Ces séries qui mettent un visage sur les victimes de l’exil 

Isabelle Poitte

Publié le 03/06/21

The Mosquito Coast, d’après le roman de Paul Theroux : quand des Américains fuient leur pays pour un eldorado nommé Mexique…

The Mosquito Coast, d’après le roman de Paul Theroux : quand des Américains fuient leur pays pour un eldorado nommé Mexique…

 

Comment bousculer les consciences sur la question des réfugiés ? “Years and Years”, “Éden”, “The Mosquito Coast”… de plus en plus de séries s’alarment du sort qui leur est réservé. Certaines plongent même, par un effet miroir, des Occidentaux en situation d’exil forcé.

Une liasse de billets verts contre l’espoir d’un avenir meilleur. La famille Fox est blanche, californienne, un brin arrogante, et n’a qu’un but : gagner le Mexique, où elle échappera au gouvernement américain visiblement remonté contre Allie, le père. Pour traverser le désert frontalier, le couple et ses deux adolescents n’ont pas le choix : ils s’en remettent à des passeurs surarmés… Drôle d’inversion des réalités migratoires, qui donne à la série The Mosquito Coast, adaptation du roman de Paul Theroux lancée par Apple TV+, une résonance aussi contemporaine qu’ironique.

De l’autre côté du désert et de la frontière, la liberté ? (The Mosquito Coast)

De l’autre côté du désert et de la frontière, la liberté ? (The Mosquito Coast)

Et si c’était vous, et si c’était nous, les exilés, les réfugiés, les migrants exposés à tous les dangers ? En 2019, Years and Years, percutante dystopie signée par Russell T. Davies, poussait à l’extrême cette logique en dénonçant la politique mortifère d’une Europe claquemurée face à la détresse de l’étranger. La tragédie prenait cette fois le visage d’un jeune citoyen britannique noyé dans la Manche en tentant de regagner son pays, avec son petit ami ukrainien persécuté, à bord d’un bateau pneumatique surchargé.

Le Britannique Daniel (Russell Tovey) et son amant ukrainien Viktor (Maxim Baldry) condamnés à la fuite par la mer dans Years and Years.

Le Britannique Daniel (Russell Tovey) et son amant ukrainien Viktor (Maxim Baldry) condamnés à la fuite par la mer dans Years and Years.

La solidarité et l’hospitalité en question

Cynisme ou effet miroir glaçant… Faut-il forcément frapper fort pour atteindre un public assailli quasi quotidiennement par l’actualité douloureuse des crises migratoires qui secouent le monde, de la Méditerranée au Rio Grande ? Rares sont les séries qui se sont risquées à aborder frontalement ce sujet aussi brûlant qu’épineux. Un comble pour un art d’ordinaire si poreux au réel. Éden, diffusé par Arte en 2019, reste à ce jour la seule série européenne à traiter de la question de l’exil et de l’accueil des migrants sur l’Ancien Continent. Sans jugement, ni candeur mais en croisant — entre autres — les trajectoires de deux frères nigérians, d’un étudiant syrien, de la famille allemande qui l’héberge, et de la directrice d’un camp de demandeurs d’asile géré par une société privée. Son mantra : « Le business n’empêche pas la conscience politique. »

“L’important est de raconter des histoires individuelles, de donner un visage à ces réfugiés dont on parle aux informations comme d’une masse anonyme.” (Dominik Moll, réalisateur d’Éden)

“L’important est de raconter des histoires individuelles, de donner un visage à ces réfugiés dont on parle aux informations comme d’une masse anonyme.” (Dominik Moll, réalisateur d’Éden)

Très documentée, cette fresque humaniste voulait, malgré tout, croire à la persistance de la solidarité et de l’hospitalité. « Sur un tel sujet, explique son réalisateur, Dominik Moll, on ne peut pas être exhaustif. L’important est de raconter des histoires individuelles, de donner un visage à ces réfugiés dont on parle aux informations comme d’une masse anonyme, parfois comme d’une horde de sauvages qui nous envahit. Cela paraît simpliste mais nous avons voulu montrer des gens qui souffrent, qui ont des désirs, des rêves comme nous. »

Hélène (Sylvie Testud), directrice d’un camp de demandeurs d’asile dans Éden.

Hélène (Sylvie Testud), directrice d’un camp de demandeurs d’asile dans Éden.

D’autres séries ont mis en scène des exilés, comme une réponse implicite à ceux qui s’obstinent à ne voir en eux qu’une menace. Impossible d’oublier le triste destin de Souleymane, mineur isolé de Barbès, qui chamboule les héros d’Engrenages dans l’ultime saison de la série de Canal+. Sur Apple TV+, For All Mankind, étonnante uchronie sur la conquête spatiale, suit comme un fil rouge la trajectoire d’Aleida, jeune Mexicaine rêvant d’intégrer la Nasa. Dans La Guerre des mondes, relecture moderne du roman de H.G Wells, sur Canal+, Kariem, ex-enfant soldat du Soudan, prend sous sa protection une famille britannique après une attaque extraterrestre.

Rendre visible l’invisible

Derrière le terme générique de « crise migratoire », qui s’est peu à peu imposé depuis les années 2010, la fiction pointe plutôt du doigt une crise de l’accueil et des valeurs démocratiques. Elle traduit à l’écran, au-delà des images chocs, les effets désastreux de la rhétorique de l’invasion et des politiques hyper restrictives. Stateless, série produite par l’actrice Cate Blanchett, dénonce ainsi les conditions de détention inhumaines des demandeurs d’asile parqués dans l’outback australien.

Stateless, produite par Cate Blanchett, dénonce les conditions dans lesquelles sont traités les réfugiés en Australie.

Stateless, produite par Cate Blanchett, dénonce les conditions dans lesquelles sont traités les réfugiés en Australie.

La série, disponible sur Netflix, fait écho à un scandale bien réel : dans le camp de Baxter au sud du pays, des exilés sont restés bloqués plusieurs années, perdus dans les limbes de l’administration… Rendre visible cet invisible est un enjeu majeur, explique Monica Michlin, professeure d’études américaines contemporaines à l’université Paul-Valéry-Montpellier 3 : « Ces séries ont la capacité de nous emmener là où les journalistes ne peuvent pas aller. La première volonté des gouvernements quand ils créent ces endroits — centres de rétention, camps… — est de compliquer le travail de la presse ou même des parlementaires. Bien sûr, la fiction ne se substitue pas à l’enquête, mais les deux se situent dans un continuum. »

Parfois, montrer ne suffit plus. Avec l’ardeur militante qu’on lui connaît, Jenji Kohan a dressé dans la dernière saison de sa populaire série carcérale Orange is the New black un implacable réquisitoire contre la politique d’immigration de Trump. Nous sommes en 2018. En privé, le locataire de la Maison-Blanche envisage de renforcer « son » mur entre les États-Unis et le Mexique avec des douves remplies d’alligators. Les chiffres de la détention de migrants explosent, des enfants sont enfermés dans des cages…

Ancrée dans un centre de rétention géré par une entreprise privée, la série décrypte un système qui transforme les candidates à l’exil, abandonnées à leur sort — sans soins médicaux, téléphone ni avocats — en source de profit. « La série n’invente rien, constate Monica Michlin. Sa force réside dans sa manière d’utiliser les recettes du soap : elle fait ressentir l’injustice profonde de ces situations à travers des personnages auxquels les fans sont attachés. Elle touche ainsi une partie du public qui se sent peu concernée par ce qu’on voit dans l’actualité. »

Un appel au réveil des consciences

À la détresse des exilés ces fictions juxtaposent les dilemmes de leurs gardiens. Dans Stateless, c’est un jeune père de famille en galère qui accepte un job bien payé et débarque en enfer… Dans Éden, un duo de beaux-frères grecs est confronté à la mort d’un jeune migrant. « Ces figures renvoient implicitement à la question biblique : “Suis-je le gardien de mon frère ?”, continue l’universitaire. Leur trajectoire est souvent construite comme un test cognitif, en crescendo : le personnage fait un premier choix qui est déjà une compromission, puis un deuxième… Et il passe alors du côté obscur. Peut-il encore s’arrêter, expliquer qu’il s’est laissé entraîner par le système ? C’est une façon de dire : on a toujours le choix, aucune position n’est passive. »

Cet appel lancinant au réveil des consciences sous-tend toute la saison 3 d’American Crime, fresque sociale injustement méconnue d’ABC qui explore avec une rare largeur de vue l’envers du rêve américain. Notre prospérité, assène-t-elle, repose sur l’exploitation des plus vulnérables, en l’occurrence des travailleurs immigrés latinos payés une misère par les conglomérats fermiers pour cueillir des tomates. « Chaque année, vous en voulez plus et pour moins cher ! » râle un patron acculé par le marché, avant de réduire illico les salaires. Un honnête citoyen, ni meilleur ni pire que le spectateur devant son écran.

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