Communiqué de presse // 06.07.2018 // La fraternité ne doit pas avoir de frontières

Le Conseil constitutionnel consacre pour la première fois un principe à valeur constitutionnelle de fraternité, créant ainsi une protection des actes de solidarité. Il est désormais acquis que chacun a « la liberté d’aider autrui, dans un but humanitaire, sans condition de la régularité de son séjour sur le territoire national ».

Au moyen d’une réserve d’interprétation, il neutralise les termes indécis du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, qui n’excluaient de la répression que certains actes de solidarité. Il impose qu’aucun acte humanitaire, quelle que soit la prestation à laquelle il se rapporte, ne soit puni au titre de l’aide au séjour irrégulier ou à la circulation irrégulière. Il neutralise également la condition restrictive qui voulait que la personne étrangère aidée se trouve dans une situation critique au point que sa dignité ou son intégrité physique soit menacée.

En somme, il n’y a pas lieu de trier entre les aidant·e·s, et moins encore entre les aidé·e·s.

Au moyen d’une abrogation partielle, il censure la loi en tant qu’elle refuse cette même immunité pour les actes humanitaires consistant dans un transport accessoire au séjour irrégulier des personnes.

Cette décision revient ainsi à condamner la politique d’intimidation et de répression des aidants solidaires que subissent quotidiennement à Calais, à la Roya ou dans le briançonnais celles et ceux qui apportent leur aide désintéressée aux personnes migrantes.

Mais le combat est loin d’être terminé : le législateur doit maintenant se remettre à l ‘ouvrage, et c’est bien le sens de l’effet différé que le Conseil constitutionnel a donné à l’abrogation partielle de la loi. Et alors que le projet de loi sur l’asile et immigration est en débat, les amendements adoptés à l’Assemblée ne suffiront pas à mettre la loi française en conformité avec ces nouvelles exigences constitutionnelles.

Tant que subsistera un texte d’incrimination générale qui pénalise les personnes ayant aidé, sans contrepartie manifestement disproportionnée, des exilé·e·s et qui impose aux aidant·e·s de prouver leur but humanitaire pour invoquer l’immunité, la solidarité ne sera pas véritablement une liberté fondamentale. Nos organisations le rappellent : la solidarité n’a pas besoin d’être exemptée.

Surtout, à l’heure où les frontières tuent et où seule l’action des aidant·e·s protège les migrant·e·s de ce destin intolérable, le législateur doit affirmer que le principe de fraternité ne s’arrête pas aux frontières et dépénaliser l’acte fraternel consistant, pour des motifs humanitaires, à aider des personnes à gagner le territoire national. C’est à cette seule condition qu’il pourra véritablement être affirmé que la fraternité est un principe à valeur constitutionnelle qui prime sur l’objectif à valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public, non seulement juridiquement, mais bien concrètement, quand il s’agit de sauver des vies.

Les organisations qui se sont constituées intervenantes volontaires:

La Cimade, le Collectif National Droits de l’Homme Romeurope, Emmaüs France, la Fédération des Associations de Solidarité avec Tou-te-s les Immigré-e-s (FASTI), la Fondation Abbé Pierre, le Groupe d’information et de soutien des immigrés (GISTI), la Cabane Juridique / Legal Shelter, Médecins du Monde, Médecins sans frontières, le Syndicat des avocats de France (SAF), Terre d’Errance (62), le Syndicat de la Magistrature (SM).

Lire la décision du Conseil constitutionnel n° 2018-717/718 QPC du 6 juillet 2018.

 

Rapport sur la rétention en France

https://www.lacimade.org/publication/rapport-2017-sur-les-centres-et-locaux-de-retention-administrative/

3 juillet 2018

24 centres de rétention sont passés au crible : statistiques précises, témoignages et spécificités locales. Alors qu’un énième projet de loi est en cours de discussion, l’édition 2017 du rapport offre analyses et chiffres inédits pour décrypter une politique migratoire menée au détriment des droits fondamentaux des personnes étrangères.

Rapport commun sur les centres de rétention administrative par ASSFAM Groupe SOS Solidarités, Forum réfugiés-Cosi, France terre d’asile, La Cimade, Ordre de Malte France et Solidarité Mayotte.

Les six associations intervenant dans les centres de rétention administrative présentent leur huitième rapport commun.

En 2017 la barre des 300 enfants enfermés en métropole a été franchie avec 147 familles soit 304 enfants privés de libertés derrière les barbelés de la rétention en métropole. La majorité de ces enfants avaient moins de 6 ans et 20 % moins de 2 ans. Pour signer la pétition commune et demander à Emmanuel Macron de mettre fin à cet enfermement des enfants pour lequel la France a été lourdement condamné à six reprises par la Cour européenne des droits de l’Homme, c’est ici.

Au total, 47 000 personnes ont vécu la violence traumatisante de l’enfermement en CRA, un chiffre plutôt stable depuis quelque années. Mais une hausse de 17 % en métropole s’explique notamment par une course au chiffre après le drame de Marseille survenu en octobre. La France est de loin le pays de l’Union européenne qui enferme le plus de personnes étrangères au seul motif qu’elles ne peuvent pas présenter le bon papier au bon moment lors d’un contrôle de police.

Le projet de loi actuellement en cours de discussion prévoit, entre autres mesures répressives, de doubler la durée légale de l’enfermement pour passer de 45 à 90 jours, alors que comme chaque année, en 2017, la durée moyenne de l’enfermement est de 12,8 jours et que 80 % des expulsions sont effectives dans les 25 premiers jours. Cette nouvelle durée de rétention apparaît ainsi disproportionnée et inefficace, elle ne ferait qu’augmenter les souffrances et les traumatismes.

 

Un article du Monde:

Centres de rétention : en 2017, davantage d’étrangers enfermés, mais seulement 40 % d’expulsions

Six associations dénoncent, dans un rapport, les « abus » de la politique d’enfermement des sans-papiers en métropole en 2017.

LE MONDE | | Par Anne-Aël Durand

Au centre de rétention du quartier du Canet, à Marseille.

Des abus répétés et de tristes records : le rapport annuel sur les centres de rétention administrative, présenté mardi 3 juillet par six associations d’aide aux migrants (AssFam, Forum Réfugiés, France Terre d’asile, la Cimade, l’Ordre de Malte et Solidarité Mayotte), dresse un bilan sévère de la politique de la France vis-à-vis des migrants.

25 274 personnes enfermées, dont 304 enfants

Les centres et locaux de rétention administrative (CRA et LRA) sont des « prisons qui ne disent pas leur nom », selon David Rohi, responsable de la rétention à la Cimade. Les étrangers en situation irrégulière ne sont pas « détenus » mais « retenus », car ils sont enfermés par l’administration et non par des juges, en attendant d’être renvoyés vers leur pays d’origine ou un autre pays de l’Union européenne.

+ 10 %

Au cours de l’année 2017, 25 274 personnes de 140 nationalités différentes ont été enfermées en métropole, et 19 683 personnes en outre-mer, principalement dans le CRA de Mayotte, le plus grand de France, qui a vu défiler à lui seul 17 934 personnes.

Si les chiffres en outre-mer ont décru par rapport à 2016, les associations déplorent une hausse de près de 10 % du nombre de placements d’étrangers dans les centres de rétention de métropole en 2017, soit des niveaux comparables aux débuts de la crise migratoire en 2014, alors que trois centres sont restés fermés durant toute l’année, à Hendaye, à Strasbourg et à La Réunion.

La rétention d’étrangers a augmenté de 10 % en métropole en 2017

Le placement dans des centres ou locaux de rétention administrative s’est accentué en 2017, sauf en outre-mer. Environ 1 150 personnes ayant été transférées d’un CRA à l’autre sont comptées deux fois.
2012
● en métropole: 23 537 placements en rétention
● en outre-mer: 20 209 placements en rétention
au total 43 746 placements en rétention
Source : Cimade

Les associations déplorent en particulier le doublement du nombre d’enfants placés en CRA avec leur famille pour faciliter leur expulsion : ils étaient 304 en 2017, contre 172 l’année précédente, et seulement 41 en 2013. L’enfermement de mineurs, contraire aux droits de l’enfant, a été condamné à plusieurs reprises par la Cour européenne des droits de l’homme. Le défenseur des droits, Jacques Toubon, et la contrôleuse générale des lieux de privation de liberté, Adeline Hazan, ont dénoncé récemment cette expérience traumatisante pour des enfants parfois très jeunes — plus de la moitié d’entre eux avaient moins de 7 ans.

Le nombre d’enfants en rétention administrative au plus haut depuis cinq ans

Etrangers de moins de 18 ans placés dans des CRA de métropole, selon les rapports de la Cimade (jusqu’en 2015) et de contrôleur général des lieux de privation de liberté.

Un taux d’éloignement en baisse

La Cimade dénonce « l’emballement de la machine à expulser » qui conduit à des procédures abusives : « Plus les préfets enferment hâtivement sans examiner les situations individuelles, plus les violations de droits se multiplient : les libérations par les juges atteignent un niveau record de 40 %, alors qu’on n’avait jamais atteint plus de 34 % depuis 2010 », déplore M. Rohi. Ainsi, l’enfermement des « dublinés », les étrangers ayant laissé leurs empreintes dans un autre pays de l’Union européenne, a été poursuivi durant toute l’année alors qu’il avait été jugé illégal en septembre 2017.

Plus de la moitié des étrangers placés en rétention ont été libérés en 2017

Le taux de 40,7 % de libération par les juges constitue un record selon les associations.

En outre-mer, et en particulier à Mayotte, un statut dérogatoire rend difficile l’accès au juge, et la plupart des expulsions se décident très rapidement d’où un taux d’éloignement de 94 %. Mais en métropole, la rétention administrative, qui est l’option la plus coercitive, après la notification d’obligation de quitter le territoire (OQTF), l’aide au retour ou l’assignation à résidence, n’aboutit pourtant à une expulsion que dans 40,4 % des cas. Un taux d’« efficacité » en recul par rapport à 2016 (44 %).

Des taux d’expulsions très inégaux

D’un centre à l’autre, le taux d’expulsion varie fortement : il n’est que de 18 % à Rennes, et de 27 % à Coquelles, près de Calais, contre 59 % à Lyon et 69 % à Perpignan.

Le taux d’éloignement varie fortement selon les centres de rétention administratifs

Les associations attribuent ces fortes disparités aux différentes sensibilités des juges de la liberté et de la détention, mais aussi à un détournement des centres de rétention à des fins politiques. « Le but n’est pas tant d’expulser les étrangers que de les éloigner de leurs lieux de campement pour éviter qu’ils ne se reforment, comme à Calais ou à Paris », estime M. Rohi. En effet, parmi les nationalités les plus représentées en centre de rétention figurent des Afghans, Irakiens ou Erythréens, qui proviennent de pays à risque, où la France ne peut en théorie pas les renvoyer. Mais elle peut les expulser vers le pays d’Europe où ils sont arrivés.

Les Algériens sont les plus nombreux en rétention, mais les Albanais sont les plus souvent expulsés

Principales nationalités présentes en centres de rétention, et nombre de décisions d’éloignement en 2017

15 % de rétention en plus après l’attentat de Marseille

L’attentat commis le 1er octobre à la gare Saint-Charles, à Marseille, par un Tunisien qui était en situation irrégulière et aurait dû se trouver en rétention a constitué un coup d’accélérateur. Le ministre de l’intérieur, Gérard Collomb, avait exhorté, fin novembre, les préfets à « agir rapidement » pour expulser davantage, mais le fait divers avait déjà eu des répercussions sur l’arrestation et l’enfermement d’étrangers en situation irrégulière.

Les Algériens, Tunisiens et Marocains ont été les premières victimes de cette politique du chiffre, avec un « pic » d’entrée dans les centres de rétention dès le mois d’octobre.

Le nombre de Maghrébins en centre de rétention a presque doublé après l’attentat de Marseille le 1er octobre 2017

Si le nombre d’étrangers enfermés a augmenté de 15 % à l’automne, cela ne s’est pas traduit par un plus grand nombre d’expulsions, au contraire : on constate proportionnellement une augmentation des libérations judiciaires ou administratives durant les trois derniers mois de l’année.

Hausse des rétentions constatée après l’attentat de Marseille, le 1er octobre 2017

Les associations dénoncent une augmentation des arrestations hâtives, se traduisant par des libérations judiciaires.

Une durée plus longue, pas forcément plus efficace

12,8 jours en moyenne

Au-delà de la description du fonctionnement des centres de rétention, le rapport 2017 est un plaidoyer contre la nouvelle loi asile et immigration, en cours d’examen au Parlement. L’allongement de la durée de rétention, de quarante-cinq à quatre-vingt-dix jours, est notamment critiqué pour son inefficacité. En effet, la durée moyenne de séjour est bien loin de ce maximum, et reste à 12,8 jours, très proche de l’an dernier (12,7 jours).

Les données compilées par les six associations d’aide aux migrants montrent que la moitié des expulsions sont en réalité prononcées dans les dix premiers jours de rétention. « Garder des personnes trois mois va créer des tensions alors que les centres sont déjà pleins, craint M. Rohi. Il y a des tentatives de suicide, des automutilations, des bagarres. Tout le monde est très inquiet : les associations, les médecins et les présidents des centres eux-mêmes. » A Marseille, un Albanais est mort en décembre 2017 après s’être pendu durant sa rétention.

La moitié des expulsions ont lieu dans les dix premiers jours de rétention

Un article du Figaro:

Rétention administrative: 2017, une année «sombre» aux yeux des associations

http://www.lefigaro.fr/actualite-france/2018/07/03/01016-20180703ARTFIG00069-retention-administrative-2017-une-annee-sombre-aux-yeux-des-associations.php

En 2017, environ 46.800 étrangers ont été enfermés dans l’un des 40 centres ou locaux de rétention administrative de France. Une situation que six associations continuent de dénoncer sans relâche dans leur huitième rapport annuel sur le sujet.

«Banalisée et détournée, la rétention est trop souvent inutile et déshumanisante». Dans leur rapport 2017 présenté ce mardi matin, six associations – Assfam-groupe SOS solidarités, Forum réfugiés-Cosi, France terre d’asile, la Cimade, l’Ordre de Malte France et Solidarité Mayotte – dénoncent une politique de rétention administrative «dont les abus déjà signalés au cours des dernières années se sont encore amplifiés».

En France, il existe aujourd’hui 40 centres ou locaux de rétention administrative (CRA ou LRA), dans lesquels des étrangers interdits de séjour dans l’Hexagone peuvent être retenus jusqu’à 45 jours avant d’être expulsés. L’année dernière, 45.257 personnes ont été enfermées en CRA, dont 25.274 en métropole et 19.683 en outre-mer, et environ 1900 en LRA, 1200 en métropole et 700 en outre-mer, selon des estimations.

Ce nombre total d’environ 46.800 personnes enfermées – en grande majorité des hommes – est «sensiblement le même» que celui de 2016. Depuis quelques années, la situation reste d’ailleurs quasi identique, avec néanmoins un pic à 49.537 personnes enfermées en 2014. Mais en 2017, si le nombre d’enfermements a baissé en outre-mer, le nombre d’étrangers passés en CRA ou en LRA a augmenté de 10% en métropole.

Une hausse que les auteurs du rapport attribuent en grande partie à l’attaque de Marseille le 1er octobre 2017, lors de laquelle un Tunisien de 29 ans en situation irrégulière sur le sol français avait mortellement poignardé deux cousines de 20 ans. Le jour du drame, le suspect aurait dû être enfermé en CRA, mais avait été remis en liberté la veille par erreur.» LIRE AUSSI – L’auteur de l’attaque de Marseille avait été arrêté à Lyon

Aux yeux de David Rohi, responsable national de la rétention pour la Cimade, l’attaque de Marseille a certes eu une conséquence «politique» d’augmentation de placements en rétention, mais cette dynamique était «déjà bien amorcée». «Au-delà du recours massif à la rétention administrative, ce qui nous inquiète, c’est la hausse des abus et des violations des droits constatées sur le terrain», souligne-t-il auprès du Figaro.

«Enfermer plus ne permet pas d’éloigner plus»

«La France est de loin le pays qui a le plus recours à l’enfermement» par rapport aux autres États membres de l’UE, notent les associations, persuadées qu’«enfermer plus ne permet pas d’éloigner plus». Et de citer notamment le cas de l’Allemagne, qui enfermait en 2016 quatre fois moins de personnes étrangères que la France mais réalisait pourtant dix fois plus d’éloignements.

Le rapport dénonce également une «explosion du nombre d’enfants enfermés», avançant le chiffre de 147 familles pour 304 enfants concernés en métropole en 2017 contre 88 familles et 304 enfants en métropole en 2016. «Même de courte durée, la rétention, qui présente toutes les caractéristiques du milieu carcéral, est profondément traumatisante pour des enfants», se scandalisent les auteurs de l’enquête.

Cette proximité entre «rétention administrative» et «prison» est d’ailleurs un des grands motifs d’indignation des six associations. «Policiers présents partout, cellules d’isolement, barbelés, grilles, haut-parleurs, miradors», locaux «exigus», distractions «rares»… «La rétention, c’est un environnement extrêmement anxiogène», martèle David Rohi.

» LIRE AUSSI – Centres de rétention: «Je ne pensais pas que cela ressemblait autant à une prison»

Autant d’éléments qui poussent Assfam-groupe SOS solidarités, Forum réfugiés-Cosi, France terre d’asile, la Cimade, l’Ordre de Malte France et Solidarité Mayotte à appeler le gouvernement à un «changement de cap» sur la question de la rétention administrative. Contacté par Le Figaro, le ministère de l’Intérieur a indiqué ne pas avoir de commentaire à faire.

De son côté, David Rohi pointe deux objectifs à court terme: la fin de l’enfermement des enfants et des locaux de rétention administrative (LRA), dans lesquels «les conditions de rétention sont encore moins bonnes qu’en CRA», selon lui. Autre cheval de bataille: le passage de la durée maximale de rétention de 45 à 90 jours, un projet «très dangereux humainement […] qui se révélera en outre inefficace», conclut David Rohi.

Immigration : le taux de rétention en France en forte augmentation

 

 

Article du Parisien

|Pascale Égré| 03 juillet 2018, 10h04
http://www.leparisien.fr/societe/immigration-enfermer-massivement-ne-permet-pas-d-eloigner-beaucoup-03-07-2018-7805064.php

Le taux d’éloignement des personnes placées en centres de rétention administrative n’est que de 40%, relève le rapport annuel des six associations qui interviennent dans ces lieux d’enfermement.

« L’année 2017 a été marquée par une forte augmentation du nombre de personnes placées en rétention en métropole et par des violations des droits qui ont atteint un niveau inégalé depuis 2010 », constate le rapport annuel sur les centres et locaux de rétention administrative (CRA, LRA). Au total, 46 800 personnes y ont été enfermées, dont 26 474 en métropole (+ 10 % par rapport à 2016) et 20 383 outre-mer – ce qui fait de la France « le pays qui a le plus recours à l’enfermement » de l’Union européenne.

Cette politique de la rétention, qui vise à éloigner davantage, s’avère cependant « inutile pour plus de la moitié des personnes enfermées », souligne le rapport, qui rappelle qu’elle engendre « un coût économique exorbitant et de profondes souffrances ».

Les chiffres le démontrent : pour la France métropolitaine, « le taux d’éloignement ne s’élève qu’à 40 % contre 57 % de remises en liberté ». Parmi les personnes éloignées, près de la moitié l’a été vers un Etat membre de l’UE ou de l’espace Schengen. En comparaison, cite le rapport, « l’Allemagne enfermait en 2016 quatre fois moins de personnes étrangères et réalisait dix fois plus d’éloignements ». En somme, « enfermer massivement ne permet pas d’éloigner beaucoup plus ».

Violation de droits et remise en liberté

A 71 %, les remises en liberté « résultent du constat par les juges de violations des droits des personnes retenues », relève le rapport, qui met en relief trois situations rencontrées en 2017.

La première a été celle du placement en rétention de demandeurs d’asile en procédure Dublin (NDLR : personnes susceptibles d’être transférées vers un autre Etat de l’UE) alors même que la Cour de cassation avait jugé cette pratique illégale, et avant la loi de mars 2018 l’autorisant.

La deuxième est la façon dont les préfectures du Nord, du Pas-de-Calais et de Paris ont enfermé en rétention quelque 3 000 personnes originaires de pays à risque (Afghanistan, Irak, Soudan, Erythrée, voire Syrie), soit non expulsables, pour décourager leur présence dans le Calaisis ou éviter la formation de campements à Paris.

LIRE AUSSI >Camp Millénaire à Paris : que va-t-il arriver aux migrants évacués ?

Le rapport dénonce aussi l’utilisation de l’enfermement comme « réponse politique » après l’attentat de Marseille, le 1er octobre 2017, où deux jeunes femmes ont été tuées par un Tunisien en situation irrégulière. La pression sur l’administration qui a suivi a conduit « à une explosion tous azimuts des placements ». Avec une efficacité très limitée sur le taux d’éloignement : dans les CRA de Perpignan et Toulouse par exemple, le nombre de personnes enfermées expulsées a chuté de façon drastique au dernier trimestre (de 70 à 49 % et de 49 à 26 %).

304 enfants enfermés

Autre constat alarmant, dénoncé également le 14 juin dernier par le Contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL) : l’explosion du nombre d’enfants enfermés en rétention. En 2017, 304 enfants, pour 147 familles, ont été placés dans des CRA. 76 % d’entre eux avaient moins de 12 ans.

Évolution du placement des familles S’il s’agissait, dans 70 % des cas, de « placements de confort » pour des transferts Dublin, organisés souvent la veille pour un départ le lendemain, le séjour, même court, dans ces lieux calqués sur le système carcéral « est profondément traumatisant pour des enfants », souligne le rapport, qui rappelle que la France a été cinq fois condamnée par la CEDH pour cette pratique. A Mayotte, 2 493 enfants, souvent arbitrairement rattachés à un adulte, ont été eux aussi privés de liberté.

Un allongement sans effet

A l’heure où le projet de loi Asile et immigration est débattu, le rapport rappelle que le doublement de la durée de rétention – que le texte prévoit de faire passer de 45 à 90 jours – n’aura qu’« un impact limité sur le nombre d’éloignements ».

En clair, « enfermer longtemps ne permet pas d’expulser plus », souligne-t-il, chiffres à l’appui. Ainsi, le nombre d’expulsions depuis la métropole est le même en 2010 qu’en 2017 (environ 10 000 personnes) alors que la durée de rétention est déjà passée de 32 à 45 jours en 2011.

LIRE AUSSI >5 000 expulsions au cours des quatre premiers mois de l’année

80 % des éloignements ont lieu entre le 1er et le 25e jour de rétention. « Cette mesure apparaît donc inopérante et disproportionnée au regard des coûts humains et économiques qu’elle engendre », insiste le rapport.

« Banalisée et détournée, la rétention est souvent inutile et déshumanisante », concluent les six associations, qui appellent une nouvelle fois le gouvernement et les parlementaires « à l’urgence d’un changement de cap ».

Rapport réalisé par l’Assfam-groupe SOS Solidarités, Forum-Réfugiés-Cosi, France terre d’asile, La Cimade, Ordre de Malte France, Solidarité Mayotte.

Communiqué des délinquant.e.s solidaires sur la QPC

Le Conseil constitutionnel mettra-t-il fin au délit de solidarité ?

Le Conseil constitutionnel est très attendu dans la réponse qu’il doit faire à une QPC (« question prioritaire de constitutionnalité ») sur les articles du code des étrangers concernant le délit d’aide à l’entrée, à la circulation et au séjour irrégulier (L. 622-1 et -4 du Code de l’entrée, du séjour des étrangers et du droit d’asile) – généralement rebaptisé dans le monde associatif «  délit de solidarité  » puisque ces articles sont fréquemment utilisés pour poursuivre des personnes qui manifestent leur solidarité envers des personnes migrantes ou des sans-papiers. L’audience a eu lieu mardi 26 juin 2018.

Aux côtés des deux principaux requérants, Cédric Herrou et Pierre-Alain Manonni, tous deux condamnés par la cour d’appel d’Aix-en-Provence, douze organisations (*) s’étaient constituées intervenantes volontaires, portant ainsi la voix de quatre cents autres organisations signataires d’un manifeste intitulé Délinquants solidaires, qui réclame la suppression effective des poursuites contre des aidant·e·s.

Selon le gouvernement, le délit de solidarité aurait été supprimé avec la loi du 31 décembre 2012 au moyen des clauses d’exemption prévues par le 3e de l’article L. 622-4 du CESEDA. En réalité, il n’en est rien. Comme l’a démontré M° Paul Mathonnet, avocat des organisations intervenantes volontaires, la loi a été déviée de sa cible, à savoir les filières à but lucratif : les exemptions, bien trop restrictives, ne concernent que l’aide au séjour et pas l’aide au transport et à l’entrée, et, surtout, maintiennent une incrimination a priori qui suppose, pour bénéficier d’une exemption, que soit apportée la preuve que l’on se trouve dans l’un des cas prévus pour cela. « Ainsi », a-t-il dit, « la solidarité peut encore être un délit ; et lorsqu’elle ne l’est pas, elle est suspecte, voire regardée comme un acte de défiance à l‘égard des autorités de l’État ».

L’axe majeur de la plaidoirie consistait à rappeler que la devise française comporte la notion de fraternité, qui a une valeur constitutionnelle : « Si la fraternité ne se décrète pas, et ne s’impose pas, les actes qui la mettent en œuvre – ces gestes désintéressés ou humanitaires – doivent être protégés de toute restriction qui ne serait pas justifiée ».

La demande qui est faite au Conseil constitutionnel est ainsi la censure globale des articles L. 622-1 et L. 622-4, « solution la plus logique ».

La décision doit être rendue le 6 juillet.

Toutes celles et ceux qui, de façon désintéressée, viennent en aide à des personnes en situation de précarité sans s’inquiéter de leur situation administrative attendent avec impatience de savoir si la fraternité est ou non, aux yeux du Conseil constitutionnel, une valeur à préserver.

27 juin 2018

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(*) La Cimade, le Collectif National Droits de l’Homme Romeurope, Emmaüs France, la Fédération des Associations de Solidarité avec Tou-te-s les Immigré-e-s (FASTI), la Fondation Abbé Pierre, le Groupe d’information et de soutien des immigrés (GISTI), la Cabane Juridique / Legal Shelter, Médecins du Monde, Médecins sans frontières, le Syndicat des avocats de France (SAF), Terre d’Errance (62), le Syndicat de la Magistrature (SM)

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Vous pouvez retrouver ce communiqué sur le site
www.delinquantssolidaires.org

Médiapart // Moussa, rescapé en méditerranée mais naufragé du système d’asile européen

 

 

Par

Une fois débarqué en Italie, Moussa, Soudanais de 26 ans, a erré dans les limbes du système d’asile européen pendant plus d’un an, ballotté entre Paris et Rome. Le Conseil d’État vient d’imposer à la France l’examen de son dossier. Mediapart a reconstitué son parcours, symbole de l’absurdité des politiques migratoires, alors qu’un mini-sommet de crise se tient dimanche à Bruxelles.

Tarbes (Hautes-Pyrénées), de notre envoyée spéciale.-  Moussa est bien incapable de donner le nom du « grand bateau » qui l’a sauvé en Méditerranée. La couleur ? Aucune idée. La taille ? Pas plus. « Avec le choc », sa mémoire a effacé les détails. Ce qui lui reste d’images tient en une phrase : « Au lever du soleil, on a d’abord vu le grand bateau. Puis en avançant, d’autres petits bateaux gonflables comme le nôtre, renversés. Et autour, des corps noirs qui flottaient. »

Avec la vingtaine de passagers de son canot pneumatique parti de Libye, Moussa J. a été hissé à bord du navire, où l’attendaient « des médecins habillés en blanc » –probablement le bâtiment d’une ONG. C’était en février 2017. À peine accosté en Italie, ce jeune Soudanais de 26 ans est entré dans le circuit du droit d’asile européen. Le moins dur a commencé, pas le moins humiliant ni le moins kafkaïen.

Parce que les Soudanais sont la nationalité la plus représentée parmi les 630 passagers de l’Aquarius débarqués en Espagne, parce qu’il faut examiner de près ce que l’Europe fait à ses rescapés, Mediapart a choisi de raconter le parcours de Moussa, tout à la fois banal et rare, représentatif jusqu’à l’absurde de la manière dont l’Italie et la France se renvoient la balle, singulier en même temps par son dénouement.

 
Moussa, né en 1992 à Tandi, dans la région du Darfour (Soudan). © MM Moussa, né en 1992 à Tandi, dans la région du Darfour (Soudan). © MM
 

Une fois un pied en Italie, Moussa s’est retrouvé, 15 mois durant, à errer dans les limbes du système dit « de Dublin », qui régit la « répartition » des demandeurs d’asile dans l’Union européenne (ou plutôt leur non-répartition, faute de solidarité entre États membres) et auquel les prochains passagers de l’Aquarius seront confrontés.

Que dit ce règlement remontant à 2003 ? Que le pays d’entrée des migrants, souvent la Grèce ou l’Italie, en tout cas le premier pays à enregistrer leurs empreintes, reste chargé de leurs demandes d’asile. Les pays de « rebond » comme la France ou l’Allemagne ont le droit grosso modo de renvoyer les exilés où ils ont accosté. Moussa n’y a pas échappé.

Mais surprise. Dans son dossier, le Conseil d’État vient de rendre une décision exceptionnelle, sinon inédite, cinglante à l’égard des services du ministère de l’intérieur français : « Dublin » ou pas « Dublin », la plus haute juridiction administrative du pays a ordonné que la demande d’asile de Moussa soit examinée en France et que cesse ce jeu de ping-pong entre Paris et Rome, « une atteinte grave » au droit de Moussa de solliciter le statut de réfugié.

C’est donc ce survivant-là que Mediapart a voulu rencontrer, à la fois rescapé de la guerre civile au Darfour, de l’exploitation en Libye, d’une traversée de la Méditerranée et du naufrage du « système de Dublin ». Installé dans les locaux de la Cimade, association qui lui offre conseils juridiques et cours de français à Tarbes (Hautes-Pyrénées), Moussa pose ses mains épaisses sur la table. Il a l’air baraqué, un bouc taillé de près, aucune cicatrice apparente. Et pourtant.

1. Le Darfour

Vers 10 ans, il a vu son village détruit par des hordes janjawid, ces milices armées par le gouvernement central du Soudan pour mater des régions non arabes et rebelles, en particulier le Darfour, à l’ouest du pays. « Ils ont mis le feu, raconte le jeune homme né dans la tribu des Masalit, des bergers. Il ne restait pas un arbre, pas un dromadaire. C’est difficile de raconter à une dame… Ils ont séparé les femmes, on les entendait crier. Ils nous ont laissé juste quelques bourricots. »

Démarré en 2003, le conflit au Darfour a fait plus de 300 000 morts et 2,5 millions de déplacés, au point que le président du Soudan, Omar el-Béchir, est aujourd’hui visé par un mandat d’arrêt de la Cour pénale internationale (CPI) pour « génocide » et « crimes contre l’humanité ». Traduction en France ? Les Soudanais qui réussissent à faire examiner leur dossier par l’Ofpra (l’office chargé d’accorder ou non le statut de réfugié) obtiennent une protection dans 75 % des cas. Encore faut-il que leur dossier soit examiné.

« Pendant des années, j’ai vécu avec ma famille dans un camp à la frontière avec le Tchad, poursuit Moussa. En grandissant, je risquais d’être tué ou enlevé, incorporé de force dans l’armée. Mes parents avaient quatre filles, un seul garçon. C’est une réunion de famille qui a décidé : il fallait que je parte. » Pour sauver sa vie, certainement pas gagner l’Europe. Jamais Moussa n’a songé à quitter l’Afrique. D’abord, il est passé au Tchad, puis « des chameliers qui emmenaient un convoi en Libye ont proposé de me faire travailler, je les ai suivis. Ils ne m’ont jamais payé. »

2. La Libye

Au début, là non plus, Moussa n’a pas gagné un dinar. « Les Libyens qui me faisaient travailler promettaient de me payer le mois d’après, puis le mois d’après, etc. Au bout de quatre mois, toujours rien. » Alors il décampe. Puis un certain Ali, qui tient des commerces et loge une vingtaine de migrants, lui propose de laver des voitures du matin au soir pour 5 euros par jour. Non seulement Moussa reçoit des coups quand les clients se font trop rares, mais il doit payer un loyer. « On mangeait une fois par jour les restes de sa maison. »

La nuit, surtout, les migrants hébergés par Ali subissent des attaques d’« hommes enturbannés », qui « fouillent, volent, frappent », avec la « complicité » du patron, soupçonne Moussa. Selon lui, le racisme est criant chez « les Libyens arabes », chez « les Libyens noirs », partout. « Pour éviter de mourir gratuitement », le jeune exilé ne sort « jamais » de cet endroit, pendant six mois.

Et puis Ali a suggéré de partir en Italie. Tarif ? 1 000 dinars libyens, soit à peine 700 euros, somme ridicule au regard des milliers d’euros déboursés par certains migrants tombés aux mains de milices et dont les familles restées au pays sont soumises au chantage. Le jeune homme résume ainsi sa situation à lui : « Tout ce que mon employeur m’a donné, il me l’a repris. » Va pour l’Italie.

« Je ne savais pas nager, je ne savais rien sur l’Europe, précise Moussa. Mais au Soudan, c’était la mort assurée. À l’embarquement, ils nous ont encore frappés, traités d’animaux, d’esclaves. J’ai fait toutes mes prières au bon Dieu, j’étais prêt à mourir. »

3. L’Italie

Une fois parvenu dans les Pouilles, Moussa n’a plus rien : « Mon corps et mes habits. » Pris en charge dans un camp, où il peut enfin manger et se doucher, le Soudanais confie ses empreintes aux policiers sans hésiter, sans mesurer l’enjeu. À l’entendre, surtout, les fonctionnaires lui demandent de partir sans expliquer la procédure d’asile, sans adresse ni consigne. Ou alors Moussa n’a pas compris.

Avec un compagnon de route, ils grimpent dans un train pour Milan, sont nourris par « une vieille dame », poursuivent jusqu’à Vintimille (la dernière ville italienne avant la France), où ils dorment sous un pont. Parce qu’on lui ressasse qu’il n’y a « rien » pour lui en Italie, Moussa tente alors de traverser la frontière, à pied d’abord. Raté. La seconde tentative, par le train, sera la bonne. « Arrivé à Nice, un homme nous a aidés, emmenés chez lui, puis ramenés à une gare », direction la capitale.

4. La France

Arrivé à Paris, c’est le soulagement. En quelques jours, après qu’il a fait connaître son désir d’obtenir le statut de réfugié, Moussa est envoyé au centre d’accueil et d’orientation (CAO) de Tarbes, parce que les autorités tentent de répartir les migrants sur l’ensemble du territoire. Sa demande d’asile est ainsi enregistrée à la préfecture des Hautes-Pyrénées. Mais là, immanquablement, ses empreintes font tilt dans le fichier Eurodac. Le voilà « dubliné », selon le jargon administratif : la France peut demander son renvoi en l’Italie. Après que celle-ci a donné son accord tacite, le préfet signe un arrêté dit « de transfert » le 20 septembre 2017. Sans surprise, le recours de Moussa devant le tribunal administratif restera un échec. Dans la foulée, il reçoit son « routing » : une feuille de route et des titres de transport pour Rome.

« On me répétait que ça, c’était la loi, qu’on ne pouvait rien faire pour moi », se souvient Moussa. Alors qu’il pourrait fuir ou tenter l’Angleterre, le jeune Soudanais prie et suit les consignes. Le trajet, pourtant, n’est pas une mince affaire. Arrivé à Bordeaux, il faut trouver le train pour Paris, puis s’y retrouver dans les méandres de l’aéroport. Un traducteur proche de la Cimade doit le guider par téléphone, en arabe. À un moment, perdu, Moussa lui passe même une personne chargée du ménage, histoire de trouver le bon étage. C’est finalement la police aux frontières (PAF) qui le conduit jusqu’à l’avion, le premier de sa vie.

5. L’Italie (bis)

« À l’aéroport de Rome, les Italiens m’ont demandé pourquoi je revenais, raconte Moussa. Je leur ai dit : “C’est vous qui demandez !” Ils ont répondu qu’ils n’avaient rien demandé du tout. » Un couperet tombe, incompréhensible : loin d’être reconnu comme demandeur d’asile, Moussa écope d’un « arrêté d’expulsion » qui lui « ordonne de quitter le territoire national dans les sept jours », sous peine « d’une amende de 10 000 à 20 000 euros ». En prime, si l’on en croit le jeune homme, les policiers déchirent certains de ses documents. Cette fois, pas question d’obéir. Supposé rentrer au Soudan, Moussa prend plutôt la route pour Vintimille. Refoulé par la PAF de Menton une première fois, il réussit à regagner Paris, puis les Pyrénées.

6. La France (bis)

Et là, rebelote. Cette fois, le rendez-vous en préfecture n’a pas lieu à Tarbes mais dans le département d’à côté, en Haute-Garonne – pourquoi faire simple ? Évidemment, ses empreintes matchent. Malgré les explications sur son traitement en Italie, sur son impossibilité d’y obtenir l’asile, Moussa est « dubliné » une seconde fois, avant de se voir refuser l’allocation prévue pour les demandeurs d’asile – il est considéré comme « fraudeur » désormais.

Nous sommes alors en mars 2018 et la machine administrative ne s’arrête plus : le 5 avril, une nouvelle demande de transfert est adressée à l’Italie. Avec l’aide d’une avocate, Me Selvinah Pather, Moussa saisit bien sûr le tribunal administratif en référé, c’est-à-dire en urgence, arguant que son droit à demander l’asile en Europe n’est pas respecté. Mais sans succès.

Il faut se battre jusqu’au Conseil d’État pour qu’enfin, le 29 mai dernier, le juge des référés du Palais-Royal rende une ordonnance exemplaire et toutes ses chances à Moussa. « Le refus d’enregistrer la demande de Monsieur J. [en France] doit être regardée comme portant une atteinte grave et manifestement illégale à son droit, constitutionnellement garanti, de solliciter le statut de réfugié », peut-on lire dans la décision qui retient que le ministère de l’intérieur français n’a « pas contesté l’existence de [l’arrêté] d’expulsion » signé par les autorités italiennes, pas plus qu’il n’a apporté la preuve que Moussa aurait « renoncé à demander l’asile » en Italie.

Alors, face à un voisin transalpin défaillant, la France est rappelée à ses obligations, fixées par la Convention de Genève. « Il est enjoint au préfet des Hautes-Pyrénées », là où vit Moussa, d’enregistrer sa demande d’asile en procédure normale et de lui « délivrer l’attestation afférente dans un délai de 15 jours ». Le voilà sorti du « système Dublin ». Une première victoire.

Demain, le jeune Soudanais va devoir convaincre l’Ofpra, auquel il vient juste d’envoyer son dossier d’asile avec le détail des persécutions subies et des risques qu’il encourt au Soudan, de lui accorder la protection de la France.

Surtout, Moussa attend la place en centre d’hébergement et le versement de l’allocation de demandeur d’asile à laquelle il a droit dans l’intervalle. À ce jour, en effet, il ne touche toujours pas un centime et dort ici ou là, « parfois à la gare routière », lavant son linge chez des amis.

Sollicitée par Mediapart, l’institution chargée de fournir l’aide matérielle aux demandeurs d’asile, l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII) fait savoir, par la voix de son directeur, que Moussa devrait commencer à toucher son allocation à partir de « mi-juillet », une fois qu’il aura « signé son offre de prise en charge en direction territoriale et présenté son attestation en cours de validité ».

Questionné sur le rattrapage des mensualités perdues, l’OFII répond que c’est impossible, « du fait de la réglementation ». Quant à l’hébergement, il « dépendra des places vacantes et donc pourrait ne pas être immédiat ». Tellement « moins inquiet » qu’auparavant, Moussa veut positiver : « Je ne peux que remercier Dieu. »

Les dirigeants européens, eux, sont censés discuter les 28 et 29 juin prochain d’une réforme du « règlement de Dublin », en réalité condamnée avant même d’avoir été esquissée faute d’une volonté partagée de faire preuve de solidarité à 28, avec la Grèce et l’Italie (qui a tout de même vu 700 000 migrants débarquer sur ses côtes depuis 2013).

Quand on lui demande, pour terminer, s’il veut ajouter quelque chose d’important à son récit, Moussa choisit d’évoquer un pan de sa vie dont il n’a jamais parlé à personne jusqu’ici. Sans doute était-ce moins important que tout le reste, tabou aussi. Désormais, il aimerait voir un docteur, un homme, pour soigner des douleurs dont il souffre depuis qu’il a été frappé, sinon torturé, au plus intime de lui-même. Plus d’un an après avoir croisé son premier médecin européen, il se l’autorise enfin.

Prolonger

Boite Noire

Les propos de Moussa J., rencontré le 19 juin 2018, ont été traduits de l’arabe par un interprète.

Communiqué sur le harcèlement contre les exilé.e.s à Paris

 

Action collective

Après les démantèlements le harcèlement

Après 3 opérations de démantèlement des campements parisiens au début de ce mois, une mécanique infernale se met en place, connue, celle du harcèlement policier à l’encontre des migrants, les poussant à se cacher et à vivre dans une rare précarité. Aujourd’hui, entre 300 et 500 exilés sont en errance dans le Nord de Paris et à Saint Denis.

En août 2017, suite au démantèlement du campement de la Porte de la Chapelle, les forces de l’ordre avaient renforcé leur présence afin de dissuader tout nouveau regroupement. Aujourd’hui, l’histoire se répète. En dépit des démantèlements et des mises à l’abri, rien n’est résolu.

Nous, associations et collectifs engagés sur le terrain, nous retrouvons encore une fois aux côtés de personnes perdues, épuisées, extrêmement fragilisées, qui font face jour et nuit à un harcèlement des forces de l’ordre, et que nous ne sommes plus en mesure d’informer et de rassurer. Parmi elle, nous rencontrons de plus en plus de primo arrivants, dont des femmes seules, des familles, des mineurs.

« Je dors dehors, dans le quartier de la Porte de La Chapelle. La police vient souvent nous réveiller la nuit et nous demande de partir tous les matins. Un ami qui ne bougeait pas assez vite a même été gazé… On est dans le sale toute la journée, il n’y a même pas de toilettes et de point d’eau, et ça fait 2 semaines que je n’ai pas pu me doucher… »
Seydou, 20 ans, passé par la Libye, naufragé en Méditerranée, aujourd’hui à la rue.

Pendant que les sénateurs et sénatrices s’ingénient à durcir le Projet de loi asile & immigration, à quelques kilomètres de là, les forces de l’ordre se livrent à une véritable chasse aux migrants.

A la dureté de la politique française et des pratiques violentes, viennent s’ajouter les effets d’un règlement Dublin qui maintient les personnes dans l’errance, augmente les craintes d’expulsion et pousse les personnes exilées vers une plus grande précarité.

  • Combien de temps encore l’État français se dérobera-t-il à ses obligations en se défaussant sur les citoyens, les collectifs, les associations pour porter assistance aux personnes vulnérables ?
  • Combien de fois encore se répètera le cycle : campement – inaction – démantèlement – retour des « invisibles » – harcèlement policier ?
  • Jusqu’à quand l’État agira-t-il en violation de ses propres obligations de prise en charge des plus vulnérables et de ceux qui viennent demander protection à la France ?

Nous exhortons les pouvoirs publics à prendre leurs responsabilités. L’État doit :

  • Remplir ses obligations de prise en charge des personnes vulnérables en détresse, par une mise à l’abri réellement inconditionnelle ;
  • Suspendre l’application des expulsions liées au régime actuel de Dublin et initier une refonte des textes européens qui soient plus respectueux des droits et de la dignité des personnes ;
  • Porter une politique migratoire ambitieuse, empreinte d’humanité, et en cohérence avec les valeurs de notre pays, pour assurer un véritable accueil et une protection des personnes migrantes tout au long de leur parcours et un accompagnement de tous vers leurs droits.
Le 25 juin 2018

Organisations signataires :

  • Dom Asile
  • La Chorba
  • La CIMADE
  • La Gamelle de Jaurès
  • Gisti
  • Le Secours Catholique – CEDRE
  • Les P’tits dej à Flandres
  • Médecins du Monde
  • Première Urgence Internationale
  • Solidarité Migrants Wilson
  • Utopia 56

 

Dalloz // Focus sur le délit de solidarité

https://actu.dalloz-etudiant.fr/focus-sur.html

[ 21 juin 2018 ] Imprimer

Danièle Lochak est professeure émérite de droit public à l’Université Paris-Nanterre et militante associative de la défense des droits de l’homme. Elle a été en particulier présidente du GISTI. Elle a bien voulu répondre à nos questions sur le « délit de solidarité ».
Qu’est-ce que le « délit de solidarité » ?
Juridiquement, le « délit de solidarité » n’existe pas : ce que la loi vise, c’est l’aide à l’entrée, à la circulation ou au séjour irréguliers d’un étranger. L’infraction a été créée par le décret-loi du 2 mai 1938 sur la police des étrangers et reprise mot pour mot à l’article 21 de l’ordonnance du 2 novembre 1945. Elle figure aujourd’hui à l’article L. 622-1 du CESEDA (Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile) qui punit le fait d’avoir, « par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter l’entrée, la circulation ou le séjour irrégulier d’un étranger » en France ou dans un autre État de l’espace Schengen. L’expression « délit de solidarité » est utilisée pour pointer le fait que l’infraction a été détournée de sa finalité initiale, à savoir : lutter contre les réseaux organisés (passeurs, transporteurs, employeurs notamment) qui profitent, à des fins lucratives, de la détresse des étrangers. Depuis le milieu des années 1990, en effet, et de façon de plus en plus systématique à mesure que les années passent, elle sert essentiellement à intimider et sanctionner les personnes qui, mues par un sentiment de solidarité, viennent en aide aux migrants en situation irrégulière. En mai 2003 près de 20 000 personnes ont ainsi apposé leur signature au bas d’un « Manifeste des délinquants de la solidarité » ; et en 2009, face à la multiplication des procès, un collectif « Délinquants solidaires » a été créé pour informer sur les poursuites déclenchées et apporter un soutien aux personnes poursuivies, particulièrement nombreuses dans le Calaisis et la vallée de la Roya, désormais aussi dans le Briançonnais. 
Quelles sanctions encourent ceux qui aident des migrants ?
Les sanctions ont été aggravées au fur et à mesure des réformes successives. Le délit énoncé à l’article L. 622-1 peut aujourd’hui valoir jusqu’à cinq ans de prison, et même dix si l’infraction est commise « en bande organisée ». Mais, à côté de ce délit, une multitude d’autres incriminations, sans rapport avec la législation sur l’immigration, sont mobilisées pour dissuader ou punir les personnes qui apportent un secours des migrants : outrage, rébellion, violences à agent public lorsqu’elles tentent de s’interposer face à la police ; infractions au Code de l’urbanisme pour celles qui hébergent des exilés dans des abris érigés sans permis ou ne remplissant pas les normes de sécurité ; entrave à la circulation d’un aéronef lorsque des voyageurs s’indignent des conditions dans lesquelles un étranger est expulsé ; faux et usage de faux pour avoir établi des attestations d’hébergement, etc. L’imagination des parquets est sans limites.  
L’objectif est autant dissuasif que répressif : les menaces de poursuites ne sont pas toujours mises à exécution et les poursuites ne débouchent pas nécessairement sur une condamnation ; mais un non-lieu ou une relaxe intervenant plusieurs semaines, voire plusieurs mois après les faits n’efface pas le trouble dans les conditions d’existence provoqué par une interpellation, parfois brutale, un placement éventuel en garde à vue, des perquisitions au domicile et, le cas échéant, un procès. 
Quelles sont les dernières évolutions législatives du droit français ?
Les évolutions législatives, depuis une vingtaine d’années, ont joué simultanément sur deux tableaux : aggravation des sanctions, d’un côté, comme on l’a rappelé plus haut, extension des immunités de l’autre. L’immunité, réservée au départ aux membres de la famille proche, a été étendue en 2003 aux hypothèses où l’aide apportée par un tiers est nécessaire pour sauvegarder la vie ou l’intégrité physique de l’étranger. La dernière réforme en date est issue de la loi Valls du 31 décembre 2012. Présentée comme ayant abrogé le délit de solidarité, elle s’est en réalité bornée à élargir encore un peu le champ des immunités — qui ne concernent en tout état de cause que l’aide au séjour irrégulier et non l’aide à l’entrée irrégulière : les immunités familiales incluent désormais la belle-famille ; et, au-delà du cercle familial, la personne échappe aux poursuites à la triple condition que l’aide soit apportée sans aucune contrepartie directe ou indirecte, qu’elle se limite à la fourniture de prestations de restauration, d’hébergement, de soins médicaux ou de conseils juridiques et, enfin, qu’elle ait pour objectif d’« assurer des conditions de vie dignes et décentes à l’étranger » ou de « préserver la dignité ou l’intégrité physique de celui-ci ».
Le cumul de ces trois conditions rendait dès le départ illusoire l’objectif affiché de protéger les travailleurs sociaux, les militants associatifs et plus généralement les citoyens qui apportent une aide désintéressée aux sans-papiers. L’expérience des cinq années écoulées a malheureusement confirmé ces anticipations pessimistes.
Que faudrait-il préciser pour être en conformité avec le droit international, et notamment le Protocole contre le trafic illicite de migrants par terre, mer et air, texte ratifié par la France en 2002 et qui complète une convention des Nations Unies ?
La loi française va largement au-delà de ce qui est imposé non seulement par le Protocole de 2002 mais aussi par la directive du 28 novembre 2002 définissant l’aide à l’entrée, au transit et au séjour irréguliers. Le premier de ces textes n’oblige à sanctionner que les actes « commis intentionnellement et pour en tirer, directement ou indirectement, un avantage financier ou autre avantage matériel ». Le second oblige les États membres à sanctionner « quiconque aide sciemment un étranger à pénétrer sur le territoire d’un État membre ou à transiter par le territoire d’un tel État » et « quiconque aide sciemment, dans un but lucratif, un étranger à séjourner irrégulièrement sur le territoire », les États restant libres par ailleurs de ne pas imposer de sanctions dans le premier cas lorsque l’aide a un caractère humanitaire.
Par conséquent, les propositions tendant à modifier la définition des délits concernés en vue d’empêcher que les incriminations ne soient utilisées pour réprimer les actes de solidarité et l’aide apportée à titre humanitaire, notamment en subordonnant l’existence du délit à un but lucratif, non seulement ne violeraient en aucune façon les textes internationaux mais rendraient la législation française plus fidèle à l’esprit qui les inspire.

Les politiques migratoires tuent!

Liste de 34361 personnes exilées mortes en raison des politiques migratoires européennes.

L’association UNITED a dressé la liste de 34361 personnes mortes aux frontières de l’Europe depuis 1993. Il ne s’agit que des décès qui ont été documentés. Le nombre de morts est bien plus important. La frontière tue!

Une carte interactive se trouve ici.

Voici la liste:

Recueil de jurisprudence relative au droit des contrôles d’identité

www.gisti.org/spip.php?article5872

– Gisti –
Recueil de jurisprudence relative au droit des contrôles d’identité


Les contrôles d’identité tiennent une place très importante en droit des étrangers. Ils constituent le premier maillon de la chaîne devant conduire à l’éloignement forcé de celles et ceux qui sont en situation irrégulière en France. Pour les personnes qui défendent les personnes étrangères, la maîtrise de la réglementation sur les contrôles d’identité et des règles posées par la jurisprudence peut permettre d’obtenir la remise en liberté et préparer, le cas échéant, une demande de régularisation.

Ce recueil de jurisprudence propose ainsi de fournir, outre un bref rappel des textes, des extraits de décisions (Cour de cassation et cours d’appel essentiellement) relatives aux conditions de l’interpellation (du cadre de l’intervention de la police à ses garanties, sans oublier la faculté d’invoquer utilement cette réglementation devant le juge). Ce recueil s’intéresse également à l’articulation entre contrôle d’identité et vérification de la situation administrative.

En accès libre et gratuit ici :
www.gisti.org/spip.php?article5872

Sommaire :

Partie I. L’interpellation

I. Les contrôles d’identité et l’état d’urgence

II. Les contrôles d’identité de droit commun

a) Les contrôles d’identité judiciaires
1. Les contrôles opérés en lien avec la commission d’une infraction (commise, tentée ou au stade de la préparation)
2.Les contrôles d’identité menés dans le cadre de réquisitions prises par le procureur de la République (art. 78-2 et 78-2-2 du code de procédure pénale)
b) Les contrôles d’identité administratifs

III. Les contrôles d’identité dits frontaliers

a) Conditions communes
b) Les contrôles menés près de la frontière
c) Les contrôles opérés dans les zones publiques des gares, ports, aérogares et aéroports ouverts au trafic international

IV. La vérification de la situation administrative des étrangers

a) L’articulation entre contrôle d’identité et vérification de la situation administrative
b) Vérification directe de la situation administrative : présomption d’extranéité

V. Les contrôles et interpellations spécifiques

a) Dans les préfectures
b) Sur les lieux de travail
c) Autour des lieux d’habitations dédiés (foyers…) et à domicile
d) Aux alentours des associations et des églises
e) Les contrôles routiers

VI. La condamnation des contrôles discriminatoires


Partie II. La procédure de vérification d’identité

I. Les agents de contrôle

a) Les OPJ et les APJ
b) Les agents de police municipale et autres agents de sécurité
c) Les agents des douanes

II.Les garanties

III. L’articulation avec la procédure de retenue pour vérification du droit au séjour


Partie III. Le contrôle juridictionnel

I. Le juge administratif : entre incompétence et contrôle résiduel

a) Caractère inopérant du moyen tiré de l’illégalité du contrôle d’identité
b) Le contrôle résiduel sur les conditions de l’interpellation

II. Le contrôle du juge des libertés et de la détention

III. L’exception d’illégalité devant le juge pénal

Libération // Ces migrant.e.s pris dans une jungle mentale

A Grande-Synthe, Médecins du monde mène un programme dédié aux troubles psychiques des exilés, tel le stress post-traumatique, qui les handicapent dans leur parcours d’intégration.

Etendus sur l’herbe, des garçons lézardent au soleil. Autour d’eux, des hommes et une poignée de familles discutent, pêchent dans le lac, fument des cigarettes. C’est une journée habituelle, entre attente et survie, à la réserve naturelle du Puythouck de Grande-Synthe, qui borde la voie rapide et un bois, où quelques centaines de migrants vivotent avant de réussir à passer en Angleterre. Sur le parking, les associations humanitaires s’activent en un ballet bien réglé : ici, une organisation britannique distribue des vêtements, là, un camion permet aux migrants de recharger leur téléphone portable, seul lien avec leurs proches. Plus tard dans l’après-midi, d’autres viendront distribuer des repas. Dans un coin, l’équipe de Médecins du monde (MDM) a installé sa clinique mobile et monté des tables où sont disposés des jeux de société, des crayons, et des livres. Sarad, un Kurde de 27 ans venu de Kirkouk (Irak), a pris place sous l’auvent : «J’étais venu pour me faire soigner la main, mais je suis resté jouer. La vie est dure ici, il n’y a nulle part où se rassembler, on se sent seul.» A ses côtés, Khan, un Afghan de 28 ans, opine : «C’est bien de pouvoir passer du temps ici, à jouer à des jeux. Je ne parle pas assez bien anglais pour raconter ma vie et mes émotions, mais j’aimerais bien.» Créer du lien dans un moment de grande solitude, offrir son oreille : c’est le but de ce programme monté par Médecins du monde, qui a lieu deux jours par semaine dans le coin de Grande-Synthe et Dunkerque et deux jours à Calais. «On n’est pas sur du thérapeutique, de la pathologie, mais sur du psychosocial. L’objectif est de partager un vécu, même a minima. MDM les aide à développer leur capacité de résilience, les accompagne, les écoute… Souvent ça suffit», résume Chloé Lorieux, infirmière en psychiatrie et responsable locale de l’organisation.

Cette première écoute, l’air de rien, au-dessus d’un verre de thé et en montant une tour en Kapla, permet à des migrants en errance, éloignés des dispositifs classiques de soin, d’«éviter le basculement vers des troubles, des problèmes qui deviennent chroniques», explique encore Chloé Lorieux. Si les associations ont d’abord paré au plus urgent, en distribuant des repas, des duvets ou en prodiguant des soins somatiques, «à partir de 2015, les questions de santé mentale, de stress post-traumatique et d’addiction ont pris plus d’importance», observe-t-elle. Indépendamment de leur statut administratif, les migrants peuvent se rendre dans l’une des 430 permanences d’accès aux soins des hôpitaux, lesquelles travaillent avec des centres médico-psychologiques. Encore faut-il qu’ils aient connaissance de ce dispositif.

Reprendre pied

«La santé mentale des exilés est un sujet invisible mais qui est matriciel : il va affecter tout le parcours de la personne, sa capacité à faire valoir ses droits, à s’intégrer», insiste Me Antoine Ricard, président du Centre Primo-Levi, qui soigne les victimes de torture et de violence politique. Dans son rapport l’intégration remis en février, le député LREM Aurélien Taché pointait «l’importance d’un accès effectif à la santé, notamment à travers la prise en charge du stress post-traumatique», mais aucune mention n’en était finalement faite dans le projet de loi asile et immigration. Le ministère de la Santé, en revanche, a demandé aux agences régionales de santé (ARS) d’intégrer la question de l’accès à la santé pour les migrants dans leurs programmes de prévention et de soins pour la période 2018-2022. L’ARS d’Ile-de-France planifie par exemple «d’intégrer la pratique de la détection de la souffrance psychique aux pratiques des professionnels de santé non spécialisés en santé mentale». Mais pour l’heure, la première écoute et le repérage des exilés qui ont besoin d’un suivi plus important repose sur les épaules des associations.

Retour à Grande-Synthe. Tandis que Chloé Lorieux file écouter en privé, à sa demande, un migrant, Reza trie des cartes et apprend un tour à Pascale, une infirmière anesthésiste bénévole. Une dizaine de personnes se rassemblent autour d’eux. «Quand tu montreras ce tour à quelqu’un, tu diras bien que tu l’as appris d’un Iranien !» lance Reza à Pascale, qui observe : «Avant, je voyais les Anglais faire ça, proposer des jeux, je trouvais ça un peu condescendant. Mais en fait ça les détend beaucoup. Là, Reza me montre une compétence, ça le réhumanise. En plus je suis vraiment nulle aux cartes, ça tombe bien !»

Les conditions de vie, extrêmement précaires, dans les «jungles» du Nord ou les campements d’Ile-de-France, n’aident pas les migrants à reprendre pied. En mars, un réfugié soudanais, Karim, est ainsi mort dans la rue, dans le XVIIIe arrondissement de Paris, victime de souffrances psychiques qui l’avaient entraîné vers l’alcoolisme. «On a des personnes qui ont été exposées à la violence dans leur pays, dont le parcours a fait des témoins d’autres violences, qui, arrivées en Europe, ont été victimes de brutalités par les autorités, la police ou par d’autres exilés. Les destructions de tentes, ça veut dire qu’il n’y a pas de répit, pas d’intimité. Ça maintient les gens dans un état de stress, avec des maltraitances policières relativement fréquentes. Cela engendre des troubles du sommeil, un manque d’énergie, ce qui est une souffrance normale compte tenu de leur situation, détaille Chloé Lorieux. D’autres développent des comportements à risque, des addictions. Souvent l’alcool est une béquille pour des gens qui n’en consommaient pas avant.» Même lorsqu’ils ne sont pas à la rue, comme Mahmoud, un quadragénaire afghan logé dans un hôtel non loin, la douleur peut être forte : «Je ne me repose jamais, je vois tout en noir. Dans mes rêves, j’entends des coups de pistolet, je suis effrayé. Ça n’arrête pas de tourner dans ma tête.»

Si la majorité des personnes qui passent par la clinique mobile présentent une souffrance «importante mais normale», selon l’infirmière, celles aux troubles plus importants sont redirigées vers des dispositifs classiques. Brice Benazouz, coordinateur général chez Médecins du monde, observe : «Il faut faire attention à ne pas ouvrir des portes quand on ne pourra pas faire le suivi. Un syndrome post-traumatique, c’est des années de suivi. On fait de la première écoute : soit c’est bien fait, soit ça peut être contre-productif.»

«Besoins élémentaires»

Une étude du Comité pour la santé des exilés (Comede), publiée en septembre, montrait que 16,6 % des exilés reçus en Ile-de-France ces dix dernières années présentaient des troubles psychiques graves. Le chiffre montait à 23,5 % chez les femmes. Chez les adolescents, le chiffre pourrait être plus élevé : jusqu’à 40 % des mineurs non accompagnés reçus en consultation à Paris sont finalement orientés vers un soutien psychologique, selon le docteur Daniel Bréhier, psychiatre et chef de mission chez MDM.

Dans son bureau de l’hôpital Avicenne, à Bobigny (Seine-Saint-Denis), l’ethnologue et psychologue clinicienne Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky (lire ci-dessus) reçoit ces patients traumatisés. Dans la Voix de ceux qui crient, elle raconte comment elle travaille avec ses patients, en moyenne pendant deux ans, à la réappropriation de leur histoire. Comment aussi, le processus de demande d’asile est parfois compliqué par les troubles psychiques : «Il n’y en a pas un sur deux qui est capable de passer un entretien comme le voudrait l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra), avec une histoire cohérente, où on se repère dans le temps, dans l’espace, où on peut réexpliquer son histoire en lien avec le contexte politique, explique-t-elle. Parfois ils sont tellement happés par la violence qu’ils parlent du sergent X alors qu’il faudrait parler du lieutenant Y, ils ont reconstruit le récit et ils vont vous raconter un truc aberrant, mais pas faux.»

Déjà en 2009, la maîtresse de conférence en sociologie Estelle d’Halluin-Mabillot, chercheure au Centre nantais de sociologie, écrivait dans un article de la revue Hommes & migrations : «La reconnaissance de la souffrance psychique des réfugiés et des demandeurs d’asile se heurte à celle des politiques restrictives en matière d’immigration et d’asile. […] Tout en œuvrant à combler les besoins élémentaires de leur existence, ils doivent, pour obtenir le statut de réfugié, travailler à convaincre les représentants de l’Etat français du bien-fondé de leur demande, raconter en détail leur histoire, exposer la matière intime de leur existence, préciser les menaces, les violences et les souffrances endurées.» Depuis 2013, l’Ofpra sensibilise à ce sujet son personnel, et permet aux exilés suivis par un praticien d’en être accompagné lors de leurs démarches. Il n’empêche, regrette Chloé Lorieux, «avant c’était des gens en bonne santé. Avec le parcours migratoire et les conditions de non-accueil en France, ils repartent plus mal qu’ils ne sont arrivés». Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky abonde : «Au lieu de traiter et préparer une intégration, on en fait des populations vulnérables, qui à un moment vont s’écrouler, et, sans cynisme, ça coûte très cher. Ces personnes auront aussi du mal à travailler, donc elles ne seront pas une « valeur ajoutée » pour la société, les réseaux radicaux c’est là qu’ils iront pêcher. C’est complètement irréaliste de ne pas vouloir réfléchir à cela.»

Rapport de Médecins du Monde et du Centre Primo Levi sur la souffrance psychique des bénévoles

https://www.medecinsdumonde.org/fr/actualites/publications/2018/06/18/la-souffrance-psychique-des-exiles

La souffrance psychique des exilés

La santé mentale, et plus largement la souffrance psychique, se situe dans l’exact angle mort des politiques publiques concernant les personnes exilées, encore majoritairement orientées vers le soin des maladies infectieuses et la prise en charge des urgences médicales. Elle constitue pourtant une urgence sanitaire et un enjeu de santé publique majeur.

« La santé mentale est un état de bien-être dans lequel une personne peut se réaliser, surmonter les tensions normales de la vie, accomplir un travail productif et contribuer à la vie de sa communauté. En ce sens, elle est le fondement du bien-être d’un individu et du bon fonctionnement d’une communauté. »

DES SOUFFRANCES  PSYCHIQUES GRAVES  CHEZ LES PERSONNES EXILÉES

Les violences multiples qui ont causé leur départ, les ruptures souvent brutales que cela a occasionné et le parcours d’exil lui-même semé de violences et de pertes peuvent occasionner des troubles psychiques graves. La très grande précarité sociale et administrative dans laquelle la plupart des exilés se trouvent renforce ces troubles, voire en crée de nouveaux, formant ainsi un cercle vicieux dont il devient très compliqué de sortir.

Si la santé est censée être en France un droit inconditionnel, force est de constater que celle des personnes exilées demeure trop souvent un enjeu de polémique politicienne avant d’être considérée pour ce qu’elle est : un enjeu de santé publique.

Dans ce contexte, le Centre Primo Levi et Médecins du Monde, tous deux engagés dans l’accueil et le soin des personnes exilées, ont voulu réunir leurs constats pour dresser un tableau sans concession de la situation et mettre en avant des propositions afin que soit enfin élaborée, au niveau national, une réponse adaptée à l’enjeu majeur que représente la santé mentale de ces personnes.

Le rapport est disponible ici