de se déclarer mineur, isolé et étranger pour s’assurer une place au chaud et la garantie de ne pas être renvoyé dans son pays en charter. Le département, collectivité disposant de cette compétence via l’aide sociale à l’enfance, doit d’abord évaluer la situation de chacun ces jeunes. Il s’agit de vérifier s’ils ont vraiment moins de 18 ans et s’ils sont vraiment tout seuls en France. Derrière la formule «évaluation de la situation», il y a notamment un entretien avec mes collègues et moi. On recueille les documents d’identité et les déclarations du jeune en question – sa vie dans son pays, les raisons de son départ, son parcours migratoire, ses projets, etc. On envoie ensuite un rapport au département qui est chargé de reconnaître cette personne comme mineur isolé étranger, ou non. En attendant la décision, les jeunes doivent être «mis à l’abri».
En théorie. Car nous n’avons pas assez de places d’hébergement pour tout le monde. Mirjet en est un parmi des dizaines d’autres ce jour-là. Puis, au bout de la procédure, la décision du département tombe. Positive ou négative. On est mineur et protégé ou majeur et sans papiers. Le foyer ou la rue. On vous rattrape sur la rive ou on vous jette dans la houle. Je n’ai pas vraiment le temps de chercher à savoir si Mirjet a trouvé un refuge pour alléger sa fatigue.
Mathilde avait 12 ans
Il est 14 heures, nous avons rendez-vous avec une jeune fille. Mathilde, 17 ans, le sourire timide et le regard un peu fuyant. Des jolis cheveux au garde-à-vous sur le sommet de son crâne, une petite douleur au fond des yeux. Une fossette creusée dans sa joue, l’air de rien, comme la marque finale de l’artiste qui a créé ce visage de poupée. Fragile, Mathilde. Pourtant, personne n’a pris soin d’elle. Son cousin l’a brisée, le jour où il a perforé son corps d’enfant. Mathilde avait 12 ans. Ce n’est pas un âge pour sentir une vie gonfler dans son ventre. Son corps trop petit s’est déchiré. Quelque part à Brazzaville, une enfant a donné naissance à un enfant. Le bébé a grandi, sans savoir que sa mère n’avait que douze ans de plus que lui. Le bébé a grandi, et il a pris petit à petit les traits de son père. Les voisins ont commencé à parler. Les langues accusatrices se sont déliées. Et si le cousin de Mathilde était aussi le père de l’enfant ? Cet homme a menacé le bébé. Il devra disparaître, sinon il le tuera. Mathilde a placé son bébé dans un bus, donné l’adresse d’une tante à un des passagers, en espérant qu’il y emmènera le petit. Puis le cousin a éloigné sa cousine de sa vie : il a payé un passeur pour envoyer l’ado en Europe.
Voilà comment Mathilde se retrouve devant moi à me raconter cette histoire, son histoire, avec ses cheveux au garde à vous, sa fossette creusée et son sourire timide. Je pose une question obligatoire et prie pour que la réponse soit oui. Est-ce que le passeur a été gentil avec toi ? Non. «Lui aussi, il me force à coucher avec lui.» Le corps de Mathilde n’est plus à elle. Objet d’échange, il est baladé par des ordures qui la détruisent à chaque fois un peu plus. Le pire, c’est qu’elle en a honte. Elle se sent responsable de tout. Je ne sais pas si tu vas me croire, mais je veux que tu saches que les coupables ce sont eux, ce n’est pas toi. «J’ai honte de moi. Je me demande pourquoi ma mère m’a pas prise avec elle.» Sa mère est décédée. 17 ans, ce n’est pas un âge pour avoir envie de mourir. J’ai du mal à mener l’entretien jusqu’au bout. J’essaie de trouver des mots qui n’aient pas la forme de couteaux.
«J’aimerais bien être mannequin, mais j’ai trop de cicatrices.»
Je ne voudrais pas la blesser encore plus. On approche de la fin. Les paroles de Mathilde ont tissé un gros nœud au fond de mon ventre. Enfin, je peux poser une question banale, innocente. Et qu’est-ce que tu veux faire quand tu seras plus grande ? Mais la réponse nous rapatrie immédiatement dans la réalité. «J’aimerais bien être mannequin mais j’ai trop de cicatrices.» On s’en fiche, Mathilde. Tu seras une très jolie mannequin. Je prends une grande bouffée d’air en sortant du bureau. Je me place sous le soleil brûlant, avec l’envie que mes pensées s’évaporent de la même manière que les flaques déposées au sol par l’orage de la veille. Que ces atrocités entrées dans ma tête à travers les mots d’une enfant s’échappent vite, loin, longtemps.
Pour tenter de repêcher un peu d’espoir, je me force à me convaincre que tout va aller mieux pour Mathilde désormais. Elle a un bon dossier : des papiers d’identité corrects, une histoire qui tient la route, un visage d’adolescente. Le département a de grandes chances de croire à sa minorité et son isolement, et donc de lui donner une réponse positive à la réception du rapport que nous lui transmettrons. C’est sûr, tout va aller mieux, désormais. Elle sera reconnue mineure isolée étrangère et sera placée en foyer pour soigner son corps et ses fantômes.
Une ado pimpante qui rayonnait dans un haut flashy à vous exploser la rétine.
Elle me fait d’ailleurs penser à Fatoumata, une jeune fille passée par notre service quelques mois plus tôt. C’était quelques semaines avant ça, je visitais un foyer d’accueil pour mineurs isolés étrangers. Soit un des endroits où les jeunes habitent après être passés par chez nous. J’étais curieuse de revoir tous ces visages. De voir où ils en étaient, quelques mois après leur arrivée en Europe. J’étais dans la bonne rue, je cherchais l’adresse exacte. Une jeune fille avec une coupe afro est accourue dans ma direction à coups de sourires et de grands «Hé !» Jamais vu cette fille. Je me suis retournée pour chercher à voir qui elle saluait derrière moi. Personne. Elle est arrivée à ma hauteur, essoufflée : «Bah madame, vous me reconnaissez pas ?»
Et pour cause. La dernière fois que j’avais vu Fatoumata, elle était mangée par la tristesse. Elle ne s’alimentait presque pas, avait mal au creux d’elle-même. Des hommes avaient enfoncé leur sexe dans son corps. Fatoumata avait un vide dans les yeux, une sorte de non-expression permanente. Et là, j’avais en face de moi une ado pimpante qui rayonnait dans un haut flashy à vous exploser la rétine. Ses cheveux dansaient gaiement à 10 centimètres au-dessus de sa tête. Et ce sourire ! Elle m’a prise par le bras et m’a entraînée au foyer en sautillant. Je sais que cette façade éclatante cache bien des douleurs. Je sais qu’elles sont encore là. Elles creusent des galeries dans le ventre de Fatoumata, griffent la pointe de ses seins et escaladent sous le tee-shirt flashy pour montrer le bout de leur répugnant museau. On ne se remet pas en quelques mois d’un enfer. Mais quand même.
«Qu’est-ce que t’es belle, Fatoumata.» Les jeunes filles sont peu nombreuses parmi les MIE. Elles représentent environ 10% des jeunes que nous avons reçus. Originaires pour la plupart du Congo, du Nigeria et de la Guinée-Conakry, elles font en général le trajet jusqu’en Europe en avion, accompagnées de passeurs qui savent déjouer la vigilance des douaniers. Mais le voyage en avion est réservé aux familles les plus riches, celles qui ont pu payer un passeur et un voyage confortable, sans risque, pour leur enfant. Pour les moins fortunés, il y a l’autre solution, plus économique mais terriblement plus dangereuse, le voyage par la terre et la mer. De deux mois à plusieurs années, selon le pays d’origine, le budget disponible et les aléas du parcours. Une longue odyssée s’étirant dans le sable ardent du Sahara et la houle virulente de la Méditerranée, qui laisse dans les esprits son lot de douleurs et de fantômes. Moussa, jeune Burkinabé vu le mois dernier, en trimballe tout un sac.
Une panique constante dans le regard.
Le visage de Moussa est très marqué. Une panique constante dans le regard. Ses pupilles jonglent dans tous les sens. Tout dans l’environnement de notre bureau semble lui susciter une crainte. On commence à poser des questions, Moussa commence à essayer d’y répondre. Il a beaucoup de mal à décrire sa vie dans son pays. A chaque fois, le voyage jusqu’en Europe arrive en trombe dans son esprit. Il ne pense plus qu’à «ça», ne sait plus vraiment ce qu’il a fait avant «ça», comment il vivait, ce qu’il aimait, ceux qu’il aimait. Quand arrive le moment de raconter «ça», ce voyage, Moussa déballe tout de manière un peu anarchique, les souvenirs surgissent sans prévenir, ils s’amusent à jouer des claquettes dans son crâne. Tout se mélange : les rebelles sur la route au Nord-Mali ; la traversée du désert du Sahara, dans un pick-up surchargé ; les travaux d’esclaves dans le bâtiment, dans chaque ville-étape, pour trouver l’argent nécessaire à la poursuite de la route ; la traversée du fleuve entre l’Algérie et le Maroc ; la vie dans les «ghettos», ces maisons délabrées où s’entassent les corps fatigués des voyageurs ; les «chefs de ghettos», rois de ces royaumes de misère, de fatigue et de solitude. Autoproclamés «chairman», « consul» ou «président», ces marchands de sommeil instaurent une domination totalement arbitraire qui leur permet de soutirer à leur guise le peu d’argent disponible dans les poches déjà percées des migrants.
Et surtout, Moussa se souvient des sept mois à Gourougou. Tous les migrants la connaissent, cette Gourougou. C’est une forêt, juchée sur la montagne qui surplombe l’enclave espagnole de Melilla au Maroc. Gourougou, c’est l’Afrique. Melilla, c’est l’Europe. Sept mois à vivre dans des tentes de fortune, à se faire déloger par les policiers marocains, à tenter de survivre. Et surtout, sept mois à attendre le bon moment pour «partir choquer», soit tenter d’escalader la triple barrière de 6 mètres de haut pour mettre un pied sur le sol européen. Car une fois le pied posé de l’autre côté de la barrière, on a le droit à une analyse de sa situation, on est placé dans un centre d’accueil et on peut, au bout, gagner le «laissez-passer», sésame permettant l’entrée dans «la grande Espagne», là-bas, de l’autre côté de la Méditerranée.
Moussa a pris la précaution, avant de partir choquer, de fixer des clous dans la semelle de ses chaussures. Les mailles de la barrière sont volontairement très fines, pour empêcher un pied de s’y accrocher. Moussa a échoué six fois, avant de réussir. Six fois l’adrénaline, six fois la peur, six fois les mains qui tremblent et les pieds qui dérapent, six fois les barbelés qui mordent, six fois les matraques, six fois le refoulement à la frontière algérienne. Six fois l’espoir qui explose au sol en tombant. Au moment où il le raconte, il touche machinalement le haut de sa main gauche, marquée d’une cicatrice. La barrière a sorti les griffes et mangé la chair. Sur le haut de son crâne aussi. Il ne dira pas si c’est l’œuvre de l’intransigeante barrière ou d’une matraque marocaine un peu trop zélée. De ces matraques qui visent principalement les bras et les jambes, afin que les membres ainsi meurtris aient moins de force pour escalader la barrière lors de la prochaine tentative.
«Je ne veux pas en parler»
Le parcours migratoire de Moussa n’est pas singulier. Il ressemble à mille autres, malgré la violence qui imprègne chacun d’entre eux. Ces jours et ces nuits sur le chemin de l’Europe sèment des traumatismes au creux de l’esprit de chaque voyageur. Je me souviens de Pierre, un Camerounais baraqué comme un déménageur suédois. Dix mille kilomètres dans les jambes, dont une centaine dans le Sahara. C’était comment la traversée du désert ? «Difficile, difficile… Il y a… Il y a les cadavres, là.» La buée salée s’est déposée au coin de ses cils et a brouillé sa pupille. Un instant seulement, à peine quelques secondes. D’un clignement de paupière, Pierre a relevé la tête, asséché les yeux qui avaient trahi sa fragilité secrète et s’est raclé la gorge doucement. «Je ne veux pas en parler.» Souleymane aussi a ses souvenirs coupants, ceux de Libye, quand il ramassait des dattes dans une palmeraie où les balles tombaient davantage que la pluie. Ahmadullah, lui, ne peut oublier l’asphyxie qui s’est emparée de ses poumons, quand il était dans le camion entre la Grèce et l’Italie. Et Mamadou, terrorisé par la vue de la mer depuis qu’il a passé trois jours dans un bateau à se demander à quel moment il chavirerait dans les vagues. Alpha voyait la mer pour la première fois. Il ne savait pas nager.
Il faut creuser chacune des fissures ouvertes dans ses souvenirs.
A l’arrivée en France, pour mériter sa place en foyer, il faut tout raconter devant nous. C’est la procédure. Il faut creuser chacune des fissures ouvertes dans ses souvenirs. En moins de deux heures, s’il vous plaît. On manque de temps, et ça se bouscule au portillon. Les entretiens ont lieu dans un tout petit bureau. Avec le jeune, un collègue, parfois un interprète. Une horloge qui fait tic-tac comme dans les maisons de nos grands-parents. Pendant une heure ou deux, ce bureau est une bulle. La personne qui est en face de nous répond à toutes nos questions. Sur sa famille, sur sa vie quotidienne, sur les difficultés qui l’ont amenée à quitter son pays – la Guinée, l’Algérie, l’Afghanistan, le Mali, le Congo, l’Albanie, le Cameroun ou un autre.
Dans cette bulle, il y a beaucoup de stress, de larmes, de rires parfois. Entretien avec Alpha. Comme pour tout le monde, on l’a prévenu au début : «Essaie de répondre précisément aux questions, s’il te plaît, ça nous aidera pour la rédaction de tes déclarations.» Le Sahara ? Cinq jours, en 4×4 avec les passeurs touaregs. La Libye ? Dix jours dans un ghetto, en attendant le feu vert du passeur. La Méditerranée ? Deux jours en bateau, puis quelques heures sur le bateau des garde-côtes italiens venus en sauvetage. L’Italie ? Quinze jours, dans un foyer d’accueil pour migrants. OK, c’est noté. Puis une question nous revient : «Mais, au fait, il est où ton ami qui faisait le voyage avec toi ?» «Il y a deux personnes qui se sont noyées durant la traversée. L’une des deux, c’était lui…» «Désolés. Pourquoi tu ne nous l’as pas dit avant ? Tu n’avais pas envie d’en parler ?» «Non, c’est pas ça. Vous m’avez dit de répondre à vos questions, non ?» «Oui.» «Vous ne m’avez pas posé cette question.»
Un jeu très difficile et très dangereux
D’une phrase, Alpha pointe les dangers vicieux qui guettent notre manière de travailler : la routine et la précipitation. Deux entretiens d’une heure et demie en moyenne, pour nous. Une à deux journées pour rendre au département le rapport. Parfois, sur une phrase d’un ton sec, sur un souffle d’agacement, sur des yeux qui montent au ciel face à un jeune qui peine à raconter son histoire de manière cohérente, je prends peur. Qu’est-on en train de faire ? Oui, c’est fatigant d’entendre toujours les mêmes histoires, surtout quand elles ont été vendues avec le passeur dans un cynique package «voyage+histoire» : en t’emmenant en Europe, il te raconte un récit de vie que tu dois apprendre par cœur. Cette vie devient la tienne.
Mais en face de nous, il y a un jeune pour qui c’est le moment décisif. Celui où il faut convaincre les interlocuteurs, nous, qu’il est bien un mineur isolé étranger. La réalité des parcours de vie est souvent modifiée : il faut qu’elle s’adapte aux cases de l’administration, alors on la déforme pour la faire rentrer. On supprime des années de vie, car quand on a 25 ans et qu’on dit en avoir 16, il faut avoir préparé le coup. On dit que maman est morte alors qu’elle vit à 10 kilomètres, car si maman est là, alors on n’est plus «isolé». On dit qu’on s’appelle Boubakar alors qu’on s’appelle Ousmane, car le passeur vous refile l’acte de naissance qu’il a sous la main, il s’en fiche que ce ne soit pas votre nom. C’est un jeu très difficile et très dangereux. Il ne faut pas se tromper. Ne pas s’embrouiller. Alors souvent, la panique envahit le bureau d’évaluation. Comme lors de l’entretien avec Adama.
Adama a peut-être 30-35 ans, mais en tout cas pas 15.
Adama entre, la confiance en lui au ras des semelles. L’homme, plus âgé que moi, est angoissé. Il sait déjà qu’il y a peu de chances que «ça passe». Il a 30-35 ans peut-être, mais sûrement pas 15. Et il sue, tremble et bafouille. Sa parole ne tient pas en équilibre car les mensonges portés à bout de bras pèsent trop lourds. Elle est à deux doigts de basculer dans le vide. Ses mots sont des fourches qui rappent sur sa langue. Il ne sait plus ce qu’il faut dire. «Tu avais quel âge quand tu as commencé l’école ? En quelle année ? Et quand tu as déménagé à Conakry, tu étais en quelle classe ? Tu avais quel âge ? Ton père est mort en quelle année ? Tu avais quel âge ?» Mes questions s’immiscent dans son cerveau comme des boulets de canon. Elles se cognent partout. Les mots ont chaussé des crampons. Ça lui crée un mal de tête terrible. Il s’était probablement préparé à cet entretien pourtant. Tout le monde y avait sûrement été de son conseil. «Tu dis que tu as 15 ans ; tu calcules bien tous les âges ; si tu as commencé l’école à 6 ans, du coup, ça donne 2005 ; pour chaque question qu’ils te posent, il faut calculer.» Ça paraissait simple hier et là ça ne l’est plus du tout.
C’est la première fois qu’il se retrouve dans un bureau face à deux Blancs à raconter sa vie. Quand il faut la déformer, cette vie, pour essayer d’avoir l’air d’être âgé de 15 ans, c’est encore plus difficile. Et terriblement violent. De sa vie, on efface ses enfants, sa femme. On prend la gomme et hop, 15 ou 20 ans de vie en moins. Sauf que la gomme n’efface pas les rides, la calvitie naissante, parfois les cheveux blancs. Elle n’efface pas non plus les attitudes. On sait quand on se parle entre adultes. L’odeur de la transpiration envahit la pièce. C’est une lutte qui se joue et son corps est en train de le trahir. Tout ça me met mal à l’aise. Le système est mal fait. Pourquoi des hommes trentenaires viennent s’humilier devant moi, jouer l’adolescent qu’ils ne sont bien évidemment pas ? Pour trouver une place au chaud. Pour avoir l’estomac plein. Pour espérer avoir des papiers un jour. On serait prêts à tout, nous aussi. Alors dans ces cas, on respecte la procédure. On pose toutes les questions habituelles, comme si on avait un adolescent en face de nous. Situation absurde, grotesque. On joue un jeu, tous ensemble.
Bienvenue au grand théâtre du mensonge. Et on sait tous, au fond, qu’il risque d’y avoir un refus au bout de la procédure. A la fin de l’entretien, Adama est épuisé comme s’il avait couru un marathon.
Echange de bons procédés, je lui fais écouter du rap français : Sexion d’Assaut.
Abdoulaye entre dans le bureau et me sort de mes pensées maussades. Abdoulaye n’a plus peur, il a eu une réponse positive du département et attend d’être accueilli dans un foyer. Il est rigolo, ce gamin. Il pose toujours des questions aux réponses impossibles – du genre «pourquoi t’es pas musulmane, toi ?» Il fait croire aux filles qu’il est américain pour les draguer. Abdoulaye ne parle pas un mot d’anglais et s’exprime avec un accent malien à couper au couteau, mais c’est pas grave, avec un peu de chance, elles y croiront. Il me fait écouter du rap malien sur YouTube. Echange de bons procédés, je lui fais écouter du rap français : Sexion d’Assaut. Abdoulaye regarde l’écran, fronce les sourcils, et me présente un sourire très dubitatif. Puis : «Mais c’est pas des Français, ça ! Regarde, ils sont tous noirs !…» «Il y a des Français qui sont noirs ?» Je ris. Je lui explique qu’il y a des Français qui sont noirs. Et qu’un jour, lui aussi, je l’espère, il sera français. Même s’il est noir.
Comment savoir l’âge d’une personne ?
«Mais comment vous faites pour savoir l’âge du jeune ?» Dès que je parle de mon travail, cette question, innocente et fondamentale, revient. Je n’ai pas vraiment de réponse. Personne n’en a, d’ailleurs. Rien ne permet d’établir de manière fiable l’âge d’une personne. Au niveau biologique, un os situé au niveau du poignet est censé arriver à maturité à 18 ans. Une radiographie permettrait donc d’évaluer l’âge d’une personne. La marge d’erreur ? Plus ou moins dix-huit mois. La population sur laquelle est basée le référentiel ? Des enfants blancs bien nourris, en 1930. Nombreux sont les médecins qui, à raison, ont élevé la voix pour s’indigner contre cette pratique douteuse où la science qui soigne devient un outil qui expulse. En théorie, le recours à cet examen n’est possible que «si les entretiens ne permettent pas une appréciation fondée de la minorité».
Sory présente un tampon comportant la mention «Vill de Conakry».
Au niveau des papiers d’état civil, la fiabilité est fragile. La plupart sont émis dans des pays où la corruption est une discipline nationale, où l’on peut acheter un acte de naissance au marché, où les enfants ne sont pas forcément enregistrés lors de leur naissance, où les registres d’état civil brûlent ou disparaissent. Au niveau de l’apparence physique, peu d’éléments crédibles sur lesquels se baser. Certes, la distinction entre un trentenaire et un pré-ado ne pose a priori que peu de difficultés. Mais pour les autres ? Ceux à qui on donnerait 16 ans comme 25 ? Ceux qui «font plus grands» ou «plus petits» que leur âge ? Sans oublier l’œuvre de la souffrance, la fatigue ou la peur qui labourent les visages, étirent les traits et percent des rides… Qui suis-je pour affirmer que Soheib «fait jeune» alors que Mustafa «fait vieux» ?
A l’écoute du récit de vie, on est chargés d’observer si l’histoire est «cohérente». Mais là encore, quelle fiabilité ? Le jeune éduqué saura jongler sans problème avec les dates et les âges, calculer, trouver la réponse attendue, là où l’analphabète n’y arrivera pas. Rien de fiable. Donc les textes régissant l’accueil des MIE, et notamment la circulaire Taubira, recommandent l’utilisation d’un «faisceau d’indices», merveille juridique permettant de piocher des éléments qui, seuls, ne prouvent pas grand-chose, mais combinés à d’autres, commencent à peser. Une tambouille intellectuelle : on regarde les papiers, les déclarations, l’apparence physique, l’attitude. On fournit tous ces éléments au département dans un rapport chargé de faciliter la décision. C’est donc lui, le département, institution sans visage ayant la capacité de trancher des destins dans le vif, qui est le décideur final. Ça nous protège. On essaie de se convaincre que ce n’est pas notre impression subjective qui joue. Dans le grand marché aux papiers, les analphabètes sont les plus mal lotis. Sory présente un tampon comportant la mention «Vill de Conakry», Mamadou un document émis par la «Préfectur de Labé». Les trafiquants ont vendu leur pire marchandise à ceux qui étaient incapables de déchiffrer les mots, et par conséquent les fautes d’orthographe contenues dans ces mots.
Quelqu’un a écrit : «NINA : RICHIE»
Parfois, c’est encore plus cynique, le document de Bengaly en est le triste témoin. Sur les actes de naissance maliens, il y a toujours sur l’en-tête du document une mention «NINA». C’est un numéro d’identification national. Il n’est jamais rempli, en général. Bengaly nous montre son document, où, fait exceptionnel, il y a quelque chose d’écrit sur les petites cases du numéro NINA. Quelqu’un a écrit «NINA : RICHIE.» Je ne sais pas s’il faut rire ou pleurer. Lorsqu’il nous présente un document de ce style, le jeune en question a de grandes chances de recevoir de la part du département une invitation à se rendre à la Police aux frontières pour faire contrôler ses documents. Si on accepte l’invitation, on prend un risque, immense : le centre de rétention.
Les lettres et les mots n’ont aucun sens pour lui, personne ne lui a appris à s’en servir.
Ibrahima a reçu cette invitation. Ibrahima est malien, paysan, analphabète, non francophone. Chaque démarche en France se grime en tribulation herculéenne pour lui. On lui explique de quoi il s’agit. Ibrahima sort de sa poche son acte de naissance plié en quarante. Il fronce les sourcils, regarde le papier dans tous les sens, cherche à comprendre ce qui ne va pas. Comment lui expliquer que ce n’est pas logique qu’il y ait un tampon de Bamako alors qu’il est né dans le Cercle de Diema ? Les lettres et les mots n’ont aucun sens pour lui, personne ne lui a appris à s’en servir. Il n’est pas armé pour comprendre. On essaie de lui expliquer les enjeux, d’utiliser des mots simples via l’interprète. La peur met le grappin sur son visage. Elle s’accroche, ne lui laisse aucun répit. Elle force ses lèvres à prononcer deux phrases, toujours les mêmes : «Mon papier est pas bon ? La police va me frapper ?» Ibrahima nous demande ce qu’il doit faire. On ne sait pas vraiment quoi lui conseiller. Je pense que lui-même ne sait pas si son papier est vrai ou faux. Il part, revient l’après-midi. Avec deux nouveaux actes de naissance sortis de derrière les fagots de Bamako. Les deux nouveaux actes ont l’air encore plus douteux que le premier. Ibrahima s’enfonce, boit la tasse, il n’a pas les bouées pour résister dans l’océan administratif européen. Il cherche une solution avec l’énergie du désespoir. Ici, il ne maîtrise rien. Je me rappelle une phrase d’un autre jeune, regrettant d’avoir quitté son pays : «Tu quittes ta vie normale et c’est comme si tu n’avais plus de vie.» Ibrahima n’est pas allé à la police. La peur a gagné. Il a eu une décision négative du département quelques jours après.
La boîte à histoires
Je regarde la liste de noms sur ma clé USB. Tous les rapports que j’ai rédigés depuis les dix-huit derniers mois. Tous ces noms, et en un clic, la boîte à histoires qui s’ouvre. Ce n’est pas qu’un document Word 97. Derrière chaque petit onglet, une histoire avec du vrai espoir et de la vraie souffrance dedans. Avec des mensonges aussi, mais on s’en fiche. La vérité est parfois bien plus douloureuse que le mensonge qu’on leur a conseillé de raconter. Derrière chaque petit onglet, surtout, une décision finale. Oui ou non. Mineur ou majeur. L’école ou la rue. L’espoir de régularisation ou le risque d’expulsion. Pour chacun de ces noms, pour chacun de ces jeunes ou moins jeunes, j’ai contribué à orienter la décision. Pas toute seule, certes. Mais un bout de leur destin a un moment tenu entre mes mains. C’est effrayant, quand on voit l’étendue de la liste. Alors je décide d’arrêter. Avant d’être lassée, avant de devenir un monstre, avant d’oublier que ces filles et garçons ne sont que des jeunes ayant eu l’absurde ambition de survivre, de trouver mieux ailleurs, d’aider les leurs, là-bas, au bled. Je décide d’arrêter ce travail. De quitter ces jeunes qui m’ont transmis malgré eux des bribes de ce qu’ils sont. Et qui, probablement sans le savoir, ont façonné des bribes de ce que je suis. Quelques semaines avant mon départ, un jour de congé, je vais acheter du scotch et des pinces à linge dans un bazar de mon quartier. Je croise un jeune homme dans le rayon des casseroles et des tajines. Son visage me dit clairement quelque chose. Je sais que je l’ai vu au travail, mais impossible de me rappeler comment il s’appelle et quand c’était. Je n’oublie pas les visages, en général. Par contre, les noms, les situations et les histoires dansent la valse dans le grand placard de ma mémoire. J’ouvre souvent les portes en grand, je fais circuler de l’air frais pour laisser s’échapper les douleurs, les désillusions et les solitudes. Sinon elles roulent dans tous les tiroirs et je n’ai plus de place pour les belles choses. Je ne sais donc plus qui est ce jeune. Lui par contre, il sait exactement qui je suis. «Je suis venu le 17 novembre. Je vous ai trouvée là dans le bureau. Vous m’avez donné à manger et un pull. J’avais faim et il faisait froid. Je n’oublie pas.»
J’ai rangé son nom dans un tiroir spécial du placard, celui des petits moments qu’on n’a pas envie de laisser s’échapper.
En retournant au bureau le lendemain, j’ouvre son dossier par curiosité. C’est bien moi qui l’ai accueilli. Sur la fiche de renseignements, j’ai noté : «Aucune affaire/ A faim + froid/ Demande à dormir dans le couloir/ Lui ai donné un pull et à manger/ Orienté vers la Croix-Rouge demain.» Il s’appelle Souley. Cette fois, je ne l’oublierai pas. J’ai rangé son nom dans un tiroir spécial du placard, celui des petits moments qu’on n’a pas envie de laisser s’échapper. Dedans, il y a les larmes de joie de Mohamed quand il a su qu’il irait à l’école ; le sourire de Jamshid, le premier en trois semaines où je l’avais vu quotidiennement, lorsqu’il a reçu une écharpe pour se protéger du froid ; les yeux humides de soulagement d’Abdoulkader, 1m95 et au moins 80 kilos de muscles, lorsqu’il retrouve «les claquettes de [s]a maman» ; le retour du premier jour d’école d’Anatullah, fier comme un pou de savoir compter jusqu’à dix en français – un, deux, trois, cinq, quatre, sept, six, huit, neuf, dix ; dans ce tiroir, il y a des regards et des épaules qui se relèvent, des sourires qui se déploient, des adolescents avec des montagnes sur le dos mais qui parviennent à nouveau à marcher, à courir, à danser, à ne plus avoir peur au moindre uniforme bleu marine croisé dans la rue – même si ce sont des employés d’EDF –, à se mettre du gel dans les cheveux pour draguer les filles, à être pénibles et idiots comme des adolescents, à vivre au lieu de survivre.
Alors ce tiroir à belles choses est fermé à clé, et je l’ouvre toujours avec précaution. Il ne faudrait pas que le courant d’air emporte les jolies histoires que j’y ai rangées depuis les dix-huit derniers mois. Celles qui font que je comprends ce qui m’a pris d’accepter ce travail.
Tous les prénoms ont été modifiés.
Texte Rozenn Le Berre. Elle prépare un livre sur son expérience et peut être contactée par mail.
Illustrations Emilie Coquard
Production Libé Six Plus