Les traversées de la Manche en « small boats » en nette augmentation

Par Juliette Bénézit, 26 juillet 2021

Cet été, les tentatives de traversées se multiplient malgré le danger. Lundi 19 juillet, au moins 430 personnes ont rejoint le Royaume-Uni par la mer. Un record.

C’est un phénomène en pleine expansion qui préoccupe les autorités françaises et britanniques. Selon la préfecture du Pas-de-Calais, depuis le début de l’année, plus de 8 000 personnes migrantes ont rejoint les côtes anglaises en traversant la Manche à bord d’embarcations de fortune  appelées « small boats ». Un chiffre quasi équivalent à celui de l’année 2020. Cet été, les tentatives de traversées se multiplient malgré le danger. Lundi 19 juillet, au moins 430 personnes ont rejoint le Royaume-Uni par la mer. Un record.

De part et d’autre de la Manche, cette situation a entraîné des réactions en urgence. Samedi 24 juillet, Gérald Darmanin s’est rendu à Calais dans le cadre d’un déplacement consacré à la « lutte contre l’immigration clandestine ». A cette occasion, il a annoncé avoir demandé à l’Agence européenne de surveillance des frontières, Frontex, de « s’occuper du nord de l’Europe » et « singulièrement du littoral Nord-Pas-de-Calais ».

Quelques jours plus tôt, mardi 20 juillet, le ministre de l’intérieur s’entretenait avec son homologue britannique, Priti Patel, lors d’une réunion en visioconférence. Dans une déclaration commune, la France et le Royaume-Uni ont annoncé avoir « renforcé leur action conjointe ». A savoir : un doublement des effectifs policiers pour couvrir une plus large partie du littoral et un renforcement des moyens de contrôle.

Départs simultanés le long de la côte

Le Royaume-Uni s’est par ailleurs engagé à investir 62,7 millions d’euros en 2021-2022 pour « appuyer la France dans son action d’équipement et de lutte contre l’immigration irrégulière ». Pour tenter d’enrayer la dynamique, la préfecture du Pas-de-Calais a publié, jeudi 22 juillet, un arrêté interdisant, dans six communautés de commune du département, la vente et l’achat de plus de 10 litres de carburant à emporter manuellement, sauf « usages professionnels » ou « nécessités dûment justifiées ». Une première.

C’est en 2018 que les premières embarcations ont commencé à débarquer en nombre jusqu’aux côtes du Kent, dans la région de Douvres. Cette année-là, d’après la préfecture du Pas-de-Calais, 276 personnes ont rejoint l’Angleterre. Puis les chiffres ont explosé : 1 905 arrivées ont été enregistrées en 2019, 8 483 en 2020.

Plusieurs éléments expliquent le phénomène. D’une part, la sécurisation continue du port de Calais et du site d’Eurotunnel a entravé les possibilités de passage en poids lourd. D’autre part, selon la préfecture du Pas-de-Calais, les réseaux de passeurs ont largement investi et développé ce « marché lucratif », facturant une traversée entre « 3 000 et 20 000 euros ». Actuellement, les passeurs organisent des départs simultanés tout le long des 110 kilomètres de côte, afin de déborder les services de secours en mer pour qu’un maximum d’embarcations parviennent jusqu’aux eaux britanniques.

Les négociations s’éternisent

Côté Royaume-Uni, la situation enflamme les brexiters les plus convainvcus, au premier rang desquels la ministre de l’intérieur, Priti Patel, qui n’a de cesse de répéter sa volonté de « reprendre le contrôle des frontières ». La semaine dernière, les députés britanniques ont examiné un projet de loi très controversé porté par Mme Patel et dénoncé comme attentatoire au droit d’asile. Le texte vise notamment à criminaliser les traversées en « small boats » en portant de six mois à quatre ans de prison les peines encourues en cas d’ « entrée illégale » dans le pays.

Londres presse aussi la France et l’Union européenne de trouver un accord sur le dossier sensible des renvois. Et pour cause : les questions migratoires n’ont pas été discutées dans le cadre du Brexit. En conséquence, le Royaume-Uni est sorti, au 1er janvier, du régime d’asile européen commun et ne peut plus bénéficier du règlement dit « Dublin III », un texte qui détermine l’Etat responsable de l’examen d’une demande d’asile. Il s’agit, le plus souvent, du premier pays où les empreintes d’une personne ont été enregistrées et où elle peut, en principe, être renvoyée. Dans leur déclaration commune du 20 juillet, il est indiqué que « le Royaume-Uni et la France soutiennent l’idée d’un accord de réadmission entre le Royaume-Uni et l’Union européenne ». Les négociations s’éternisent.

Depuis la signature du traité du Touquet en 2003 qui acte le transfert de la frontière britannique sur le littoral français, Londres et Paris ne cessent de « renforcer » leur collaboration contre l’immigration clandestine, mettant en place une sécurisation toujours plus importante des lieux en échange de financements britanniques. « On assiste à une théâtralisation de la frontière, analyse Olivier Clochard, géographe et chargé de recherche au CNRS. C’est une mise en scène vis-à-vis de l’opinion publique pour dire que des décisions sont prises. Or, les gens continuent d’arriver. Aujourd’hui, il y a des traversées en bateau alors que c’était inimaginable auparavant. »

En 2020, dix personnes au moins ont péri ou disparu dans la Manche. Parmi elles, une famille kurde iranienne. Les deux parents et les trois enfants se sont noyés en octobre 2020. Le corps du petit dernier, Artin, 15 mois, a été repêché au large de la Norvège, plusieurs semaines après le drame. D’après des décomptes associatifs, au moins 302 personnes migrantes sont décédées à la frontière franco-britannique depuis la fin des années 1990.

 

 

A Calais, après vingt ans de crise migratoire, un épuisement généralisé

Par Juliette Bénézit, Le Monde du 26 juillet 2021

Bénévoles et habitants ne voient toujours pas d’issue dans cette ville qui attire encore des milliers d’exilés.

Zenawi se distingue par sa posture. On l’aperçoit au loin, planté au fond d’un campement où vivent une centaine d’exilés, à Calais (Pas-de-Calais). Il se tient à l’écart et ne bouge pas. Le jeune homme est un Erythréen de 24 ans au visage rond. Il porte une épaisse doudoune noire et une boucle d’oreille qui brille. Zenawi balaye l’endroit du regard, puis lance : « Ça fait peur. »

Quelques heures plus tôt, le jeune homme est arrivé à la gare ferroviaire de Calais-Fréthun, bagages en main. En ville, il a demandé quoi faire, où aller. On lui a indiqué ce camp situé près de la rocade portuaire, où vivotent principalement des Erythréens. Ici, les détritus jonchent le sol et certaines silhouettes sont amaigries. Après avoir passé six ans en Suisse, où sa demande d’asile a été rejetée plusieurs fois, le dernier espoir de Zenawi se situe désormais de l’autre côté de la Manche, en Angleterre. Il demande : « Combien ça coûte pour passer là-bas ? »

Abderrahmane, un Soudanais de 17 ans, est à Calais depuis un mois. Il flotte dans ses vêtements et marche en tongs. Le jeune homme est installé dans un autre camp de la ville, situé dans la zone de l’hôpital, où se concentrent environ 500 personnes. Là, en s’enfonçant, on aperçoit sous les feuillages des bâches trouées, des couvertures de survie, une paire de gants, des boîtes de conserve vides. A quelques mètres d’une décharge d’excréments, on tombe sur une poussette abandonnée. Tous les soirs, Abderrahmane dort sous un arbre avec son duvet. Il n’a pas de tente. Pour trouver le camion qui l’emmènera en Angleterre, il dit qu’il se débrouille tout seul : il n’a plus d’argent pour payer les passeurs.

Abderrahmane, 17 ans, a quitté sa ville natale de Wad Madani, au Soudan, il y a quatre mois. Il a traversé la Libye et l’Italie pour arriver à Calais il y a un mois. Tout comme ses amis avec qui il partage un arbre à l’intérieur de la jungle « Hospital », l’adolescent rêve d’Angleterre.  Du fait des passages et évacuations répétitives par les forces de l’ordre, les exilés de la jungle « Hospital » n’ont plus de tentes. Les personnes se retrouvent sans-abri et terminent souvent la nuit sur les parkings et les ronds-points aux abords de la « jungle », pour ne pas se faire réveiller par la police.

Après vingt ans de crise humanitaire, les destins des migrants de passage à Calais se brisent toujours au sein de cette ville qui les plonge dans un abîme de misère. D’après les chiffres des associations et de la préfecture du Pas-de-Calais, entre 900 et 2 000 exilés sont présents sur le littoral, principalement des Erythréens, des Soudanais, des Afghans, des Iraniens et des Syriens, parmi lesquels de plus en plus de femmes et d’enfants. Après vingt ans de crise humanitaire, cette détresse laisse place à un épuisement généralisé, des bénévoles aux habitants, qui ne voient toujours pas d’issue.

Des évacuations toutes les quarante-huit heures

Cet été, comme depuis deux décennies dans le Calaisis, il y a urgence. Urgence, selon le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, en déplacement à Calais samedi 24 juillet, à sécuriser davantage la frontière franco-britannique, à renforcer la présence policière et la lutte contre les passeurs. Depuis le début de l’année, plus de 8 000 exilés ont rejoint le Royaume-Uni à bord de « small boats » – des petites embarcations de fortunes –, presque autant que sur l’ensemble de l’année 2020.

Urgence également, pour les associations humanitaires, qui s’alarment : comment poursuivre leurs missions ? Comment distribuer de la nourriture alors qu’un arrêté préfectoral interdit cette activité dans une partie de la commune et que les autorités intensifient la pression sur la dizaine de campements situés en périphérie de la ville ? « En ce moment, les évacuations ont lieu tous les jours, à des rythmes différents. La police ne vient plus nécessairement le matin, mais parfois en plein après-midi », rapporte Pierre Roques, de l’association Utopia 56.

Le plus souvent, les exilés se déplacent de quelques mètres et reviennent aussitôt. Leurs effets personnels, comme leur tente ou leur téléphone portable, peuvent être saisis. Ils ont trois semaines pour les récupérer dans un local mais nombreux sont ceux qui racontent ne pas les retrouver. « A force, il y a une pénurie de tentes. On n’a plus de stock », déplore Pierre Roques.

Depuis le démantèlement de la « jungle » de Calais en 2016, où s’entassaient près de 10 000 personnes, les autorités veulent éviter les « points de fixation ». Jusqu’à récemment, les évacuations étaient organisées toutes les quarante-huit heures. « On voit, sous le mandat d’Emmanuel Macron, l’industrialisation de cette politique de dissuasion qui est mise en place depuis plusieurs années », analyse Pierre Bonnevalle, actuellement chargé, par la Plate-forme des soutiens aux migrants, de mener une étude sur les politiques publiques à l’œuvre dans le Calaisis depuis trente ans. « C’est la seule manière de ne pas laisser des choses inacceptables s’installer », a défendu Gérald Darmanin, samedi, dansune interview à La Voix du Nord

En janvier 2018, le président de la République, Emmanuel Macron, définissait les contours d’un « socle humanitaire » mis en place par l’Etat à Calais. A savoir, l’organisation de distributions de nourriture assurées par des associations mandatées, le rétablissement d’accès aux douches et à l’eau et la possibilité de mises à l’abri d’urgence.

Un dispositif jugé « insuffisant » par la Commission nationale consultative des droits de l’homme, dans un avis rendu le 11 février. L’autorité administrative indépendante appelle à « mettre fin à la politique sécuritaire dite du “zéro point de fixation” » et recommande « la création de petites unités de vie, le long du littoral, permettant aux exilés de trouver un lieu sécurisé et un temps de répit propice à une réflexion sur leur projet migratoire ».

« On se sent souvent impuissants »

En attendant, les associations tentent de s’adapter. Utopia 56, par exemple, effectue des maraudes sept jours sur sept et vingt-quatre heures sur vingt-quatre. L’association est arrivée dans le Calaisis en 2015. Leurs bénévoles sont jeunes. La plupart ne sont pas de la région. Portés par leur indignation, ils viennent prêter main-forte pour quelques mois ou quelques semaines.

En cette soirée du 13 juillet, Mathilde Le Viavant, 27 ans, et Lucille Echardour-Coural, 22 ans, assurent une maraude. Au volant d’un van bleu marine cabossé, elles sillonnent la ville et les campements dans le but de mettre en relation le Samusocial et les familles à la rue. « On se sent souvent impuissants. La semaine dernière, on a laissé 31 personnes dehors, avec des femmes et des enfants. Il n’y avait plus de place au 115, témoigne Lucille. Il faut aussi se ménager psychologiquement. On n’a pas forcément la maturité émotionnelle pour voir tout ça. »

Ce soir-là, une maman afghane leur a téléphoné depuis son campement. Elle est accompagnée de sa fille de 6 ans et porte son bébé d’un an dans ses bras. Toutes les trois viennent d’arriver de Belgique, où leur demande d’asile a été rejetée. La mère est anxieuse. Elle explique qu’elle ne sait pas vraiment si elle veut aller au Royaume-Uni. Elle montre ses chaussures pleines de boue et confie qu’elle n’en a pas d’autre. Elle raconte que sa petite fille lui demande tous les jours : « Maman ! Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ? »

« [A la fin des années 1990], je trouvais que ce lieu était dur, raconte Martine Devries, une Calaisienne de 73 ans. Finalement, c’était le paradis comparé à la situation actuelle »

Certains bénévoles plus âgés, des militants de la première heure, ne parviennent plus toujours à faire face à ce désarroi, épuisés de « vider l’océan à la petite cuillère ». Martine Devries, une Calaisienne de 73 ans, s’était engagée pour les réfugiés à la fin des années 1990. A cette époque, des Kosovars fuyant la guerre s’étaient installés dans un parc du centre-ville, rendant pour la première fois visible la cause des migrants bloqués dans le Calaisis.

Cette ancienne médecin généraliste a ensuite assuré des consultations au centre humanitaire de Sangatte, où quelque 67 000 exilés ont transité entre 1999 et 2002. « A l’époque, je trouvais que ce lieu était dur, raconte-t-elle. Finalement, c’était le paradis comparé à la situation actuelle. »

Christian Salomé, 72 ans, a passé la main avant que la maladie ne le rattrape. Pendant plus de dix ans, cet ancien salarié d’Eurotunnel a dirigé L’Auberge des migrants, une association créée en 2008. Il y a consacré toute sa retraite. Il accueillait chez lui des exilés, les accompagnait dans leurs démarches. Sa conjointe, Marie, 70 ans, une enseignante à la retraite, confie : « On a parfois frôlé le burn-out et on a souvent pleuré. »

Riverains « exaspérés »

D’après la préfecture du Pas-de-Calais et la municipalité, la situation migratoire continue d’alimenter les tensions en ville. Toutes deux indiquent que le nombre de mains courantes enregistrées est en augmentation depuis un an et que la présence policière a dû être renforcée. Des problèmes liés à la consommation d’alcool et des nuisances sont rapportées par les Calaisiens qui habitent à proximité des campements. La maire de la ville, Natacha Bouchart (Les Républicains), évoque des riverains « exaspérés » et une « perte d’attractivité » pour la commune.

A Calais, on raconte l’histoire de deux mondes qui s’ignorent et ne se connaissent pas ou si mal. Les « migrants » ? Tout juste les croise-t-on dans la rue, à la gare, dans les bus, au supermarché ou dans les parcs. En mai, Amnesty International a publié les résultats d’une étude menée avec Harris Interactive pour comprendre ce que ressent la population face à cette crise humanitaire. Bilan : c’est d’abord la situation économique de la ville qui préoccupe, alors qu’un habitant sur trois vit sous le seuil de pauvreté.

Ensuite, les répondants estiment que la crise, perçue comme insoluble, a dégradé l’image de la ville. Ils disent se sentir non pas insensibles au sort des exilés mais impuissants, lassés, découragés. Claire Millot, 70 ans, secrétaire générale de l’association Salam-Nord-Pas-de-Calais, évoque l’histoire de ce monsieur qui lui disait à propos des migrants : « Je veux que ces gens disparaissent, ils me culpabilisent. »

La route de Gravelines est une rue pavillonnaire proprette où de belles maisons de ville sont situées de part et d’autre de la chaussée. Tout proche, il y a la zone industrielle des Dunes. Pendant plusieurs mois, des campements y étaient installés, à côté des habitations et des commerces, avant que les lieux ne soient évacués, murés et grillagés. Valérie (le prénom a été modifié), la patronne d’un café avoisinant, évoque les difficultés rencontrées pendant cette période, les tensions, les clients qui se faisaient plus rares. « On comprend qu’ils veuillent aller au Royaume-Uni, mais qu’est-ce qu’on peut faire ?  », constate-t-elle.

Bisrat, un Erythréen de 23 ans, est à Calais depuis six mois. Le soir où nous le rencontrons dans le campement où il vit, il est assis sur un bloc de béton, seul. Il est le premier de sa famille à être parti et se sent investi d’une grosse responsabilité. Il est passé par la Libye, il a traversé la Méditerranée. Ses empreintes sont enregistrées en Italie, pays responsable de sa demande d’asile. Bisrat n’a plus d’argent pour payer les passeurs. Tous les soirs, il essaie de monter dans un camion, en vain. Il demande : « Qu’est-ce que je devrais faire ? »

 

 

« Amal marche à la recherche de sa mère »

Propos Recueillis Par Brigitte Salino dans Le Monde du 24 juillet

Stephen Daldry et Amir Nizar Zuabi racontent la genèse de la marionnette de « The Walk »

ENTRETIEN
Mardi 27 juillet, Amal partira de la frontière syro-turque. C’est une petite fille de 9 ans, représentée par une marionnette de 3,50 mètres de haut, qui va parcourir 8 000 kilomètres à pied et traverser huit pays d’Europe, jusqu’à Manchester, où elle devrait arriver le 3 novembre. Dans son parcours, baptisé « The Walk », elle sera accueillie dans une centaine de villes et de villages, où seront organisés des événements artistiques et éducatifs, dont beaucoup imaginés par des artistes syriens. Amal marche pour les enfants isolés, jetés sur les routes de l’exil. Stephen Daldry, producteur du projet, et Amir Nizar Zuabi, son directeur artistique, reviennent sur sa genèse.

Où et comment l’idée de « The Walk » est-elle née ?

Stephen Daldry : Dans la « jungle » de Calais, où deux auteurs britanniques, Joe Murphy et Joe Robertson, ont créé un théâtre éphémère, le Good Chance Theatre, en 2015. Ce théâtre est vite devenu un centre civique et culturel dans le camp, ainsi qu’une voix dans le débat international sur la crise d’accueil des réfugiés et des migrants. Il y avait beaucoup de gens engagés, dans la « jungle » de Calais, dont des Américains. Ensemble, nous nous sommes demandé comment créer un mémorial pour les millions de réfugiés qui traversaient l’Europe. Puis nous avons choisi une voie différente : leur offrir un acte de bienvenue. Nous sommes partis d’un personnage de la pièce TheJungle, que nous avions créée à Calais et qui a été multiprimée dans le monde : une mineure isolée de 9 ans, Amal. Nous avons demandé au Handspring Puppet de Johannesburg (Afrique du Sud) de créer la marionnette de cette petite fille. Et Amir Nizar Zuabi est entré dans le projet, pour le coordonner.

Que signifie « The Walk » ?

Amir Nizar Zuabi :Quand David Lan, le producteur de Good Chance, et Stephen Daldry m’ont parlé du projet, j’ai été ému par son ambition et sa simplicité. Une petite fille marche à travers l’Europe. Elle est seule, effrayée et épuisée. Mais beaucoup de gens vont l’aider. Mon expérience de metteur en scène palestinien, avec tout ce que cela signifie, a compté dans la façon dont j’ai abordé The Walk. En tant que directeur artistique, je voulais que cette marche soit belle et honnête. Nous avons fait une proposition à de très nombreux partenaires en Europe : Amal arrive dans votre ville, comment allez-vous l’accueillir ? Que peut-elle vous apprendre ? Quel sera l’échange entre elle et vous ? Nous avons reçu de très nombreuses propositions, très créatives. A chaque étape, un événement se produira, et l’ensemble formera une sorte de tapisserie du voyage d’Amal. Les artistes locaux établiront une interaction avec cette petite fille, vulnérable parce qu’elle a 9 ans, et impressionnante parce qu’elle mesure 3,50 mètres.

Il y a beaucoup d’enfants seuls sur les routes d’Europe. Pourquoi une Syrienne ?

A. N. Z. : Il y avait des réfugiés avant les Syriens, j’en suis un, mais la violence du conflit en Syrie a été telle que les gens ont fui en masse : tout un peuple a traversé les frontières. Et ce conflit a changé l’Europe. Il a changé le Royaume-Uni : le Brexit est en partie dû à l’afflux de réfugiés sur son territoire. Amal marche à la recherche de sa mère disparue. Quand elle commence, à Gaziantep, à la frontière syro-turque, elle ne sait pas qu’elle va aller à Manchester. Elle marche jusqu’à Adana, puis jusqu’à la ville suivante. Et ainsi de suite. Elle s’arrête à Manchester, parce qu’elle sent qu’elle peut y rester : au cours de son voyage, elle a acquis de l’expérience et reconstruit sa confiance dans les êtres humains. Amal peut poser ses affaires et dire : « Je fais partie de la communauté. »

S. D. : Je veux simplement ajouter que Manchester a une très longue histoire d’accueil de réfugiés, qui s’y sont installés et ont contribué à façonner l’identité de la ville, comme celle du Royaume-Uni.

Comment cett marche est-elle financée ?

A. N. Z. : Surtout par des collectes de fonds venus de particuliers, de sociétés, de l’Arts Council England [un fonds d’aide à la culture]. Nous sommes une petite équipe, la marche est un énorme défi logistique, et notre budget est très serré pour créer plus de cent événements dans 65 villes. Mais cela est compensé par le fait que chacun de nos partenaires a mis toute son énergie pour créer dans sa ville une journée pour Amal. Des milliers de personnes en Europe travaillent au projet. Dans le Talmud, il est écrit : « Qui sauve une vie, sauve l’humanité. »On peut adapter cet apophtegme à The Walk : si, au cours des 8 000 kilomètres, ne serait-ce qu’une seule personne est touchée par l’histoire d’Amal, cela aura valu la peine.

En France du 21 au 30 septembre, puis du 10 au 17 octobre.

« Nous ne supportons plus les déclarations mensongères… »

« Nous ne supportons plus les déclarations mensongères, voire délirantes, au sujet des mineurs isolés étrangers »

Tribune du Monde le 5 juin 2021

Trente-neuf avocates et avocats réagissent, dans une tribune au « Monde », aux propos tenus au sujet des mineurs isolés étrangers par le sénateur Henri Leroy (Les Républicains) dans une interview au « Figaro ». Ils dénoncent « des amalgames indignes et des stigmatisations honteuses ».

Tribune. Dans une interview publiée le 25 mai par Le Figaro, le sénateur (LR) Henri Leroy, « préoccupé par l’insécurité et les coûts engendrés par les mineurs isolés », a annoncé la création d’une énième « mission d’information sur les mineurs non accompagnés (MNA) », devenus les boucs émissaires idéaux en cette période préélectorale. Il est facile de s’en prendre à ces jeunes qui ne votent pas, ne se plaignent jamais et qu’aucune mission d’information ne s’est donné la peine de rencontrer.

Nous sommes des avocats d’enfants. Nous intervenons dans tous les départements de France auprès de tous les enfants, quelles que soient leurs origines sociales et géographiques.

Nous connaissons bien les enfants dits MNA et nous ne supportons plus de lire dans la presse les déclarations inexactes, mensongères, voire carrément délirantes de personnes mal informées ou malveillantes à l’égard des enfants étrangers, comme celles du sénateur qui se fait l’écho de quelques-uns des mensonges les plus couramment exploités et partagés sur ces mineurs.

Nous dénonçons ces discours démagogiques, que nous voulons démentir ici point par point.

Etude, formation, travail

Au sujet des mineurs pris en charge par l’Aide sociale à l’enfance (ASE), qui sont la cible d’une stigmatisation : non, ces mineurs étrangers ne sont pas des délinquants ! Ils se concentrent sur leurs études, leur formation et leur travail. Encouragés par l’ASE à être autonomes le plus vite possible, ils obtiennent des qualifications dans des domaines aussi variés que l’aide à la personne, le bâtiment, la boulangerie, la chaudronnerie, la comptabilité, la cuisine, l’électricité, l’informatique, la menuiserie, la plomberie, la restauration, la taille de la pierre, etc. Ils payent cotisations sociales et impôts et sont fiers de contribuer à l’économie de la France.

Nous contestons de même l’amalgame systématique pratiqué entre MNA et mineurs en errance non pris en charge. Depuis 2016 sont arrivés en Europe des enfants errants particulièrement abîmés, polytoxicomanes, majoritairement originaires des pays du Maghreb, et exploités par des adultes qui les contraignent ou les incitent à des actes de délinquance.

Ces jeunes ne sont presque jamais pris en charge par l’ASE. Quand on essaie de les placer, ils fuguent faute de dispositifs adaptés à leurs profils et outillés pour les soigner et les protéger. Selon le ministère de la justice, « ces mineurs sont eux-mêmes victimes de violences et sous l’emprise de réseaux. Il est également probable que certains d’entre eux soient victimes de traite des êtres humains ».

Tous les partenaires de la justice des mineurs réclament la création de lieux de protection adaptés à ces enfants errants. L’ouverture d’un foyer dédié de douze places est prévue pour septembre 2021 : c’est un bon début, mais il en faudrait dix fois plus si on voulait se donner les moyens à la fois de protéger ces enfants et de préserver l’ordre public.

Données farfelues

Alors même qu’il parle des « mineurs migrants », le sénateur Leroy évoque, dans son interview, la tribune signée notamment par des généraux et publiée le 23 avril par l’hebdomadaire Valeurs actuelles : « Quand vous voyez que ce que vous allez combattre en opérations extérieures est en train de se dérouler en France, vous réagissez. Ce qu’ils ont fait est surtout un appel au secours, et on ne sanctionne pas un appel au secours. Nous sommes au bord d’une rupture civile, et il n’y aurait rien de pire que d’avoir recours à l’armée pour rétablir notre sécurité. » Le recours à l’armée… contre quelques dizaines d’enfants victimes de violence et sous l’emprise de réseaux ? De toute évidence, le sénateur se trompe de cible.

La demande d’asile des MNA est très faible et les trois premiers pays d’origine des MNA demandeurs d’asile sont l’Afghanistan (27 %), la République démocratique du Congo (13 %) et la Guinée (10 %)

Il fait également preuve d’une totale méconnaissance de la question de l’asile des mineurs lorsqu’il déclare avoir « demandé à l’Office français de protection des réfugiés et des apatrides (Ofpra) une fiche : les MNA déférés sont le plus souvent issus d’Afrique du Nord ». Or, l’Ofpra n’a aucune compétence en la matière.

S’il s’intéressait réellement à la question des MNA et aux statistiques de l’Ofpra, le sénateur apprendrait utilement que la demande d’asile des MNA est très faible en France (591 mineurs ont demandé l’asile à l’Ofpra en 2017, 742 en 2018 et 755 en 2019) et que les trois premiers pays d’origine des MNA demandeurs d’asile sont l’Afghanistan (27 %), la République démocratique du Congo (13 %) et la Guinée (10 %).

Sur le nombre et le coût de la prise en charge des MNA par l’ASE, le sénateur crie à l’« hémorragie » en se fondant sur des données totalement farfelues : « Le nombre de migrants mineurs était de 30 000 en 2015 et 60 000 en 2018. » Or, selon le ministère de la justice, le nombre de MNA confiés à l’ASE par décision judiciaire s’élevait très précisément à 14 908 en 2018, à 16 760 en 2019, à 9 524 en 2020 et à 3 649 au 25 mai 2021, soit moins de 10 % de l’ensemble des mineurs pris en charge par les services de la protection de l’enfance.

8 395 euros par an

Concernant les coûts, le sénateur prétend que la prise en charge des MNA coûterait 50 000 euros par an et par mineur. Or nombre de départements ont organisé des dispositifs spécifiques aux enfants étrangers, avec des prix de journée (incluant hébergement, repas et suivi éducatif) allant jusqu’à 23 euros, soit 8 395 euros par an.

Nous espérons que la mission d’information MNA créée par le Sénat saura aller au-delà des amalgames indignes et des stigmatisations honteuses pour recueillir des données fiables et objectives permettant de mieux appréhender la situation de ces enfants.

En particulier, il nous semblerait utile d’observer le parcours des mineurs non accompagnés placés à l’Aide sociale à l’enfance et de quantifier le « retour sur investissement », pour la France, de ces jeunes qui réussissent à décrocher diplômes et emplois alors que certains n’écrivaient pas, voire ne parlaient pas le français à leur arrivée.

Il en faut, du courage, de l’énergie, de la persévérance, des capacités d’adaptation, bref, ce qu’on nomme la « résilience », pour réussir à construire sa vie et trouver sa place ici en France, en redonnant au centuple ce qu’on vous a accordé et ce, en dépit des discours haineux et mensongers !

Liste des avocates et avocats signataires : Kiymet Ant, Brigitte Bertin, Josine Bitton, Agnès Cauchon-Riondet, Yann Chaumette, Frédérique Chartier, Camille Crabières, Mireille Damiano, Catherine Delanoë-Daoud, Mélanie Duverney-Pret, Hélène Gacon, Brigitte Jeannot, Anaïs Lefort, Anaïs Léonhardt, Amandine Le Roy, Maya Lino, Sandrine Norguet, Flora Peschanski, Laurie Quinson, Eurielle Rivière, Sandrine Rodrigues, Laurence Roques, Isabelle Roth, Séverine Rudloff, Arnaud de Saint Remy, Charlotte Singh, Marc Vernhes, Hannes Vervenne, Marlène Youchenko.

Des propositions sportives pour les personnes réfugiées ou demandeuses d’asile

Par Laetitia Van Eeckhout, Le Monde, 22 juin 2021

Strasbourg, finaliste de l’initiative Wellbeing Cities 2021, s’engage à garantir un meilleur accès aux activités sportives pour les réfugiés et les demandeurs d’asile.

En cette matinée encore fraîche mais ensoleillée de la fin du mois de mai, Mirashi Fllanxa, citoyenne albanaise, grimpe sur un vélo, tout en appréhendant de se lancer sur la pente asphaltée du parc du Heyritz, à Strasbourg. Avec neuf autres femmes, toutes réfugiées ou demandeuses d’asile, Mirashi apprend à faire de la bicyclette. Une pratique qui, dans son pays d’origine, n’est réservée qu’aux hommes.

« Faire du vélo, c’est acquérir la liberté, être indépendante, et cela nous permettra de découvrir la ville », se réjouit-elle, assurant que « la culture et le mode de vie, c’est plus difficile à apprendre que la langue ». Igombo DaGraça, ressortissante angolaise, mère de quatre enfants, qui dit ressentir « beaucoup de stress » au quotidien, renchérit :

« Quand on ne travaille pas et que l’on a une vie pas facile, cela donne confiance en soi. »

Strasbourg, finaliste de l’initiative Wellbeing Cities 2021 (Prix Mieux vivre en ville 2021), a décidé de faire du sport un vecteur d’intégration des réfugiés et des demandeurs d’asile. Le programme « Inclusion par le sport » lancé par la nouvelle municipalité se décline depuis le 19 mai en trois activités : rouler, nager, bouger. Pour chacune d’elles, il s’agit d’offrir à un groupe de migrants la possibilité d’apprendre à faire du vélo, à nager ou de découvrir un sport collectif.

Insuffler un sentiment d’appartenance

« Le sport a un pouvoir fédérateur, relève Farid Adjoudj, chef de projet dans les domaines de l’inclusion et de la citoyenneté au département des sports de la Ville. Bon pour la santé et [pour] le bien-être, il brise les obstacles, favorise le désenclavement et stimule la confiance et l’esprit collectif, en insufflant un sentiment d’appartenance, ce qui favorise l’ouverture aux autres. »

« Il y a une hétérogénéité dans les besoins d’apprentissage »

Les associations d’entraide et d’accueil des migrants aident la municipalité à constituer les groupes d’enfants, d’adolescents, de jeunes adultes ou de femmes, chaque programme étant adapté aux catégories d’âges et au profil de chacun. C’est, par exemple, parce que les femmes sont souvent, dans leur pays d’origine, éloignées de toute activité physique et sportive, que s’est ainsi imposée l’idée de les encourager à suivre un apprentissage du vélo. « Nous sommes dans une approche qualitative d’accompagnement des personnes ; du sur-mesure, insiste Serge Bomstein, bénévole chez Caritas et convaincu que l’on ne peut plus être uniquement dans le distributif vis-à-vis des migrants. On s’adresse à des personnes, non à des groupes, car il y a une hétérogénéité dans les besoins d’apprentissage. »

Favoriser la rencontre entre résidents locaux et réfugiés

En raison du Covid-19, le programme devrait pour cette année toucher une bonne centaine de participants. Mais l’objectif de la ville d’ici à 2024 est d’entraîner 600 migrants par an.

Pour déployer ce programme, la ville s’attache à faire évoluer le mode de fonctionnement de ses fédérations et clubs sportifs afin qu’ils développent eux-mêmes de telles activités avec des réfugiés. « L’organisation actuelle des équipements sportifs en fait des lieux qui ne s’ouvrent qu’à des personnes d’un même quartier cherchant à faire de la compétition. Or tout le monde ne peut pas – ou ne veut pas – être dans la compétition. Il faut que ces structures intègrent aussi des sections loisirs, relève Owusu Tufuor, adjoint au sport. Cela favorisera la rencontre, le mélange, les échanges entre les résidents locaux et les réfugiés. » Cet acteur du champ social, originaire du Ghana, s’inspire de son parcours.

« Je suis arrivé en France à l’âge de 15 ans, et sans parler un mot de français. C’est grâce à mon entraîneur de football que j’ai pu m’intégrer. Il faut remettre en avant le sport comme lien social, comme vecteur de citoyenneté, et même d’accès à l’emploi. Il faut à tout prix que le sport redevienne inclusif»

L’objectif de la ville est de permettre un égal accès aux activités physiques et sportives entre les réfugiés ou demandeurs d’asile et le reste de la population, tout en mettant l’accent sur l’égalité hommes-femmes. Cet été, un conteneur mobile va sillonner la ville et sera installé chaque semaine en plein cœur d’un des quartiers populaires, à proximité d’une structure d’accueil. Aménagé en atelier, il proposera aux riverains d’apprendre à réparer un vélo, mais aussi à en faire, et pourquoi pas d’en acquérir un à l’issue de cet apprentissage. En parallèle, une animation sensibilisera aux valeurs du sport, sans discrimination ni sexisme.

Sortir le sport du seul prisme social

Jeanne Barseghian, maire de Strasbourg, tient à souligner que « ce programme s’inscrit dans la tradition humaniste de Strasbourg. Une tradition, rappelle-t-elle, affirmée par [s]on prédécesseur, Roland Ries, qui est un des initiateurs du réseau des Villes et territoires accueillants. » Et qui, après un travail de concertation avec les acteurs associatifs, caritatifs, universitaires, institutionnels de la commune, a publié un Manifeste pour un accueil digne des personnes migrantes vulnérables.

« Nous cherchons aujourd’hui à décloisonner cette stratégie afin qu’elle irrigue tous les services, toutes les politiques de la ville », relève l’édile, qui s’est fait élire notamment en promettant l’ouverture de 500 places en appartement et avec accompagnement pour les sans-abri, Strasbourg comptant, en tant que carrefour migratoire d’importance, nombre de migrants. Et Floriane Varieras, adjointe à la ville inclusive, d’insister : « Notre objectif est de sortir l’action en faveur des migrants du seul prisme social pour les intégrer pleinement à la cité. »

La Grèce construit des camps barricadés pour isoler les réfugiés

par Elisa Perrigueur sur Mediapart
L’Union européenne a investi cette année 276 millions d’euros pour la construction de camps de réfugiés sur cinq îles grecques. À Leros, où un camp de 1 800 places ouvrira bientôt, habitants et ONG s’indignent contre cet édifice barricadé. Le gouvernement assume.

Leros, Athènes (Grèce).– Le champ de conteneurs blancs s’étale sur 63 000 mètres carrés sur une colline inhabitée. Depuis les bateaux de plaisance qui pénètrent dans la baie de Lakki, dans le sud de Leros, on ne voit qu’eux. Ils forment le tout nouveau camp de réfugiés de 1 860 places, interdit d’accès au public, qui doit ouvrir ses portes d’ici à la rentrée sur cette île grecque de 8 000 habitants, qui compte aujourd’hui 75 demandeurs d’asile.

« Il sera doté de mini-supermarchés, restaurants, laveries, écoles, distributeurs d’argent, terrains de basket », détaille Filio Kyprizoglou, sa future directrice. Soit un « village, avec tous les services compris pour les demandeurs d’asile ! », s’emballe-t-elle.

Mais le « village » sera cerné de hauts murs, puis d’une route périphérique destinée aux patrouilles de police, elle aussi entourée d’un mur surplombé de barbelés. Depuis sa taverne sur le port de Lakki, Theodoros Kosmopoulou observe avec amertume cette « nouvelle prison », dont la construction a démarré en février, sur des terres appartenant à l’État grec.

 

Vue du camp de Leros. © MediapartVue du camp de Leros. © Mediapart

 

Ce nouveau centre barricadé est l’un des cinq camps de réfugiés grecs en construction sur les îles à proximité de la Turquie et ayant connu des arrivées ces dernières années. Ces structures sont financées à hauteur de 276 millions d’euros par l’Union européenne (UE). Si celui de Leros est bien visible dans la baie de Lakki, les centres qui s’élèveront à Kos, Samos, Chios et Lesbos seront, eux, souvent isolés des villes.

Ces camps dits éphémères pourront héberger au total 15 000 demandeurs d’asile ou des personnes déboutées. Ils seront tous opérationnels à la fin de l’année, espère la Commission européenne. Celui de Samos, 3 600 places, sera ouvert cet été, suivi de Kos, 2 000 places, et Leros. L’appel d’offres pour la construction des camps de Chios (de 1 800 à 3 000 places) et Lesbos (5 000 places) a été publié en mai.

Si l’Europe les qualifie de « centres de premier accueil multifonctionnels », le ministère grec de l’immigration parle, lui, de « structures contrôlées fermées ». Elles doivent remplacer les anciens camps dits « hotspots », déjà présents sur ces îles, qui abritent maintenant 9 000 migrants. Souvent surpeuplés depuis leur création en 2016, ils sont décriés pour leurs conditions de vie indignes. Le traitement des demandes d’asile peut y prendre des mois.

Des compagnies privées pour gérer les camps ?

Dans ces nouveaux camps, les réfugiés auront une réponse à leur demande dans les cinq jours, assure le ministère grec de l’immigration. Les personnes déboutées seront détenues dans des parties fermées – seulement les hommes seuls – dans l’attente de leur renvoi.

Un membre d’une organisation d’aide internationale, qui s’exprime anonymement, craint que les procédures de demande d’asile ne soient « expédiées plus rapidement et qu’il y ait plus de rejets »« Le gouvernement de droite est de plus en plus dur avec les réfugiés », estime-t-il. Athènes, qui compte aujourd’hui quelque 100 000 demandeurs d’asile (chiffre de mai 2021 donné par l’UNHCR), a en effet durci sa politique migratoire durant la pandémie.

La Grèce vient aussi d’élargir la liste des nationalités pouvant être renvoyées vers le pays voisin. La Turquie est désormais considérée comme un « pays sûr » pour les Syriens, Bangladais, Afghans, Somaliens et Pakistanais.

 

Vue du camp de Leros. © MediapartVue du camp de Leros. © Mediapart

 

Pour la mise en œuvre de cette procédure d’asile, le gouvernement compte sur l’organisation et surtout la surveillance de ces camps, au regard des plans détaillés que Manos Logothetis, secrétaire général du ministère de l’immigration, déplie fièrement dans son bureau d’Athènes. Chaque centre, cerné de murs, sera divisé en zones compartimentées pour les mineurs non accompagnés, les familles, etc. Les demandeurs d’asile ne pourront circuler entre ces espaces séparés qu’avec une carte magnétique « d’identité ».

Je doute qu’une organisation de défense des droits humains ou de la société civile soit autorisée à témoigner de ce qui se passe dans ce nouveau camp

Catharina Kahane, cofondatrice de l’ONG autrichienne Echo100Plus.

Celle-ci leur permettra également de sortir du camp, en journée uniquement, avertit Manos Logothetis : « S’ils reviennent après la tombée de la nuit, les réfugiés resteront à l’extérieur jusqu’au lendemain, dans un lieu prévu à cet effet. Ils devront justifier leur retard auprès des autorités du centre. » Les « autorités » présentes à l’ouverture seront l’UNHCR, les services de santé et de l’asile grec, Europol, l’OIM, Frontex et quelques ONG « bienvenues », affirme le secrétaire général – ce que réfutent les ONG, visiblement sous pression.

Le gouvernement souhaite néanmoins un changement dans la gestion des camps. « Dans d’autres États, cette fonction est à la charge de compagnies privées […]. Nous y songeons aussi. Dans certains camps grecs, tout a été sous le contrôle de l’OIM et de l’UNHCR […], critique Manos Logothetis. Nous pensons qu’il est temps qu’elles fassent un pas en arrière. Nous devrions diriger ces camps via une compagnie privée, sous l’égide du gouvernement. »

« Qui va venir dans ces centres ? »

À Leros, à des centaines de kilomètres au nord-ouest d’Athènes, ces propos inquiètent. « Je doute qu’une organisation de défense des droits humains ou de la société civile soit autorisée à témoigner de ce qui se passe dans ce nouveau camp, dit Catharina Kahane, cofondatrice de l’ONG autrichienne Echo100Plus. Nous n’avons jamais été invités à le visiter. Toutes les ONG enregistrées auprès du gouvernement précédent [de la gauche Syriza jusqu’en 2019 – ndlr] ont dû s’inscrire à nouveau auprès de la nouvelle administration [il y a deux ans – ndlr]. Très peu d’organisations ont réussi, beaucoup ont été rejetées. »

La municipalité de Leros s’interroge, pour sa part, sur la finalité de ce camp. Michael Kolias, maire sans étiquette de l’île, ne croit pas à son caractère « éphémère » vendu aux insulaires. « Les autorités détruisent la nature pour le construire ! », argumente celui-ci. La municipalité a déposé un recours auprès du Conseil d’État pour empêcher son ouverture.

Ce camp aux allures de centre de détention ravive également de douloureux souvenirs pour les riverains. Leros porte, en effet, le surnom de l’île des damnés. La profonde baie de Lakki a longtemps caché ceux que la Grèce ne voulait pas voir. Sous la junte (1967-1974), ses bâtiments d’architecture italienne sont devenus des prisons pour des milliers de communistes. D’autres édifices néoclassiques ont également été transformés en hôpital psychiatrique, critiqué pour ses mauvais traitements jusque dans les années 1980.

C’est d’ailleurs dans l’enceinte même de l’hôpital psychiatrique, qui compte toujours quelques patients, qu’a été construit un premier « hotspot » de réfugiés de 860 places, en 2016. Aujourd’hui, 75 demandeurs d’asile syriens et irakiens y sont parqués. Ils s’expriment peu, sous la surveillance permanente des policiers.

Il n’y a presque plus d’arrivées de migrants de la Turquie depuis deux ans. « Mais qui va donc venir occuper les 1 800 places du nouveau camp ?, interpelle le maire de Leros. Est-ce que les personnes dublinées rejetées d’autres pays de l’UE vont être placées ici ? » Le ministère de l’immigration assure que le nouveau camp n’abritera que les primo-arrivants des côtes turques. Il n’y aura aucun transfert d’une autre région ou pays dans ces centres des îles, dit-il.

La Turquie, voisin « ennemi »

Le gouvernement maintient que la capacité importante de ces nouveaux camps se justifie par la « menace permanente » d’arrivées massives de migrants de la Turquie, voisin « ennemi », comme le souligne le secrétaire général Manos Logothetis. « En Grèce, nous avons souffert, elle nous a attaqués en mars 2020 ! », lâche le responsable, en référence à l’annonce de l’ouverture de la frontière gréco-turque par le président turc Erdogan, qui avait alors entraîné l’arrivée de milliers de demandeurs d’asile aux portes de la Grèce.

Selon l’accord controversé UE-Turquie de 2016, Ankara doit, en échange de 6 milliards d’euros, réintégrer les déboutés de l’asile – pour lesquels la Turquie est jugée « pays sûr » – et empêcher les départs de migrants de ses côtes. « Elle ne collabore pas […]. Il faut utiliser tous les moyens possibles et légaux pour protéger le territoire national ! », avance Manos Logothetis.

Pour le gouvernement, cela passe apparemment par la fortification de sa frontière en vue de dissuader la venue de migrants, notamment dans le nord-est du pays. Deux canons sonores viennent d’être installés sur un nouveau mur en acier, le long de cette lisière terrestre gréco-turque.

De l’autre côté de cette barrière, la Turquie, qui compte près de quatre millions de réfugiés, n’accepte plus de retours de migrants de Grèce depuis le début de la pandémie. Elle aura « l’obligation de les reprendre », répète fermement Manos Logothetis. Auquel cas de nombreux réfugiés déboutés pourraient rester longtemps prisonniers des nouveaux « villages » de l’UE.

 

Des réfugiés, du cricket et un documentaire sur Arte

Migrants : du cricket chez les Ch’tis

« La vie en face » : sur Arte, les mutations de nos sociétés dossier

Le beau documentaire d’Alain de Halleux retrace la naissance d’un club de cricket formé par des réfugiés installés dans le Pas-de-Calais.

par Nathalie Dray dans Libération du 12 juin 2021

Ça commence quelque part sur un chemin caillouteux avec au loin les montagnes pelées d’Afghanistan, giflées par un vent glacial. Des hommes portant la kurta et le shalwar (tunique longue et pantalon flottant) tapent la balle, une batte à la main. Ça s’agite et s’invective aussi joyeusement que rageusement. Le cricket est un jeu, mais c’est du sérieux, comme la vie. C’en est à la fois le cœur et la périphérie, le sel et le divertissement, qui précisément fait diversion d’une existence muselée par des années de dictature talibane. L’image est désaturée, à la fois nette et trouble, comme le souvenir – car c’en est un. Et celui dont on découvre bientôt le visage juvénile et solaire n’est pas du genre à ressasser le passé. Pour Shahid, 18 ans, le décor a changé, la mer du Nord et les plaines des Flandres ont remplacé les massifs montagneux encerclant son Kaboul natal, mais la passion du cricket, elle, ne l’a jamais quitté.

Il aurait pu, comme la plupart des migrants se fondre aux fantômes erratiques qui peuplent encore les alentours de Calais en attendant de gagner l’Angleterre, mais il a préféré rester et s’est trouvé une famille de substitution : le Saint-Omer Cricket Club Stars, ou Soccs, première équipe des Hauts-de-France, constituée uniquement de réfugiés indiens, pakistanais ou, comme lui, afghans.

Une origine nordiste

L’histoire des Soccs, si singulière et si belle, a fait le buzz un peu partout en Europe, jusqu’aux Etats-Unis. Et c’est cette success story que relate avec une émouvante légèreté le film d’Alain de Halleux. Mais – et c’est là sa vraie trouvaille – c’est lui, Shahid, qui en est à la fois l’un des héros et le narrateur, lui qui revient sur la naissance de son club aimé et nous en fait vivre le quotidien, dans un français canaille et plein d’humour. Dispositif on ne peut plus astucieux : l’étranger, le grand Autre, devient alors ce qu’il n’a jamais cessé d’être, notre semblable et frère. C’était donc ça. Il suffisait de changer de point de vue, de retourner la caméra, d’épouser le regard de l’autre. De faire ce que fit un jour de 2016 un jeune chef d’entreprise, Christophe Silvie, en voyant dans le parc de Saint-Omer des migrants jouer à ce sport complexe dont il ne connaissait pas les règles : ramasser la balle venue rouler à ses pieds et passer de l’autre côté du miroir

Sans lâcher sa société d’ambulances, il décide de leur créer un club, seul moyen de pratiquer le cricket dans de bonnes conditions, avant de passer la main à Nicolas Rochas, qui depuis forme le pilier de cette équipe hors norme, où les joueurs animés d’une rage folle s’encouragent en pachtou. Cela signifie d’abord trouver un terrain décent, canaliser l’énergie lors des entraînements, organiser des championnats, les remporter haut la main jusqu’à séduire les sélectionneurs de l’équipe de France. C’est surtout leur donner une chance de vaincre les préjugés racistes, bien présents dans cette région où le RN a fait plus de 39 % aux dernières élections, les aider à obtenir des papiers, des stages, du boulot, bref à s’intégrer sans se désintégrer, grâce au sport qui leur tient lieu de passeport. Tout en offrant à Saint-Omer des forces vives à même de défendre fièrement ses couleurs et ressusciter ce jeu oublié par chez nous. Du win win, comme on dit. Et un juste retour des choses : le cricket serait né ici, dans le nord de la France, avant que les Anglais ne s’en entichent, lui fassent traverser la Manche et le diffusent dans toutes les anciennes colonies britanniques, dont l’Afghanistan où il fait office de sport national.

Casse-tête

Tout sourire, Shahid, le beau gosse de l’équipe, adore raconter cette histoire aux journalistes, en cabotinant gaiement. Ça romantise un peu la vie et aide à supporter les coups de cafard, quand sa famille restée au pays lui manque trop et que le casse-tête des démarches administratives pour obtenir une carte de séjour s’éternise. Sans compter l’équipe adverse de Lille qui aimerait bien leur mettre une branlée ! Mais, comme dans un feel good movie, tout finit par s’arranger.

Loin des clichés misérabilistes qui finalement suscitent moins l’empathie que le rejet, Bienvenue chez les Soccs, bouleversant de grâce et d’humanité, préfère nous faire vibrer. A l’image de son héros désarmant, il ne se départit jamais de sa belle énergie et nous emporte dans une tornade d’émotion joyeuse autrement plus contagieuse. Du win win, on vous dit.

Bienvenue chez les Soccs, d’Alain de Halleux, sur Arte mercredi 14 juillet à 22 h 55.

Une militante calaisienne obtient l’effacement de sa fiche S

Une militante calaisienne obtient l’effacement de sa fiche S

Arrêtée lors d’une manifestation de soutien aux migrants, Camille avait appris qu’elle était inscrite au fichier des personnes recherchées pour menace contre la sûreté de l’État. « C’est dans les dictatures que l’on fiche les opposants politiques ! », dénonce-t-elle.

Médiapart / 24 juin 2021 / https://www.mediapart.fr/journal/france/240621/une-militante-calaisienne-obtient-l-effacement-de-sa-fiche-s

Le Conseil d’État a ordonné, dans un arrêt rendu jeudi 3 juin, l’effacement d’une militante calaisienne du fichier des personnes recherchées (FPR) dans lequel elle s’était vu attribuer une fiche « S ».C’est presque par hasard que Camille* a appris le fichage dont elle faisait l’objet. Cette institutrice de 52 ans, mère de deux enfants, assume son engagement politique. Militante communiste, membre du syndicat SUD, elle participe depuis une dizaine d’années aux mobilisations de soutien aux migrants.

Sans être une figure publique, elle aide régulièrement à l’organisation d’événements. « J’avais participé à la rédaction de la première saisine du Défenseur de droits, en 2011 », se souvient-elle. « Mais je ne me suis jamais cachée. Et je n’ai pas de casier. Je n’ai jamais participé à une action violente », précise-t-elle. « Si j’ai été fichée, je suis sûre que tous mes camarades autour de moi le sont aussi », soupçonne-t-elle.Camille aurait très bien pu ne jamais savoir qu’elle faisait l’objet d’une des fameuses fiche S, pour “sûreté de l’État” envers laquelle elle aurait représenté une menace. « J’ai eu la chance d’avoir la possibilité de contester, explique-t-elle. Beaucoup de camarades ne peuvent pas car ils n’ont pas la preuve qu’ils font l’objet d’une fiche S. »

Cette preuve, Camille l’a obtenue lors de son arrestation, le 25 juillet 2016, devant un parc de Calais où elle devait participer à une manifestation en hommage à un migrant éthiopien mort noyé, et interdite au nom de l’état d’urgence alors en vigueur. « C’était le lendemain de l’annonce par la presse de sa mort, se souvient-elle. On faisait ça pour que ces morts à la frontière ne passent pas inaperçus. »Ce jour-là, la militante arrive un peu en avance au point de rendez-vous, accompagnée d’une dizaine de personnes. Là, ils sont accueillis par des policiers qui leur annoncent qu’un arrêté d’interdiction de la manifestation a été pris. « Ils voulaient qu’on se disperse, mais tout en nous obligeant à aller tous dans la même direction, raconte Camille. On a crié aux autres, qui étaient en train d’arriver, qu’il fallait partir car le rassemblement avait été interdit. »

Un peu plus loin, l’institutrice est extraite du petit groupe de militants par les policiers. « On m’a pris le bras droit, puis le bras gauche, par-derrière, poursuit-elle. Je sais pas pourquoi particulièrement moi. Je pense qu’ils avaient envie de faire un exemple. » Son sac est fouillé et les policiers y trouvent un Opinel. « J’ai été scout », se justifie-t-elle. Camille est interpellée et passe environ 24 heures en garde à vue à l’issue desquelles elle est poursuivie pour « participation à un attroupement en étant porteur d’une arme » et pour « rébellion ». « On m’a retiré ma veste en m’expliquant que je pourrais en arracher un bouton pour l’avaler et m’étrangler, je n’ai pas eu le droit d’aller aux toilettes ou de fumer une cigarette, se souvient-elle. On m’a traitée de “no border”. Je ne sais même pas ce que cela veut dire pour eux, sans doute anarchiste ou quelque chose de ce genre. »En préparant son procès, son avocat fait une découverte surprenante : les policiers ont versé au dossier une fiche S au nom de sa cliente. Celle-ci signifie qu’elle est inscrite au FPR, dans la catégorie « S » attribuée aux personnes menaçant la sécurité nationale, habituellement des personnes liées au terrorisme.

La fiche, particulièrement succincte, ne fait que quelques lignes. Le motif indiqué est : « personne membre de la mouvance anarcho autonome d’ultra gauche susceptible de se livrer à des actions violentes ». Et à « mesure immédiate » : « Ne pas attirer l’attention ».Pour Camille, cette découverte est un choc. « Ça met la pression !, témoigne-t-elle. J’ai commencé à prendre des précautions. J’avais donné des consignes à mes deux fils car j’avais peur d’être perquisitionnée. » Dans une ville et un milieu militant où tout le monde se connaît plus ou moins, l’institutrice craint également que la nouvelle ne se répande. « Je sais que le recteur d’académie a été mis au courant, raconte-t-elle. J’avais reçu une lettre de mon supérieur me demandant d’avoir un comportement irréprochable. »En lisant un article de Gaspard GlanzCamille se souvient d’un incident, qu’elle attribue à sa fiche S et qu’elle a particulièrement mal vécu. Alors qu’elle se rendait avec un groupe d’amis en Angleterre, au moment du contrôle à la douane, « leur machine s’est mise à faire “bip-bip”. Les douaniers sont allés chercher leur chef qui a passé des coups de fil », se remémore-t-elle. Les policiers l’ont alors sortie de la file pour la fouiller. « Tout le monde me regardait comme si j’étais une terroriste. »

Pourtant, à l’époque, Camille n’envisage pas de contester son fichage. « Je ne voulais pas trop faire de vagues. À Calais, entre police et fachos, il y a des liens. Je ne voulais pas que le Rassemblement national sache que j’ai une fiche S. »

Son procès se tient le 29 novembre 2016 devant le tribunal correctionnel de Boulogne-sur-Mer. Plusieurs militants sont venus soutenir leur camarade et ont même préparé des badges pour l’occasion. Durant l’audience, des collègues et des parents d’élèves viennent également témoigner en sa faveur. Camille est finalement relaxée du chef de rébellion au motif que « son comportement n’est en aucun cas assimilable à un acte de résistance active à l’intervention des personnes dépositaires de l’autorité publique ». Elle écope d’une amende de 400 euros, avec sursis et sans inscription au casier judiciaire, pour sa participation à l’attroupement.

Quelque temps plus tard, Camille entend parler d’un cas étrangement similaire au sien. En fin d’année 2016, le journaliste Gaspard Glanz a été interpellé dans la jungle de Calais et poursuivi pour vol de talkie-walkie et injure à l’égard de fonctionnaire. Au mois de décembre, il révèle que son dossier indique l’existence d’une fiche S. À lui aussi, les services reprochent d’être un « membre de la mouvance anarcho autonome ».

Le journaliste publiera par la suite celle-ci sur son site, Taranis News, en annonçant avoir entamé une procédure pour obtenir son effacement. « C’est en voyant l’article de Gaspard Glanz et sa fiche que j’ai contacté son avocat », se souvient Camille. C’est ainsi que l’institutrice engage MRaphaël Kempf pour, elle aussi, contester sa fiche S et son inscription au FPR.« L’inscription n’a pas été faite par le même policier que pour Gaspard Glanz mais c’est le même commissariat », pointe l’avocat. « Je n’ai généralement pas accès aux fiches S, mais les quelques fois où ç’a été le cas, j’ai constaté à quel point les services pouvaient être incompétents », poursuit-il.« L’expression “mouvance anarcho-autonome d’ultragauche” est typiquement une construction intégrale des services autour de ce qu’ils considèrent être “l’extrême gauche”, donne en exemple Raphaël Kempf. Les services de renseignement n’y connaissent visiblement rien aux idées, aux différentes mouvances, aux histoires de ces courants politiques. Camille est une militante communiste et non une “anarcho-autonome”. Or il est connu qu’il y a de grandes différences entre anarchistes et communistes qui bien souvent même ne s’apprécient pas. C’est une évidence pour n’importe qui s’intéressant à ce sujet. Or les services de renseignement l’ignorent visiblement totalement. »

Pour contester le fichage de ses clients, MKempf a dû suivre une procédure particulière, introduite par la loi sur le renseignement du 24 juillet 2015. Celle-ci a créé une nouvelle voie de recours pour les citoyens souhaitant contester leur fichage par un service de renseignement. Ils doivent saisir une formation spéciale du Conseil d’État, composée de magistrats habilités au secret-défense. Ces derniers ont accès à toutes les informations nécessaires mais ne sont pas tenus de les communiquer au demandeur. Et même si le Conseil d’État juge finalement que les services de renseignement ont bien violé la loi, ceux-ci peuvent s’opposer à la communication des informations.Pas de débat contradictoire devant les jugesCes décisions se contentent donc généralement de rappeler la procédure, les textes applicables, d’indiquer que les vérifications ont bien été faites, puis de se prononcer sur l’effacement ou non des données, sans aucune indication sur celles-ci. Dans le cas de Gaspard Glanz, le Conseil d’État avait rejeté le recours du journaliste au mois de février 2019 en indiquant seulement que la vérification n’avait « révélé aucune illégalité ». Dans le cas de Camille, il est simplement indiqué que les données la concernant « figurent illégalement dans le fichier des personnes recherchées ».Il est donc impossible, dans les deux cas, de savoir ce qui a pu faire pencher la balance du juge administratif. Raphaël Kempf se refuse même « à faire une hypothèse. Ce serait faire jeu de cette procédure qui ne respecte pas le contradictoire ». « Peut-être que le Conseil d’État a eu des informations que je n’ai pas eues, poursuit-il. Il n’y a aucune information sur les raisons du fichage. C’est un vrai problème d’exercice des droits de la défense. On ne peut pas avoir de vrai débat. »

Pour l’avocat, la seule solution, c’est « la suppression des fiches S ». « Elles sont, dans bien des cas, erronées, argumente-t-il. Et le contrôle est effectué par un juge qui ne peut pas assurer le contradictoire. On s’en remet à la sagesse du Conseil d’État pour défendre les libertés individuelles. Sans remettre en doute son indépendance, on peut se dire qu’un magistrat qui n’entend qu’une seule voix, qu’une seule version, aura tendance à donner raison à celle-ci. C’est le système lui-même qui est déséquilibré. Les fiches S, il faut s’en débarrasser. »Camille elle-même explique ne pas savoir « trop quoi faire de cette décision. C’est symbolique, mais je n’ai pas eu de réponses ». « Ça fait peur de se dire qu’autour de vous il y a certainement plein de camarades qui sont fichés, poursuit-elle. Je peux comprendre que l’on fiche les gens dangereux. Mais nous, nous sommes opposants politiques. Et c’est tout de même notre droit. C’est dans les dictatures que l’on fiche les opposants politiques ! »

Mais l’institutrice, qui a reçu mardi 22 juin la lettre confirmant l’effacement de sa fiche, explique que sa « vraie peur, c’est que le RN arrive au pouvoir ici. Ils ont déjà dit qu’ils voulaient renvoyer de la fonction publique tous les agents faisant l’objet d’une fiche S. Dans cinq ans, je pourrais prendre ma retraite. Je ne voudrais pas être virée d’ici là ! »

Ces séries qui mettent un visage sur les victimes de l’exil 

Isabelle Poitte

Publié le 03/06/21

The Mosquito Coast, d’après le roman de Paul Theroux : quand des Américains fuient leur pays pour un eldorado nommé Mexique…

The Mosquito Coast, d’après le roman de Paul Theroux : quand des Américains fuient leur pays pour un eldorado nommé Mexique…

 

Comment bousculer les consciences sur la question des réfugiés ? “Years and Years”, “Éden”, “The Mosquito Coast”… de plus en plus de séries s’alarment du sort qui leur est réservé. Certaines plongent même, par un effet miroir, des Occidentaux en situation d’exil forcé.

Une liasse de billets verts contre l’espoir d’un avenir meilleur. La famille Fox est blanche, californienne, un brin arrogante, et n’a qu’un but : gagner le Mexique, où elle échappera au gouvernement américain visiblement remonté contre Allie, le père. Pour traverser le désert frontalier, le couple et ses deux adolescents n’ont pas le choix : ils s’en remettent à des passeurs surarmés… Drôle d’inversion des réalités migratoires, qui donne à la série The Mosquito Coast, adaptation du roman de Paul Theroux lancée par Apple TV+, une résonance aussi contemporaine qu’ironique.

De l’autre côté du désert et de la frontière, la liberté ? (The Mosquito Coast)

De l’autre côté du désert et de la frontière, la liberté ? (The Mosquito Coast)

Et si c’était vous, et si c’était nous, les exilés, les réfugiés, les migrants exposés à tous les dangers ? En 2019, Years and Years, percutante dystopie signée par Russell T. Davies, poussait à l’extrême cette logique en dénonçant la politique mortifère d’une Europe claquemurée face à la détresse de l’étranger. La tragédie prenait cette fois le visage d’un jeune citoyen britannique noyé dans la Manche en tentant de regagner son pays, avec son petit ami ukrainien persécuté, à bord d’un bateau pneumatique surchargé.

Le Britannique Daniel (Russell Tovey) et son amant ukrainien Viktor (Maxim Baldry) condamnés à la fuite par la mer dans Years and Years.

Le Britannique Daniel (Russell Tovey) et son amant ukrainien Viktor (Maxim Baldry) condamnés à la fuite par la mer dans Years and Years.

La solidarité et l’hospitalité en question

Cynisme ou effet miroir glaçant… Faut-il forcément frapper fort pour atteindre un public assailli quasi quotidiennement par l’actualité douloureuse des crises migratoires qui secouent le monde, de la Méditerranée au Rio Grande ? Rares sont les séries qui se sont risquées à aborder frontalement ce sujet aussi brûlant qu’épineux. Un comble pour un art d’ordinaire si poreux au réel. Éden, diffusé par Arte en 2019, reste à ce jour la seule série européenne à traiter de la question de l’exil et de l’accueil des migrants sur l’Ancien Continent. Sans jugement, ni candeur mais en croisant — entre autres — les trajectoires de deux frères nigérians, d’un étudiant syrien, de la famille allemande qui l’héberge, et de la directrice d’un camp de demandeurs d’asile géré par une société privée. Son mantra : « Le business n’empêche pas la conscience politique. »

“L’important est de raconter des histoires individuelles, de donner un visage à ces réfugiés dont on parle aux informations comme d’une masse anonyme.” (Dominik Moll, réalisateur d’Éden)

“L’important est de raconter des histoires individuelles, de donner un visage à ces réfugiés dont on parle aux informations comme d’une masse anonyme.” (Dominik Moll, réalisateur d’Éden)

Très documentée, cette fresque humaniste voulait, malgré tout, croire à la persistance de la solidarité et de l’hospitalité. « Sur un tel sujet, explique son réalisateur, Dominik Moll, on ne peut pas être exhaustif. L’important est de raconter des histoires individuelles, de donner un visage à ces réfugiés dont on parle aux informations comme d’une masse anonyme, parfois comme d’une horde de sauvages qui nous envahit. Cela paraît simpliste mais nous avons voulu montrer des gens qui souffrent, qui ont des désirs, des rêves comme nous. »

Hélène (Sylvie Testud), directrice d’un camp de demandeurs d’asile dans Éden.

Hélène (Sylvie Testud), directrice d’un camp de demandeurs d’asile dans Éden.

D’autres séries ont mis en scène des exilés, comme une réponse implicite à ceux qui s’obstinent à ne voir en eux qu’une menace. Impossible d’oublier le triste destin de Souleymane, mineur isolé de Barbès, qui chamboule les héros d’Engrenages dans l’ultime saison de la série de Canal+. Sur Apple TV+, For All Mankind, étonnante uchronie sur la conquête spatiale, suit comme un fil rouge la trajectoire d’Aleida, jeune Mexicaine rêvant d’intégrer la Nasa. Dans La Guerre des mondes, relecture moderne du roman de H.G Wells, sur Canal+, Kariem, ex-enfant soldat du Soudan, prend sous sa protection une famille britannique après une attaque extraterrestre.

Rendre visible l’invisible

Derrière le terme générique de « crise migratoire », qui s’est peu à peu imposé depuis les années 2010, la fiction pointe plutôt du doigt une crise de l’accueil et des valeurs démocratiques. Elle traduit à l’écran, au-delà des images chocs, les effets désastreux de la rhétorique de l’invasion et des politiques hyper restrictives. Stateless, série produite par l’actrice Cate Blanchett, dénonce ainsi les conditions de détention inhumaines des demandeurs d’asile parqués dans l’outback australien.

Stateless, produite par Cate Blanchett, dénonce les conditions dans lesquelles sont traités les réfugiés en Australie.

Stateless, produite par Cate Blanchett, dénonce les conditions dans lesquelles sont traités les réfugiés en Australie.

La série, disponible sur Netflix, fait écho à un scandale bien réel : dans le camp de Baxter au sud du pays, des exilés sont restés bloqués plusieurs années, perdus dans les limbes de l’administration… Rendre visible cet invisible est un enjeu majeur, explique Monica Michlin, professeure d’études américaines contemporaines à l’université Paul-Valéry-Montpellier 3 : « Ces séries ont la capacité de nous emmener là où les journalistes ne peuvent pas aller. La première volonté des gouvernements quand ils créent ces endroits — centres de rétention, camps… — est de compliquer le travail de la presse ou même des parlementaires. Bien sûr, la fiction ne se substitue pas à l’enquête, mais les deux se situent dans un continuum. »

Parfois, montrer ne suffit plus. Avec l’ardeur militante qu’on lui connaît, Jenji Kohan a dressé dans la dernière saison de sa populaire série carcérale Orange is the New black un implacable réquisitoire contre la politique d’immigration de Trump. Nous sommes en 2018. En privé, le locataire de la Maison-Blanche envisage de renforcer « son » mur entre les États-Unis et le Mexique avec des douves remplies d’alligators. Les chiffres de la détention de migrants explosent, des enfants sont enfermés dans des cages…

Ancrée dans un centre de rétention géré par une entreprise privée, la série décrypte un système qui transforme les candidates à l’exil, abandonnées à leur sort — sans soins médicaux, téléphone ni avocats — en source de profit. « La série n’invente rien, constate Monica Michlin. Sa force réside dans sa manière d’utiliser les recettes du soap : elle fait ressentir l’injustice profonde de ces situations à travers des personnages auxquels les fans sont attachés. Elle touche ainsi une partie du public qui se sent peu concernée par ce qu’on voit dans l’actualité. »

Un appel au réveil des consciences

À la détresse des exilés ces fictions juxtaposent les dilemmes de leurs gardiens. Dans Stateless, c’est un jeune père de famille en galère qui accepte un job bien payé et débarque en enfer… Dans Éden, un duo de beaux-frères grecs est confronté à la mort d’un jeune migrant. « Ces figures renvoient implicitement à la question biblique : “Suis-je le gardien de mon frère ?”, continue l’universitaire. Leur trajectoire est souvent construite comme un test cognitif, en crescendo : le personnage fait un premier choix qui est déjà une compromission, puis un deuxième… Et il passe alors du côté obscur. Peut-il encore s’arrêter, expliquer qu’il s’est laissé entraîner par le système ? C’est une façon de dire : on a toujours le choix, aucune position n’est passive. »

Cet appel lancinant au réveil des consciences sous-tend toute la saison 3 d’American Crime, fresque sociale injustement méconnue d’ABC qui explore avec une rare largeur de vue l’envers du rêve américain. Notre prospérité, assène-t-elle, repose sur l’exploitation des plus vulnérables, en l’occurrence des travailleurs immigrés latinos payés une misère par les conglomérats fermiers pour cueillir des tomates. « Chaque année, vous en voulez plus et pour moins cher ! » râle un patron acculé par le marché, avant de réduire illico les salaires. Un honnête citoyen, ni meilleur ni pire que le spectateur devant son écran.