A Marseille, des mineurs non accompagnés dans la rue «pour se rendre visibles»

Samantha Rouchard pour Libération, publié le 19 septembre 2022

La trentaine de jeunes hébergés depuis février dans un squat de la Canebière menacé d’expulsion ont installé un campement symbolique, à l’extérieur, pour alerter sur leur situation. Tous scolarisés, ils sont actuellement en attente d’une décision du juge des enfants pour reconnaître leur minorité.

Ce dimanche soir, c’est le branle-bas de combat au 113 Canebière. La trentaine de mineurs qui vit ici transporte tentes, matelas et de quoi se tenir chaud à une centaine de mètres, un peu plus haut sur la célèbre artère marseillaise. Ce soir, c’est dehors, sous le kiosque à musique de la Place des Réformés, que les jeunes passeront la nuit, et toutes les suivantes. «On a décidé de sortir pour se rendre visible. Jusqu’à ce qu’une solution pérenne d’hébergement soit proposée à ces jeunes. Ils ne veulent ni hôtel pour quinze jours ni des nuits en gymnase», précise Jeanne, du Collectif 113, qui avec d’autres militants a ouvert ce squat en février pour mettre à l’abri des mineurs non accompagnés (MNA) non pris en charge par les services du département des Bouches-du-Rhône.

Le 113 appartient à l’établissement public foncier qui aurait pour projet d’en faire des bureaux pour la Métropole. Le début des travaux est prévu pour mars. Il y a une dizaine de jours, le collectif a appris que l’expulsion du 113 et du bâtiment attenant le 115, lui aussi ouvert au squat par d’autres collectifs pour une vingtaine de MNA à la rue, était imminente. «On a commencé à déménager les affaires vers un autre lieu, pour maîtriser notre expulsion, mais pour les nuits à venir notre lieu de vie sera dehors», souligne Jeanne. Les jeunes ont acté cette décision en assemblée générale. «On n’a pas le choix, il faut défendre nos droits», explique Amara, 17 ans, originaire de Guinée. Tous les jeunes sont scolarisés et ont aussi fait le choix de ne pas aller à l’école le temps de l’occupation.

«Le département le plus condamné de France»

Le lieu du campement est symbolique. Les jeunes y ont installé une banderole : «Ce kiosque appartient à la mairie Printemps marseillais». Même si la municipalité socialiste n’a pas l’hébergement des MNA comme compétence, le Collectif 113 attend des actes de sa part : «Depuis huit mois, la mairie sert d’intermédiaire avec l’établissement public foncier, mais rien ne bouge. Dans d’autres villes comme Lyon, ville, département et Etat ont trouvé un accord pour l’hébergement de ces jeunes. On attend que Marseille en fasse de même», explique Jeanne. Du côté de la mairie, on se dit «très sensible» à la situation, mais sans pouvoir : «On interpelle le département et les services de l’Etat sur leurs responsabilités. Mais nous ne pouvons pas faire “à la place de”. Bien sûr, si nous pouvons être partie prenante de la solution nous le serons», explique Audrey Garino, adjointe aux affaires sociales, qui rappelle : «Nous sommes le département le plus condamné de France sur ces questions. Le tribunal administratif, la chambre régionale des comptes, et la défenseuse des droits ont pointé les défaillances d’accueil des MNA.»

La situation de ces jeunes n’est pas si simple. Ces MNA sont quasiment tous en recours juridique pour une reconnaissance de leur minorité. Dans un premier temps placés en hôtel par l’Addap 13, l’association missionnée par le département pour la mise à l’abri des mineurs et leur évaluation, leur minorité a ensuite été contestée. L’association les a alors remis à la rue. Ces jeunes sont actuellement en attente de passer devant le juge des enfants, seul compétent pour reconnaître la minorité d’une personne. En 2021, sur 587 jeunes évalués par l’Addap 13 dans le département, 248 ont été déboutés de l’aide sociale à l’enfance. A Marseille, ils seraient plus d’une centaine à dormir dans la rue ou dans des squats. «Ces jeunes gens ont le droit de contester la décision du département en saisissant le juge mais, pour nous, ils ne sont plus considérés comme des mineurs non accompagnés», se défend David Le Monnier, directeur général adjoint de l’Addap 13.

«Ils sont dans un vide juridique»

Les évaluations effectuées par le département sont critiquées car jugées «trop subjectives» par les défenseurs des droits des MNA. De même, le jeune qui pouvait auparavant attendre des mois avant d’être mis à l’abri pour évaluation est aujourd’hui évalué rapidement «pour être mis à la rue tout aussi rapidement», pointe maître Laurie Quinson, avocate de certains MNA du 113. «Tous ces jeunes en recours sont dans un entre-deux qui légalement n’est pas vraiment prévu. Ils sont dans un vide juridique. C’est sur cela que l’on va se battre, fait-elle valoir. Car la loi est ainsi faite qu’on a quand même une phase judiciaire qui est autorisée. Dès lors que le jeune a été mis à l’abri avec seulement une évaluation du département, il devrait rester à l’abri dans l’attente des vérifications supplémentaires, qui relèvent cette fois de l’autorité judiciaire.»

«Tout ça nous bouleverse et nous épuise», s’attriste Sekou, 17 ans, originaire de Côte-d’Ivoire, et qui s’apprête à dormir sous le kiosque. Comme pour ses comparses, l’annonce de l’expulsion est «très stressante» «Je trouve cela injuste. Et je me dis que, finalement, la liberté, l’égalité et la fraternité ne sont que des mots… On est venus ici pour aller à l’école et faire nos vies. Pas pour traîner dans les rues.»

Préfecture forteresse

Préfecture forteresse ?
Notre engagement associatif nous mène à entretenir des relations suivies avec la préfecture pour évoquer différentes situations, toutes problématiques : reconnaissance de minorité, difficultés d’hébergement rencontrées par les migrants, déboutés de leur demande d’asile ou l’ayant obtenue ; accès à l’emploi rendu impossible par l’octroi de récépissés délivrés sans autorisation de travail malgré les demandes d’employeurs.
À la complexité des situations, s’ajoute une communication pour le moins difficile avec la préfecture : absence de réponse aux messages envoyés ; si réponse, mails non signés, ce qui ne facilite pas les reprises de contact nécessaires. Les règles d’instruction des dossiers varient de manière aléatoire : pour des situations identiques, on ne demande pas les mêmes documents.
La dématérialisation des démarches est problématique : par une décision du 3 juin dernier, le Conseil d’État a demandé au gouvernement de proposer des solutions de substitution et de mieux accompagner les usagers qui maîtrisent mal les outils numériques. Cette décision, qui s’impose à l’Etat, ne semble pas avoir été entendue !
Au sein du collectif 50 pour les droits des étrangers, qui regroupe les associations du département, Itinérance demande à rencontrer le préfet pour faire entendre la considération à laquelle, nous, bénévoles, avons droit, et surtout évoquer le refus des autorisations de travail qui obère l’avenir de personnes ne demandant qu’à s’intégrer.
Bruno CHAMPION et Roger WUCHER, pour « Itinérance Cherbourg

Les Albanais nombreux à tenter la traversée de la Manche

Sur TikTok, les passeurs font miroiter l’Angleterre à des Albanais, qui s’entassent à Calais

Depuis le début de l’année, les Albanais sont particulièrement nombreux à tenter la traversée de la Manche pour rejoindre l’Angleterre, poussés par des réseaux de passeurs dont la propagande abreuve les réseaux sociaux. Une fois dans le nord de la France, beaucoup déchantent.

Mediapart, Nejma Brahim, 30 septembre 20222

Grande-Synthe (Nord).– Ils font désormais partie du décor, souvent regroupés, debout et un téléphone à la main, dans l’attente du coup de fil qui pourrait changer leur vie. Devant le centre commercial de Grande-Synthe (Nord), mardi 20 septembre, quatre jeunes originaires du village de Kavaje, au centre-ouest de l’Albanie, errent comme des âmes en peine.

Ils ne se connaissaient pas avant d’arriver là, mais ils sont réunis autour d’un même projet. « Quelqu’un doit nous appeler pour qu’on passe aujourd’hui », glissent-ils alors que la matinée s’achève. Demain, ils seront peut-être de l’autre côté de la Manche. Le groupe s’éclate et s’évapore sans crier gare, soucieux de rester discret.

Dans les méandres de la galerie marchande, Mondi*, la mine déconfite, savoure le café qu’il boit en compagnie de Sokol, un autre Albanais, dans le brouhaha du centre commercial où les exilés vont et viennent, un chariot plein de baguettes de pain. Une doudoune verte sur le dos, le jeune homme, âgé de 23 ans, a les mains criblées de tatouages et les dents couleur charbon. « Je suis mort, lâche Mondi. Je suis épuisé physiquement et moralement. Je ne comprends pas comment on en est arrivés là. »

Un exilé dans l’attente d’un passage pour le Royaume-Uni, à Grande-Synthe. © Nejma Brahim / Mediapart.Depuis le début de l’année, les jeunes Albanais se pressent dans le nord de la France pour tenter de rejoindre l’Angleterre par la mer à bord de canots pneumatiques. D’après les chiffres britanniques, qui comptabilisent déjà plus de 30 000 arrivées par bateau cette année, l’Albanie arrive en tête des nationalités débarquant au Royaume-Uni sur le premier semestre 2022. Près de 2 160 Albanais sont ainsi passés outre-Manche entre janvier et juin, auxquels s’ajoutent quelque 1 500 de plus cet été. Un nombre quatre fois élevé qu’en 2021.

« Avant, on rejoignait l’Europe de l’Ouest par camion en passant par l’Allemagne », explique Mondi. Mais le renforcement des contrôles à la frontière séparant le nord de la France et le Royaume-Uni a poussé les migrant·es et les réseaux de passeurs à changer de stratégie. « Maintenant, on traverse la mer. Ça revient à 4 000 livres par personne, c’est moins cher. » Le jeune homme est le seul à « porter » sa famille – un père invalide, une mère au foyer – et dit devoir partir en Angleterre pour travailler.

Fuir les difficultés économiques

À ses côtés, Sokol laisse entrevoir un sac plastique noir posé à même le sol, contenant ce qu’il reste de sa vie. Le trentenaire, qui arbore une casquette rouge, un survêtement et des pantoufles rembourrées bleu marine, a choisi l’Angleterre car les salaires y sont plus élevés qu’ailleurs. Il entend « se construire un avenir » là-bas et refuse de rejoindre ses frères et sœurs exilé·es en Italie et en Grèce, où l’inflation se fait sentir.

Comment vivre avec 600 euros en Albanie, à l’heure où les prix s’envolent ? « Je n’arrive pas à m’en sortir alors que j’ai un métier. C’est une catastrophe », résume ce cuisinier de profession, qui se voit décrocher du travail dans la restauration à Londres ou Birmingham, et qui ne comprend pas pourquoi « il faut souffrir autant juste pour aller en Angleterre ».

Ce mardi-là, lorsque nous rencontrons Mondi et Sokol, une importante évacuation a été réalisée par les autorités sur le lieu de vie des exilé·es. Une de plus. Depuis des années, déjà, le Calaisis et le Dunkerquois sont le théâtre d’une maltraitance institutionnelle qui ne dit pas son nom : une politique migratoire basée sur le non-accueil et la dissuasion, où se suivent des évacuations de campements qui précarisent encore davantage les exilé·es.

« Ils ont dispersé tout le monde ce matin », soulignent Anna et Amélie, coordinatrices de l’association Utopia 56 à Grande-Synthe, pour qui le nombre de personnes à survivre sur ce camp s’élève à 600. « Peut-être 800, jauge Anna. C’est toujours difficile à dire. Ce qui est sûr, c’est qu’il y a beaucoup plus de monde que cet été, lorsque les départs s’enchaînaient. »

Un groupe de migrants albanais à proximité du campement de Grande-Synthe, le 20 septembre 2022. © Nejma Brahim / Mediapart.Pour y accéder, il faut suivre les silhouettes déambulant le long de la route départementale, traînant un caddie ou des enfants usés par l’exil, à toute heure du jour ou de la nuit. C’est ici, à quelques centaines de mètres du centre commercial et des arrêts de bus menant aux plages des Gravelines ou de Leffrinckoucke (les deux principaux lieux de passage), que des centaines de personnes se sont établies.

En contrebas d’un pont et au bout d’une voie de chemin de fer, à 13 heures, une cinquantaine d’exilés s’agglutinent devant le camion de la Croix-Rouge, association mandatée par l’État pour distribuer des repas à l’entrée du camp, tandis que d’autres, dont des femmes et des enfants, viennent se ravitailler en eau, un bidon à la main.

Mondi et Sokol vivent non loin de là, derrière l’un des nombreux buissons où les migrant·es albanais·es se sont frayé une place au milieu de la communauté kurde irakienne ou afghane. « Il y a des tensions entre les Kurdes et nous, soupire Sokol. Ils pensent qu’on veut leur voler leur business, parce que, pendant longtemps, il n’y avait qu’eux ici. »

Depuis des années, en effet, les réseaux de passeurs dans le nord de la France sont dans la majeure partie du temps tenus par des Kurdes irakiens, qui bénéficient de filières d’approvisionnement à l’étranger. Une filière irako-kurde a justement été démantelée dans le nord de la France, a annoncé l’Office central pour la répression de l’immigration irrégulière (Ocriest) le 22 septembre.

Elle aurait organisé 80 traversées dans la Manche depuis l’été. Malgré l’arrivée des migrant·es albanais·es, les Irako-Kurdes restent encore aujourd’hui à la tête de ces réseaux. Mais l’Ocriest craint que les Albanais ne « montent eux-mêmes leur propre filière », ce qui serait source de conflits.

La plupart des migrants retrouvés sur des small boats sont albanais.

Xavier Delrieu, chef de l’OcriestXavier Delrieu, patron de l’office, dit surveiller le phénomène de près. Il parle d’un « afflux massif » des Albanais et Albanaises, expliqué entre autres par la fin des restrictions de circulation liées au Covid-19, mais aussi par un « contexte compliqué » au niveau économique et politique en Albanie.

« Beaucoup d’Albanais veulent émigrer en Europe en ce moment. Ils arrivent en France sans visa, avec un passeport biométrique et des justificatifs touristiques. Une fois chez nous, ils ne repartent pas : soit ils intègrent la communauté albanaise basée en Rhône-Alpes, dans le Grand Est ou en Paca, soit ils transitent vers lGrande-Bretagne, pour partie via des filières. »

Des gilets de sauvetage échoués sur la plage des Gravelines, près de Grande-Synthe. © Nejma Brahim / Mediapart.Depuis le printemps dernier, « la plupart des migrantretrouvés sur des small boats sont albanais », selon le patron de l’Ocriest. « Sans doute parce qu’ils paient plus cher que les autres, entre 3 000 et 4 500 euros le passage, soit 1 000 euros de plus que la moyenne. La traversée par bateau coûte moins cher qu’en camion et a un taux de réussite plus important. » Un tarif qui « garantit » le passage, peu importe le nombre de tentatives.

À l’intérieur du camp, six jeunes hommes, originaires de Tirana (la capitale albanaise) ou de Shkoder (au nord) tuent le temps. « On peut recevoir un coup de fil à tout instant pour nous dire de venir à tel endroit », relatent ceux qui ont quelques semaines d’expérience en France. « Ceux qui se font arrêter sont emmenés au poste, complète l’un d’eux. On prend ses empreintes, il passe au tribunal et peut être envoyé en prison [centre de rétention administrative ou CRA – ndlr]. »

Mondi en a d’ailleurs fait les frais, quelques jours plus tôt, lorsque l’embarcation qui le transportait, pleine de 63 personnes, a eu une panne de moteur. « Il ne nous restait que deux kilomètres pour atteindre les eaux anglaises. On était si nombreux que le bateau n’arrivait plus à avancer. Le moteur nous a lâchés, on a appelé les secours français et anglais mais personne ne répondait. » Le canot pneumatique serait resté à la dérive durant des heures avant d’être secouru.

Derrière la com’ des passeurs sur les réseaux sociaux, la grande désillusion

Mondi extirpe un document de son sac à dos, puis raconte comment, en quelques heures, il a été placé en CRA en Essonne, puis convoqué par le juge des libertés, qui a décidé de sa libération. La mésaventure ne l’a pas découragé pour autant : le voilà de retour dans le Dunkerquois.

« On m’avait dit que ce serait facile de passer, réagit Sokol, plongeant son regard bleu dans le vide. Si on me demande demain si ça vaut le coup d’aller en Angleterre, je répondrai non. » Il admet s’être laissé convaincre, comme beaucoup d’autres, par les vidéos enchanteresses montrant des visages tout sourires à bord de zodiacs non surchargés, traversant la Manche au petit matin, sur des eaux calmes et bercées par une musique d’ambiance.

« Il y a tous les jours des passages. Ne vous faites pas avoir par des gens qui vous laissent traîner pendant des semaines en France. Le passage se fait en un jour. Dépêchez-vous, avec le meilleur prix. Un sacrifice pour une vie meilleure », peut-on lire en albanais sur une vidéo TikTok datant de septembre, partagée par un compte dont le nom évoque le passage de la France vers l’Angleterre.

Ce type de contenu a inondé les réseaux sociaux, au cours des derniers mois pour inciter les candidats au départ à tenter leur chance en Angleterre. « J’ai vu énormément de vidéos avant de partir, poursuit Sokol, levant les sourcils au ciel pour marquer sa déconvenue. Si j’avais su que ce serait si difficile, je ne serais jamais partiÇa fait deux semaines que je dors dans les bois. On n’est pas dans un pays en guerre pour vivre dans de telles conditions. »

L’Ocriest dit aussi avoir constaté cet essor des réseaux sociaux chez les passeurs, mais nuance : « Depuis un an ou deux, ils utilisent beaucoup Telegram, Facebook et TikTok, mais ce n’est pas plus le cas pour les Albanais que pour les autres. Si les réseaux sociaux ont sans doute contribué à la démocratisation des passages des Albanais en small boatc’est en plus d’autres facteurs, comme le bouche à oreille. Les premiers Albanais ont réussi à passer et ont dit aux autres que ça marchait », précise Xavier Delrieu.

Depuis le début de l’année, sur les 636 Albanais placés à Coquelles, 500 ont été éloignés.

Guillaume Landry, directeur du service d’aide aux étrangers retenus de FTDAPour répondre au phénomène, et parce qu’ils sont plus facilement « expulsables », les Albanais sont davantage sujets à des contrôles. « Ils ont le droit de circuler librement en France, sauf dans le Nord, où ils doivent justifier d’une carte de résident française, d’une réservation à l’hôtel ou d’un billet retour pour l’Albanie », confie un agent de police rencontré à Grande-Synthe.

Au CRA de Coquelles, situé tout près de Calais, le public albanais n’est pas nouveau, selon France terre d’asile (FTDA), association présente sur place. Mais ils représentaient 50,9 % des personnes retenues en 2021, contre 35 % en 2017. L’Albanie est aussi le pays vers lequel la France éloigne le plus depuis les CRA de France (40 %).

« Depuis le début de l’année, sur les 636 Albanais placés à Coquelles, 500 ont été éloignés. 44 ont été transférés vers d’autres CRA et 56 ont été libérés », détaille Guillaume Landry, directeur du service d’aide aux étrangers retenus de FTDA. 36 ressortissants albanais seraient encore retenus à Coquelles à ce jour.

L’autre évolution se concentre sur les interpellations à l’issue de sauvetages de small boats en mer, poursuit-il. « On constate qu’il y en a plus qu’avant pour les Albanais. Une fois en CRA, leur éloignement est plus rapide, grâce à des vols réguliers et aux laissez-passer consulaires délivrés par l’Albanie. Ils acceptent aussi plus facilement d’être éloignés, ce qui nous interroge sur l’usage de la rétention, qui doit intervenir lorsqu’il n’existe pas de moyens moins coercitifs pour organiser l’éloignement. »

Anna et Amélie, co-coordinatrices de l’association Utopia 56 à Grande-Synthe. © Nejma Brahim / Mediapart.« Les Albanais sont davantage contrôlés et expulsés », confirment les coordinatrices d’Utopia 56. Au cours des derniers mois, l’association a dû s’adapter à ce nouveau public, qui lui rappelle celui des Vietnamiens, arrivés en 2021. « Il y a la barrière de la langue, la difficulté de les aborder, en particulier les femmes, et ce réflexe chez eux de dire “tout va bien” lorsqu’on veut les aider… »

Comme pour les Vietnamiens, Utopia 56 a revu sa façon de travailler sur le terrain. « Ça nous a poussés à repenser la manière dont on crée un lien de confiance avec les gens. » Les coordinatrices ont fait traduire leur document de prévention en albanais, distribué aux exilé·es sur le littoral aux abords des lieux de passage.

Dans les vidéos TikTok, le passage est présenté comme étant facile et rapide, mais il faut entendre la détresse des gens qui nous appellent.

Anna, coordinatrice d’Utopia 56 à Grande-SyntheToutes deux se disent sidérées par l’ampleur des réseaux sociaux dans ce phénomène. « C’est effrayant car ils cachent la réalité. Beaucoup d’Albanais tombent des nues quand ils se retrouvent dans la jungle. On a vu des familles arriver avec des valises et des vêtements de ville pour découvrir, avec la localisation qu’ils avaient reçue, qu’ils devaient vivre sur le camp dans la forêt », souligne Amélie.

Et Anna d’ajouter : « Dans les vidéos TikTok, le passage est présenté comme étant facile et rapide, mais il faut entendre la détresse des gens qui nous appellent quand ils ont une panne d’essence ou de moteur et que de l’eau s’infiltre dans leur bateau. » Elle se souvient de deux jeunes Albanais devant partir un mois plus tôt, qui se sont rétractés à la dernière seconde en découvrant une embarcation surchargée.

Des familles parmi les candidats au départ

Restés sur le rivage, ils ont été pris en charge par des bénévoles d’Utopia 56 avant de retourner au campement. « Ils nous ont appelés une demi-heure après, en panique, en nous disant qu’ils se sentaient en danger sur le camp et qu’ils voulaient un taxi pour aller à Dunkerque et rentrer en Albanie. Ils nous ont dit que la situation ici était horrible, loin de ce qu’on leur avait proposé à l’origine. »

D’autres exilé·es albanais·es, souvent en famille, privilégient les hôtels première classe pour éviter d’avoir à vivre dehors. Dans un établissement du Dunquerkois, un responsable raconte le défilé permanent auquel il assiste chaque jour depuis le début d’année. « Ça n’arrête pas. Cette nuit encore, un groupe est parti en me libérant une dizaine de chambres. Ils partent au milieu de la nuit et abandonnent leurs affaires, leurs vêtements, des poussettes et même leurs papiers. »

Parfois, certains le réveillent la nuit pour demander un taxi après avoir reçu le fameux « coup de fil »« Mais les taxis ne se déplacent plus, parce qu’à plusieurs reprises, les Albanais étaient déjà partis à leur arrivée. Les passeurs n’attendent pas », présume-t-il. Selon nos informations, la police aux frontières serait déjà venue effectuer des contrôles au petit matin. Elle aurait aussi récupéré un certain nombre de passeports albanais abandonnés.

Dans un hôtel du Dunkerquois, à la nuit tombée, des rires d’enfants s’échappent de deux chambres lorsque la porte s’ouvre. Tonin* et Arben* s’éclipsent pour refaire le plein de nicotine dans le jardin. Le premier est venu d’Angleterre, où il vit depuis neuf ans après avoir passé la frontière à l’arrière d’un camion, pour aider sa sœur et ses enfants à passer. Le mari a déjà fait la traversée seul et doit préparer leur venue. « Elle ne connaît personne ici et ne parle pas français, alors je suis venu l’aider », confie Tonin, qui a apporté assez de cash pour payer leur trajet.

« La migration albanaise a commencé en 1990 avec la fin du communisme. Et ça ne s’est pas arrêté depuis. Ce n’est pas bon pour le pays, car il se vide de son potentiel, mais on n’a pas d’autre choix », soutient celui qui dénonce la corruption « au sommet de l’État », l’insécurité et les difficultés économiques qui broient son pays. Il se souvient s’être entendu dire, à la fin de ses études en économie, qu’il n’y avait pas de travail pour lui. « Le maire de ma ville m’a conseillé de partir au Royaume-Uni. J’avais 24 ans. »

Tonin, un Albanais trentenaire, a vu beaucoup de vidéos TikTok incitant les jeunes à migrer. © Nejma Brahim / Mediapart.« Si tu n’as pas des connaissances qui peuvent t’aider, tu as beau avoir cinq masters, tu finis au chômage. Et unpersonne incompétente prend ton poste », enchaîne Arben, la vingtaine, originaire de Fushe Kruje, au centre de l’Albanie. Ce dernier a déjà tenté le passage, avec sa femme et leurs enfants, à deux reprises la semaine précédente. « On a eu une panne d’essence, puis une panne de moteur. On a dû revenir seuls la deuxième fois. »

Selon eux, les jeunes ont toutes leurs chances de se construire un avenir en Angleterre. « Ceux qui veulent se faire de l’argent rapidement travaillent dans la farine et les plantes », sourient-ils, précisant qu’il ne faut pas en faire une généralité. Autrement dit, la cocaïne et le cannabis. « Une fois, en Angleterre, certains délinquants albanais peuvent être intégrés à des réseaux de trafics de stupéfiants, dite “culture indoor” », confirme l’Ocriest.

Chacun a « ses objectifs » là-bas, influencé tantôt par la publicité des passeurs sur Instagram et TikTok, tantôt par les immigrés comme Tonin qui, désormais en règle au Royaume-Uni, rentre chaque été en Albanie avec 10 à 20 000 euros pour investir dans son pays.

Depuis Birmingham, de l’autre côté de la Manche, Ardit dit avoir vu des centaines d’Albanais et d’Albanaises arriver en quelques jours ces derniers mois. Son propre village, en Albanie, se serait « vidé » « Je suis rentré chez moi pour les vacances et tous mes amis sont partis, la plupart pour le Royaume-Uni. Ceux qui sont restés sont tentés. Ils m’ont posé plein de questions sur ma voiture, mais j’ai tenu à préciser qu’il m’avait fallu cinq ans de travail pour l’acheter. »

Il affirme lui aussi qu’une partie d’entre eux rejoignent les « fermes à cannabis »« Même s’ils se font arrêter, ils peuvent être libérés rapidement avec l’aide d’un bon avocat. » D’autres travaillent au noir en attendant de pouvoir régulariser leur situation, comme les familles, qui cherchent à s’établir dans la durée. Si certains demandent l’asile dès leur arrivée, surtout pour « être libres de circuler », ils ont très peu de chances de l’obtenir.

Fin août, le Royaume-Uni a annoncé vouloir accélérer les expulsions d’exilé·es albanais·es en situation irrégulière. La ministre de l’intérieur britannique Priti Patel a d’ailleurs signé un accord en ce sens avec l’Albanie. « Un grand nombre d’Albanais se font vendre des mensonges par des passeurs impitoyables et des gangs du crime organisé, qui les poussent à faire des voyages à bord d’embarcations fragiles vers le Royaume-Uni, a-t-elle déclaré, pointant un « abus de [leur] système d’immigration ».

Entre 2021 et mars 2022, 20 % des Albanaises et Albanais placés en centre de détention pour étrangers au Royaume-Uni étaient expulsés. L’Albanie arrivait en tête des nationalités les plus concernées par des procédures d‘éloignement, derrière la Roumanie et la Pologne. Un chiffre qui pourrait connaître une forte hausse d’ici à la fin de l’année.

 

Calais : une enquête ouverte pour des violences policières

Par Libération et l’AFP, publié le 8 septembre 2022

Le parquet de Boulogne-sur-Mer a ouvert une enquête pour « d’éventuelles violences commises par personnes dépositaires de l’autorité publique » après un signalement des associations de violences policières sur des migrants fin août.

Cette nuit-là, un groupe de migrants, originaires d’Erythrée, s’était rendu «sur le parking d’une station-service de Calais afin d’essayer de monter dans un camion avec l’espoir de rejoindre le Royaume-Uni», raconte Utopia 56 dans un communiqué. À l’arrivée d’un camion de CRS, le groupe se scinde : une partie fait demi-tour, laissant deux personnes âgées de 18 ans seules. «Lorsque les CRS arrivent à leur niveau, l’un des policiers porte un premier coup au visage à chacune des deux personnes», poursuit le communiqué. Selon le témoignage, les CRS emmènent ensuite les deux personnes dans une rue latérale, «à l’abri des caméras». Les deux personnes au sol, environ 7 CRS leur auraient alors «donné de nombreux coups de pied au sol».

L’IGPN saisie

Contactés, les pompiers ont transporté l’une des victimes à l’hôpital de Calais. Le certificat médical établi par un médecin «fait état de saignements et d’une déviation de l’arête nasale (fracture), de douleurs à la palpation thoracique, ainsi que de douleurs scrotales».

Le lendemain, l’association l’Auberge des Migrants a reçu un appel anonyme «d’une personne se présentant comme CRS à Calais et souhaitant dénoncer les violences de la nuit précédente», relate le communiqué. Le témoignage y est retranscrit : «C’est une autre section, un autre véhicule de la CRS 54, ils font passer cela pour un accident c’est inacceptable, ils ont laissé le pauvre comme un chien abandonné, c’est ce genre de collègues qui nous font énormément de tort».

Le 31 août, Human Rights Observers (HRO) signale ces éléments au procureur de Boulogne-sur-Mer, Guirec Le Bras. Contacté par l’AFP, il a indiqué avoir «saisi l’IGPN (Inspection générale de la police nationale) de Lille pour enquêter sur les faits qui m’ont été signalés», précisant que les investigations «commençaient».

À Calais, une surveillance du ciel au tunnel

Drones, reconnaissance faciale, capteurs de CO2 et de battements cardiaques : face à l’afflux de réfugiés, la frontière franco-britannique est surveillée à grands coups d’intelligence artificielle. Premier volet de notre série sur la cybersurveillance des frontières.

Clément le Foo et Clément Pouré pour Mediapart, le 29 juillet 2022

Calais (Pas-de-Calais).– Pablo lève les yeux au ciel et réfléchit. Brusquement, il fixe son ordinateur. Le chargé de communication et plaidoyer chez Human Rights Observers (HRO) fouille dans ses dossiers, ouvre un document d’une quinzaine de pages. « Tu vois, ce jour-là, ils ont utilisé un drone », indique-t-il en pointant l’écran du doigt. Le 9 juin, l’association pour laquelle il travaille assiste à une expulsion de réfugié·es à Grande-Synthe. Dans son compte-rendu, elle mentionne la présence d’un drone. Des vols d’aéronefs, hélicoptères ou avions, devenus routiniers.

En cette matinée de fin juin, Pablo a donné rendez-vous sur son lieu de travail, « l’entrepôt », comme il l’appelle. Ce vaste bâtiment désaffecté d’une zone industrielle à l’est de Calais héberge plusieurs associations locales. Les bureaux de HRO sont spartiates : un simple préfabriqué blanc planté dans la cour.

C’est ici que ses membres se réunissent pour documenter les violences d’État perpétrées contre les personnes en situation d’exil à la frontière franco-britannique, plus spécifiquement à Calais et à Grande-Synthe. Depuis plus de 20 ans, la ville est érigée en symbole de la crise migratoire. L’évacuation et la destruction de la jungle en octobre 2016 n’ont rien changé. Désormais réparties dans de multiples camps précaires, des centaines de migrants et migrantes tentent le passage vers l’Angleterre au péril de leur vie. Selon le ministère de l’intérieur, ils et elles étaient 52 000 en 2021, un record, contre « seulement » 10 000 en 2020.

Un drone utilisé par la police aux frontières françaises lors d’une patrouille sur les plages de Tardinghen, près de Calais, le 4 avril 2019. © Photo Denis Charlet / AFPSous l’impulsion des pouvoirs publics, Calais se barricade. Plus que les maisons de briques rouges, ce sont les clôtures géantes, les rangées de barbelés et les marécages artificiels qui attirent la vue. Tout semble construit pour décourager les exilé·es de rejoindre la Grande-Bretagne. « Avant, il n’y avait pas tout ça. C’est devenu assez oppressant », regrette Alexandra. Arrivée il y a sept ans dans le Pas-de-Calais, elle travaille pour l’Auberge des migrants, association qui coordonne le projet HRO.

Quatre caméras empilées sur un pylône à l’entrée du port rappellent que cette frontière n’est pas que physique. Vidéosurveillance, drones, avions, détecteurs de CO2… Le littoral nord incarne le parfait exemple de la « smart border ». Une frontière invisible, connectée. Un eldorado pour certaines entreprises du secteur de l’intelligence artificielle, mais un cauchemar pour les exilé·es désormais à la merci des algorithmes.

Si des dizaines de caméras lorgnent déjà sur le port et le centre-ville, la tendance n’est pas près de s’inverser. La maire LR, Natacha Bouchart, qui n’a pas donné suite à notre demande d’interview, prévoit d’investir 558 000 euros supplémentaires en vidéosurveillance en 2022.

« C’est la nouvelle étape d’une politique en place depuis plusieurs décennies », analyse Pierre Bonnevalle, politologue, auteur d’un long rapport sur le sujet. À Calais, la bunkérisation remonte, selon le chercheur, au milieu des années 1990. « À cette époque commencent les premières occupations des espaces portuaires par des personnes venues des pays de l’Est qui souhaitaient rejoindre la Grande-Bretagne. Cela entraîne les premières expulsions, puis un arrêté pris par la préfecture pour interdire l’accès au port. »

Les années suivantes, c’est à Sangatte que se dessinent les pratiques policières d’aujourd’hui. Dans cette commune limitrophe de Calais, un hangar préfigure ce que sera la « jungle » et héberge jusqu’à 2 000 exilé·es. « La police cible alors tous ceux qui errent dans la ville, tentent d’ouvrir des squats, de dormir dans un espace boisé. » Une manière de « contenir le problème », de « gagner du temps ».

En parallèle, la ville s’équipe en vidéosurveillance et en barbelés. En 2016, l’expulsion de la jungle fait émerger la politique gouvernementale actuelle : l’expulsion par les forces de l’ordre, toutes les 24 ou 48 heures, des camps où vivent les personnes exilées.

Surveillance aérienne

Calme et grisâtre en ce jour de visite, le ciel calaisien n’est pas épargné. Depuis septembre 2020, l’armée britannique fait voler un drone Watchkeeper, produit par l’industriel français Thales, pour surveiller la mer. « Nous restons pleinement déterminés à soutenir le ministère de l’intérieur britannique alors qu’il s’attaque au nombre croissant de petits bateaux traversant la Manche », se félicite l’armée britannique dans un communiqué.

Selon des données de vol consultées par Mediapart, un drone de l’Agence européenne pour la sécurité maritime (AESM) survole également régulièrement les eaux, officiellement pour analyser les niveaux de pollution des navires qui transitent dans le détroit du Pas-de-Calais. Est-il parfois chargé de missions de surveillance ? L’AESM n’a pas répondu à nos questions.

Au sein du milieu associatif calaisien, la présence de ces volatiles numériques n’étonne personne. « On en voit souvent, comme des hélicoptères équipés de caméras thermiques », confie Marguerite, salariée de l’Auberge des migrants. Chargée de mission au Secours catholique, Juliette Delaplace constate que cette présence complexifie leur travail. « On ne sait pas si ce sont des drones militaires, ou des forces de l’ordre, mais lorsque l’on intervient et que les exilés voient qu’un drone nous survole, c’est très compliqué de gagner leur confiance. »

En décembre 2021, à la suite d’une demande expresse du ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, l’agence européenne Frontex a dépêché un avion pour surveiller la côte pendant plusieurs semaines. « Une mission toujours en cours pour patrouiller aux frontières française et belge », précise Frontex.

« On sent une évolution des contrôles depuis l’intervention de cet avion, qui a œuvré principalement la nuit, confie le maire d’une ville du Nord. Beaucoup de gens tentaient de monter dans des camions, mais cela a diminué depuis que les contrôles se sont durcis. »

Ces technologies ne servent à rien, à part militariser l’espace public.

Damien Carême, eurodéputé et ancien maire de Grande-SyntheIl faut dire que la société Eurotunnel, qui gère le tunnel sous la Manche, ne lésine pas sur les moyens. En 2019, elle a dépensé 15 millions d’euros pour installer des sas « Parafe » utilisant la reconnaissance faciale du même nom, mise au point par Thales. Lors du passage de la frontière, certains camions sont examinés par des capteurs de CO2 ou de fréquence cardiaque, ainsi que par de l’imagerie par ondes millimétriques, afin de détecter les personnes qui pourraient s’être cachées dans le chargement.

« C’est un dispositif qui existe depuis 2004, lorsque Nicolas Sarkozy a fait évacuer le camp de Sangatte, informe un porte-parole d’Eurotunnel. Depuis 2015, il y a tellement de demandes de la part des routiers pour passer par ce terminal, car ils peuvent recevoir des amendes si un migrant est trouvé dans leur camion, que nous avons agrandi sa capacité d’accueil et qu’il fait partie intégrante du trajet. »

Des outils de plus en plus perfectionnés qui coïncident avec l’évolution des modes de passage des personnes exilées, analyse le politologue Pierre Bonnevalle. « Pendant longtemps, il s’agissait de surveiller les poids lourds. Le port et le tunnel sont aujourd’hui tellement bunkérisés que les exilés traversent en bateau. »

Les technologies employées suivent : en novembre 2021, le ministère de l’intérieur annonçait la mise à disposition de 4 x 4, de lunettes de vision nocturne ou de caméras thermiques pour équiper les gendarmes et policiers chargés de lutter contre l’immigration clandestine sur les côtes de la Manche.

« Ces technologies ne servent à rien, à part militariser l’espace public. J’ai encore rencontré des associatifs la semaine dernière qui me disaient que cela n’a aucun impact sur le nombre de passages et les risques pris par ces gens », tempête l’eurodéputé et ancien maire de Grande-Synthe Damien Carême.

Elles ont malgré tout un coût : 1,28 milliard d’euros depuis 1998, selon Pierre Bonnevalle, dont 425 millions pour la seule période 2017-2021. « C’est une estimation a minima, pointe-t-il. Cela ne prend pas en compte, par exemple, le coût des forces de l’ordre. »

Publié en novembre 2021, un rapport de la commission d’enquête parlementaire sur les migrations détaille les dépenses pour la seule année 2020 : l’État a investi 24,5 millions dans des dispositifs humanitaires d’hébergement, contre 86,4 pour la mobilisation des forces de l’ordre. Des sommes qui désespèrent Pablo, le militant de Human Rights Observers. « Cela aurait permit de bâtir de nombreux centres d’accueil pour que les exilés vivent dans des conditions dignes. » L’État semble avoir d’autres priorités.

A Lampedusa, des personnes invisibles, instrumentalisées par l’extrême droite

Le patron de la Ligue, Matteo Salvini, a choisi la petite île, où 9 000 réfugiés ont accosté en juillet, pour lancer sa campagne pour les législatives.

Par Olivier Bonnel 

Publié le 22 août 2022 dans LE MONDE
 
Lors d’une opération de sauvetage de l’ONG espagnole Open Arms, au sud de l’île de Lampedusa (Italie), le 11 août 2022.

Il est 20 heures passées et la lumière baisse sur le port de Lampedusa. En cette mi-août, où, la journée durant, le soleil écrase les ruelles et les maisons aux toits plats, les restaurants de poissons font déjà le plein. Au ras des tables, un bus file, escorté de deux camions et d’une voiture de carabiniers, gyrophares allumés. A son bord, une soixantaine de migrants, masque sur le visage, sont emmenés au ferry qui mouille un peu plus loin. Dans quelques minutes, ils navigueront vers la Sicile pour être ensuite répartis dans plusieurs centres d’accueil de la Péninsule.

Ce ballet est quotidien sur la petite île. Hormis les formalités d’usage pour s’enregistrer ou passer des tests anti-Covid, le seul moment où ces migrants peuvent avoir un contact humain est lorsqu’ils sont accueillis à terre. « Notre présence sur le quai est importante car elle leur permet de se confier, souligne Gaïa Magini, de l’ONG évangélique Mediterranean Hope. C’est parfois un moment qui est très court mais qui leur permet de se raconter un peu, un moment essentiel pour des personnes vulnérables. »

De Lampedusa, ces migrants ne connaissent ensuite que le « hot spot », souvent bondé, pour quelques jours ou quelques semaines. Situé au milieu de l’île, ce centre d’accueil a été construit à l’abri des regards. Une seule route y mène, qui échoue dans un vallon en cul-de-sac. Les routes pour la plage sont ailleurs. Au plus fort de la crise migratoire, le centre a abrité jusqu’à plus de 1 800 personnes pour une capacité d’accueil de 400 places. Des conditions de vie indignes régulièrement dénoncées par les organisations non gouvernementales.

« Fermons les ports »

Ces dernières semaines, à mesure qu’approche l’échéance des élections législatives italiennes, le 25 septembre, un refrain résonne de nouveau à Lampedusa. L’île serait au bord de la rupture. Une partie de la presse du pays ne cesse d’évoquer les arrivées « en masse » sur les côtes, à la faveur d’une météo clémente. Une rhétorique directement alimentée par la Ligue (extrême droite), de Matteo Salvini. Les migrants sont invisibles, mais l’ancien ministre de l’intérieur, qui aspire à le redevenir en cas de victoire aux élections, n’a de cesse de les replacer au centre du débat politique. C’est d’ailleurs ici que le patron de la Ligue a commencé sa campagne, le 4 août, en reprenant son leitmotiv favori : « Fermons les ports. »

« Cette année, plus de migrants ont débarqué que durant toute l’année 2019 », a assené M. Salvini face à une forêt de micros, à quelques mètres du « hot spot », jurant que « Lampedusa ne pouvait devenir le camp de réfugiés de l’Europe ». Depuis le début de l’année, 22 000 personnes sont arrivées à Lampedusa, dont 9 000 en juillet, pour la plupart en provenance de Tunisie, d’Egypte et du Bangladesh. Des chiffres effectivement en hausse par rapport à 2019 (11 500), mais à comparer aux quelque 34 000 personnes débarquées sur l’île en 2020 et aux 35 000 de 2021. Ces chiffres restent bien en deçà de ceux des années 2016 et 2017, où la Péninsule avait accueilli jusqu’à 180 000 migrants.

Avant son bain de foule sur la terre ferme, Matteo Salvini a fait un tour de bateau sur les eaux cristallines, en maillot de bain. L’embarcation louée n’était autre que l’ancien bateau d’un pêcheur qui, la nuit du 3 octobre 2013, lorsque périrent 368 migrants, sauva 47 personnes. Un symbole cruel mais qui, de l’avis de plusieurs Lampédusiens, n’est qu’une malheureuse coïncidence.

Les habitants sont habitués aux coups de menton du chef de la Ligue. Il y a deux ans déjà, à la même époque, alors que les mesures anti-Covid étaient beaucoup plus strictes, Matteo Salvini avait fait courir le bruit que les migrants se mêlaient aux touristes dans les rues de l’île et propageaient le virus. Une fausse information reprise en chœur par certains médias et les soutiens politiques de l’ancien ministre de l’intérieur, au premier rang desquels Attilio Lucia. A 37 ans, cet habitant de l’île s’est créé une petite notoriété sur Facebook en 2020 après avoir tenté d’empêcher le transfert de migrants vers le centre d’accueil. Depuis, il ne cesse de dénoncer sur les réseaux sociaux une Italie ouverte à tous vents, promettant de « bloquer » en mer les migrants qui s’approcheront de l’île.

Attilio Lucia y croit. La coalition de droite est donnée favorite pour les législatives. Depuis les élections municipales du printemps, le jeune Lampédusien est devenu maire adjoint de l’île. La Ligue y avait obtenu plus de 45 % des voix en 2019, lors des élections européennes.

« Lampedusa a son destin lié au climat politique du pays, résume Nino Taranto, qui dirige les archives historiques de l’île. Sous Berlusconi, elle était l’île des clandestins puis, sous la gauche, elle est devenue celles des migrants, avec tout un narratif construit autour de l’accueil, la venue du pape, la candidature au Nobel de la paix, etc. »

« Narration toxique »

Pour Nino Taranto, la gestion des réfugiés à Lampedusa relève désormais d’une nouvelle stratégie. « Tout est fait pour que la question des migrants n’interfère pas avec l’économie de l’île, qui est basée sur le tourisme, explique-t-il. D’une certaine façon, les migrants et les touristes sont deux mondes que l’on cherche à gérer en parallèle. » Deux mondes qui se rencontrent parfois du côté du quai Molo Favaloro, là où ceux qui ont traversé la Méditerranée posent pour la première fois un pied en Europe. Il n’est pas rare qu’un bateau parti en excursion dans les criques paradisiaques croise une barque de fortune venue d’Afrique.

Pendant des années, le Molo Favaloro fut le quotidien de Pietro Bartolo. A 66 ans, ce médecin, élu député européen en 2019 (Parti démocrate), a passé ses journées à prodiguer les premiers soins à la descente des bateaux. Il a aussi été le premier témoin des tortures de ceux qui ont survécu à l’enfer libyen. « Lampedusa n’a jamais fermé ses portes, de quoi devrions-nous nous défendre ?, demande-t-il. Ces pauvres gens ne viennent pas avec des armes à la main mais demandent de l’aide. » Pietro Bartolo s’émeut encore en évoquant le récit d’un adolescent violé durant son exil. « Les personnes continueront d’arriver, quoi que l’on fasse, seule la mort peut les arrêter », poursuit-il, en balayant d’un revers de main les solutions faciles prônées par les souverainistes. Né sur l’île, le médecin dénonce « une narration toxique » que l’on a voulu faire avaler aux Lampédusiens, celle de ces arrivées en masse de migrants : « La vérité est que vous n’en voyez aucun. »

Au fil des années, le Molo Favaloro est devenu un lieu emblématique de la question migratoire en Italie, un symbole que les médias se doivent d’immortaliser. Propriétaire d’une chambre d’hôte, Angelo, installé depuis un demi-siècle près de la capitainerie, se souvient d’un coup de téléphone de la chaîne d’information qatarie Al-Jazira. « Ils sont venus installer une caméra sur le toit de l’immeuble, qui était commandée à distance. Pendant neuf mois, ils ont pu vendre des images au monde entier grâce à la vue imprenable sur le quai. » Angelo, lui, ne craint pas l’arrivée des migrants : « Ils peuvent trouver facilement du travail. Ils sont une bénédiction pour l’Italie, qui ne fait plus d’enfants ! »

Ces six derniers mois, l’Italie a ouvert ses portes à plus de 130 000 réfugiés fuyant l’Ukraine. A Lampedusa, beaucoup souhaiteraient que ceux qui arrivent par le sud soient accueillis avec la même dignité. Loin des discours politiques. Mais l’Europe, disent-ils, doit prendre sa part, pour ne pas une fois encore les laisser seuls, face à eux-mêmes.

Des réfugiés à la merci des algorithmes

https://www.mediapart.fr/journal/france/310722/des-refugies-la-merci-des-algorithmes

Drones qui survolent des camps d’exilés, scanner d’empreintes digitales, détecteurs de mensonges… En l’absence de cadre légal, les expérimentations menées aux frontières européennes sont de plus en plus intrusives. Ce qui inquiète eurodéputés, avocats et ONG.

Clément Le Foll et Clément Pouré

31 juillet 2022 à 18h09

C’est un terrain de basketball extérieur au sol ocre tranché par des lignes blanches et un filet de volley-ball. Une aire de jeux multisports en apparence banale, exception faite des barbelés qui la clôturent et des caméras qui la surveillent. Construite à Samos, île grecque à quelques kilomètres de la frontière turque, l’aire trône au milieu d’un immense camp de réfugié·es où les corps en exil sont sous surveillance permanente.

Des dizaines de caméras quadrillent les terrains de sport. D’autres les zones de jeux pour enfants. Certaines, thermiques, donnent l’alerte au moindre mouvement suspect. Des agent·es sur place interviennent ensuite, équipé·es de lunettes de réalité augmentée.

« Je travaille sur les migrations depuis dix ans et Samos est vraiment le camp du techno-solutionnisme, confie Petra Molnar, avocate et anthropologiste du Refugee Law Lab, qui a pu s’y rendre à deux reprises. On a la sensation d’être en permanence observé. Il y a des détecteurs d’empreintes digitales, un drone qui survole parfois la zone. Les réfugiés sont à une heure de toute aide médicale ou d’un rendez-vous avec leur avocat. C’est de la ségrégation. »

Financé à hauteur de 43 millions d’euros par l’Union européenne (UE), encensé en octobre 2021 par Gérald Darmanin en visite à Athènes, Samos fait figure d’exemple. Quelques mois plus tard, deux autres camps de ce type ont vu le jour sur les îles de Leros et Kos. Encore une fois, l’UE a mis la main à la poche : 121 millions d’euros. Deux autres sont prévus à Lesbos et Chios.

La salle de contrôle des systèmes de caméras à Nea Vyssa, en Grèce, surveillant la frontière avec la Turquie, en juin 2021. © Photo Nicolas Economou / NurPhoto via AFP« Ces centres sont fermés sans aucune raison valable, c’est une privation de liberté, dénonce l’eurodéputé EELV Damien Carême. J’avais moi-même reçu un carton d’invitation du ministère de l’intérieur grec pour en visiter un, comme si c’était un parc d’attractions. » La nouvelle étape, surtout, d’un long processus de militarisation des frontières européennes.

Comme à Calais (lien vers épisode 1), l’Europe, depuis 2015, se barricade. Frontex en est le symbole. Fondée en 2004 pour aider les pays européens à sécuriser leurs frontières, l’agence européenne de gardes-frontières et de garde-côtes est devenue une usine à gaz de la traque des réfugiés. Alors qu’il plafonnait à 6 millions d’euros en 2005, son budget 2022 est de plus de 757 millions d’euros. Depuis 2016 et un élargissement de ses fonctions, elle joue désormais un rôle dans la lutte contre la criminalité transfrontalière.

Où va l’argent de Frontex ? Dans les rémunérations des agent·es qui surveillent les frontières, mais aussi dans de nombreux gadgets technologiques. Largement investie dans Horizon 2020 puis Horizon Europe, deux programmes d’innovation européens de premier plan, l’agence finance le développement de nouvelles technologies de pointe comme Nestor, un système de surveillance « pré-frontière » reposant sur la captation et l’analyse d’images thermiques, ou Promenade, qui promet de croiser intelligence artificielle et big data pour détecter automatiquement des navires.

Reconnaissance émotionnelle

Une politique de longue date de la Commission européenne : en 2016, elle a financé à hauteur de 4,5 millions le controversé projet iBorderCtrl, aujourd’hui arrêté. Ce détecteur de mensonges installé dans les aéroports de Lituanie, de Hongrie et de Grèce posait des questions aux passager·ères et scannait les micro-expressions de leur visage. Selon leurs réponses, elles et ils étaient orienté·es vers des contrôles supplémentaires. Un projet basé sur la reconnaissance émotionnelle, dont la fiabilité est largement contestée, comme le détaille Amnesty International.

Notamment déployé sur l’île de Kos, où se trouve l’un des camps de réfugié·es grec, le programme Roborder envisage, lui, le recours à des robots mobiles capables de surveiller les espaces aérien, terrestre, marin et sous-marin. « Des projets comme Roborder sont muets sur le recueil des données biométriques, la conservation des données, leur durée de conservation, leur accès qui ne semblent guère préoccuper les initiateurs de ces dispositifs très intrusifs », analyse l’avocat spécialiste du numérique Thierry Valat.

Frontex utilise déjà des drones : actuellement stationné à Malte, l’un d’entre eux scrute presque quotidiennement les eaux libyennes à la recherche de la moindre embarcation. Un autre est actuellement déployé en Crête.

Ces technologies coûtent la vie aux réfugié·es qui tentent d’atteindre l’Europe par bateau.

Özlem Demirel, eurodéputée allemandePlusieurs avions ou bateaux grecs, néerlandais ou italiens effectuent également des missions de surveillance de leurs côtes pour Frontex. L’agence ne compte pas s’arrêter là. En 2020, Frontex a commandé au think tank RAND Europe, qui travaille également pour plusieurs ministères européens, un copieux rapport sur l’usage potentiel de l’intelligence artificielle (IA) aux frontières. Sur 167 pages, les auteurs expliquent notamment comment, en se basant sur des données spatiales, l’IA et les algorithmes pourraient générer des analyses prédictives des trajets que pourraient emprunter les réfugié·es qui tentent de traverser les frontières.

« Ces technologies coûtent la vie aux réfugié·es qui tentent d’atteindre l’Europe par bateau. Si nous n’avions pas les volontaires de Sea-Watch, Sea-Eye, Open-Arms, Mission-Lifeline, SOS-Méditerranée… presque personne ne leur porterait secours, déplore l’eurodéputée allemande Özlem Demirel. La surveillance des frontières de l’UE semble avoir pour objectif principal l’organisation de refoulements ou de retraits illégaux, par exemple par les soi-disant garde-côtes libyens. » Un récent rapport du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme et un autre d’Amnesty International documentent le destin des exilé·es retournant vers la Libye après une traversée infructueuse : violences, viols, tortures…

Malgré son budget pharaonique, Frontex est à la dérive. Selon une enquête publiée par Le Monde et Lighthouse Reports, l’agence européenne aurait renseigné entre mars 2020 et septembre 2021 des renvois illégaux de migrants interceptés dans les eaux grecques vers la Turquie comme des « opérations de prévention ». Ces éléments, couplés à un rapport de l’Office européen de lutte antifraude (Olaf) faisant état de violations des droits humains, ont abouti au printemps au renvoi du directeur historique de Frontex, le Français Fabrice Leggeri. 

Pour l’avocate et chercheuse Petra Molnar, la multiplication de ces projets de surveillance vient notamment de l’absence de cadre législatif européen concernant les technologies de surveillance. « Hormis le RGPD, il n’y a rien et les entreprises se cachent derrière le fait qu’il s’agit de projets pilotes. » Publié par la Commission européenne en avril 2021, un premier jet de l’Artificial Intelligence Act prévoit de classer les technologies de surveillance selon leur impact sur les citoyens. Cette première version n’interdit cependant que le recours au crédit social et la reconnaissance faciale en temps réel dans les lieux publics.

La reconnaissance d’émotions utilisée dans le cadre du projet iBorderCtrl n’y est pas prohibée, alors que de nombreux amendements, dont certains allant dans ce sens, sont actuellement examinés. Dans un communiqué alertant sur les enjeux liés à cet AI Act, l’ONG Statewatch révélait également que depuis 2007 l’Union européenne avait dépensé 341 millions dans des projets liés à l’intelligence artificielle aux frontières. Les entreprises privées, qui ont reçu 163 millions de financement, en sont les principales bénéficiaires. Parmi les sociétés les plus impliquées, des fleurons de l’industrie française et européenne : Idemia, Thales ou Airbus…

Clément Le Foll et Clément Pouré

Sur la route des Balkans, le retour massif des migrants en Europe

Par Jean-Baptiste Chastand

Publié le 28 août 2022 dans LE MONDE

Sur les jambes, les pieds, ou les bras, des traces de griffures de barbelés, de morsures de chien ou de coups. « Regardez comment la police hongroise nous traite ! Ils nous tapent dessus alors qu’on rêve juste d’une vie meilleure », lance Ahmed, Tunisien de 33 ans et porte-parole improvisé de la centaine de Maghrébins qui occupent, ce mardi 23 août, un ensemble de bâtiments délabrés plantés au milieu des champs, tout au nord de la Serbie, à la frontière avec la Hongrie. « Je ne gagnais que 300 euros par mois en Tunisie, comment s’en sortir avec ça ? », se plaint ce vendeur de profession, qui dit vouloir s’installer en Italie.

A ses côtés, d’autres Tunisiens, des Marocains et des Algériens. Des hommes, uniquement, qui ne fuient pas la guerre, mais rêvent de travailler en Europe de l’Ouest. Une bonne moitié d’entre eux disent viser la France. Dans le nord de la Serbie, ils seraient actuellement des milliers originaires du Maghreb mais aussi d’Asie à s’amasser le long de la frontière avec la Hongrie dans l’espoir de pouvoir rentrer dans l’Union européenne (UE). Mais un obstacle de taille ralentit leur projet : la double clôture de quatre mètres de haut érigée en 2015 par le premier ministre hongrois, Viktor Orban, pour stopper les flux migratoires sur la « route des Balkans ».

Un migrant montre les blessures faites en essayant d’escalader la clôture pour la Hongrie, à Horgos, en Serbie, le 23 août 2022. 

Multiplication des « jungles »

A l’époque, la grande majorité des migrants étaient des Syriens et des Afghans fuyant la guerre et cherchant à gagner l’Allemagne. La clôture, associée à un accord signé par l’ex-chancelière allemande Angela Merkel avec la Turquie pour retenir les migrants, a permis, dans les années suivantes, de réduire fortement les flux sur cette route et de dévier les déplacés vers la Bosnie et la Croatie. Aujourd’hui, sans véritable explication, les migrants sont massivement de retour à Subotica, la grande ville du nord de la Serbie.

Selon l’agence européenne de gardes-frontières Frontex, plus de 70 000 passages ont été détectés sur la route des Balkans depuis janvier, soit trois fois plus que sur la même période en 2021, et à un niveau jamais égalé depuis la crise de 2015-2016  où près d’un million de personnes étaient passées. « C’est actuellement la route migratoire vers l’UE la plus active », a estimé l’agence, le 12 août.

Un groupe de Syriens attend à l’extérieur du camp de migrants de Subotica, en Serbie, le 24 août 2022. 

« Nous voyons tous les jours plus de monde », confirme Tibor Varga, pasteur évangélique de Subotica qui aide depuis plus d’une dizaine d’années « les gens dans le besoin », comme il les appelle. « Ils s’accumulent et cela crée un conflit entre les passeurs, la situation est de plus en plus similaire à ce qu’on voit à Calais », dénonce-t-il. Les « jungles », ainsi qu’on les nomme, se multiplient dans les forêts et les champs qui bordent la frontière hongroise, avec leur accumulation de déchets, qui énervent les agriculteurs. « En 2015, ils ne faisaient que passer, alors que là, ils dévastent nos champs », proteste depuis son tracteur Zoltan, un solide paysan de la minorité hongroise de Serbie. Comme beaucoup de ses homologues, il commence à critiquer la clôture voulue par M. Orban. « Pour la Hongrie, c’est bien, mais pour nous, c’est pire. »

Il assure ainsi trouver régulièrement des armes à feu dans ses champs. En juillet, à Subotica, un homme est mort dans des affrontements armés entre passeurs. Une situation qui a déclenché une vague de protestation dans la population locale. Si les autorités serbes multiplient depuis les opérations de police contre les passeurs, elles ont tendance à relativiser la hausse des flux, à la fois par tolérance historique envers ces migrants qui cherchent une vie meilleure, et parce qu’elles sont désireuses de ne pas fâcher le voisin hongrois. Même s’il renvoie systématiquement les migrants arrêtés à la frontière vers la Serbie sans les laisser déposer une demande d’asile, le premier ministre nationaliste Viktor Orban reste en effet un allié du président serbe, Aleksandar Vucic.

Zoltan, un agriculteur local, montre des photos d’armes qu’il a trouvées dans l’un de ses champs à Horgos, en Serbie, le 23 août 2022. 
Zoltan, un agriculteur local, montre des photos d’armes qu’il a trouvées dans l’un de ses champs à Horgos, en Serbie, le 23 août 2022. 
Tibor Varga, qui s’occupe de réfugiés depuis plus de dix ans, à Subotica, en Serbie, le 24 août 2022. 

Sur la route des Balkans, on voit même arriver depuis quelques semaines des… Indiens. Comme pour les Tunisiens, la Serbie leur est en effet accessible en avion sans avoir à demander de visa. Dans le centre de réfugiés de Subotica, qui déborde comme jamais depuis 2015 avec 350 personnes entassées dans des conditions précaires pour seulement 150 places, on trouve ainsi de nombreux Sikhs venus d’Amritsar, dans le nord-ouest de l’Inde. Arrivés en quelques jours, ils dorment à même le sol en attendant le signal des passeurs. « J’étais chauffeur de taxi, mais ce sera mieux en Europe », raconte Juraj Singh, 28 ans, vêtu d’un tee-shirt à l’effigie du rappeur Tupac.

La barrière frontalière hongroise, vue depuis le poste frontière de Röszke, en Serbie, le 24 août 2022. 

Avec son camarade, qui porte barbe longue et turban, il se dit victime de discrimination de la part de la majorité hindoue, et semble persuadé que cela pourrait leur permettre d’obtenir l’asile en Europe. Les deux hommes sont arrivés directement en avion à Belgrade, où ils ont attendu dans un hôtel le signal pour venir à la frontière. Ils espèrent passer d’un jour à l’autre grâce à un passeur qui leur a promis de les faire traverser en taxi pour 5 000 euros. L’un d’eux assure vouloir ensuite se rendre aux Etats-Unis via le Mexique. Comme tous leurs concitoyens, ils affirment avoir subitement découvert cette route migratoire pour l’Europe « sur Internet ».

Location d’échelles

Pour ceux qui n’ont pas ces moyens, les passeurs louent des échelles à 300 euros l’unité pour franchir la clôture hongroise pendant la nuit. L’offre à « quatre échelles » qui permet de sauter les barbelés sans risquer de se fouler les chevilles, est à 1 000 euros. « On aide les gens qui ont tous des familles en Europe, ou des problèmes de santé et veulent se faire soigner », se défend Zinedine, un Algérien de 30 ans qui a fui une peine de prison en Grèce où il résidait pour devenir passeur dans ce coin reculé de la Serbie. Pour les Marocains et les Algériens, le chemin est un peu plus long car il faut d’abord atterrir en Turquie, avant d’arriver en Serbie à pied, via la Bulgarie ou la Grèce. « Mais c’est toujours mieux que le bateau en Méditerranée, la mer, c’est la mort », assure Mohamed Mahradi, un Marocain de 36 ans en route depuis deux mois.

Face à ce retour des migrants à sa frontière sud, Viktor Orban a récemment promis d’ajouter un mètre à la clôture et de recruter 4 000 gardes-frontières dans un nouveau corps spécial de la police. « Même avec la clôture, il faut tout au plus quatre mois pour arriver à passer, et encore, c’est si on se blesse », relativise Ahmed, le migrant tunisien, que l’on retrouve le lendemain de notre premier entretien le visage couvert de blessures après une tentative de passage avortée. Une fois passés en Hongrie, où il est quasiment impossible de déposer une demande d’asile, ces migrants se précipitent le plus vite possible vers l’Autriche, premier pays « accueillant » de l’UE.

Zinedine et son collègue Hanafi (à gauche) aident les réfugiés à escalader la clôture à Horgos, en Serbie, le 23 août 2022. 
Migrants indiens dans le camp de Subotica, en Serbie, le 24 août 2022. 

Cet Etat de neuf millions d’habitants a signalé une hausse brutale des demandes d’asile avec près de 42 000 dossiers déposés depuis le début de l’année, un niveau jamais vu depuis le pic de la crise de 2015. « L’Autriche est à la limite de sa capacité », a alerté dimanche 21 août le ministre de l’intérieur (conservateur) Gerhard Karner. En juillet, les Indiens étaient la première nationalité de demandeurs d’asile en Autriche, « alors qu’aucun n’a obtenu l’asile depuis le début de l’année », a dénoncé le ministre, qui fait pression sur la Serbie pour qu’elle introduise une obligation de visa pour les Indiens et les Tunisiens.

Jean-Baptiste Chastand Subotica, Serbie, envoyé spécial

Comment lutter et résister à la frontière

Pour une meilleure organisation, merci de vous inscrire : https://framaforms.org/forum-annuel-psm-comment-lutter-et-resister-a-la-frontiere-1661938327

AU PROGRAMME :

On vous accueillera dès 9h autour d’un  café pour bien commencer la journée !

9h30-10h : Introduction de la journée

10h – 12h30 : Temps d’échanges et de rencontres frontières

 

————————- REPAS ———————

14h à 17h30 – 4 ateliers d’échanges et de réflexions  :

  • Initiation au Théâtre-Forum : Venez explorer des moments de luttes à la frontière et  pousser les pistes de réflexion à travers le langage théâtral.
  • Auto-organisation des personnes exilées : échanges de bonnes pratiques à la frontière et au-delà !
  • Joie militante : qu’est-ce que la Joie militante ? Comment elle se manifeste et qu’est-ce qu’elle apporte à nos luttes et engagements ? On discutera de ce qui anime nos engagements et de ce qui les ébranle, en prenant le temps de partager et célébrer nos victoires passées et … à venir !
  • Usage du droit : réflexions autour des différentes voies du droit et de son usage face à ses nombreuses violations à la frontière.

 

17h30 – 18h – Restitution

————————- APÉRO CONVIVIAL  ———————

Nous vous attendons donc nombreuses et nombreux pour partager nos  luttes et résistances à la frontière !