Mineurs isolés étrangers « JE IMPLORE TOI S’IL VOUS PLAIT DORMIR COULOIR »

http://liberation.fr/apps/2016/03/mineurs-isoles-etrangers/

Rozenn Le Berre délivre son témoignage après avoir été, pendant dix-huit mois, chargée de s’entretenir avec des immigrés. Cette éducatrice devait constituer les dossiers permettant d’établir si, oui ou non, ces jeunes personnes pouvaient obtenir le statut de «mineurs isolés étrangers». Récit.

«Je implore toi s’il vous plaît dormir couloir.» Mirjet est fatigué. Il me demande de lui trouver un hébergement. Toutes mes chambres sont prises. Impossible de lui trouver un hébergement tant qu’il n’est pas reconnu mineur. Ces mots, il ne me les dit pas. Il écrit en albanais sur l’ordinateur. C’est Google Traduction qui me les dit. C’est plutôt marrant, d’habitude, les traductions déformées par le logiciel. Là, c’est pas marrant du tout. La tristesse, la fatigue et la colère s’unissent pour former des larmes au fond de ses yeux bleus. Quand il claque la porte du bureau en sortant, résigné, j’ai l’impression d’être aussi exténuée que lui. Et comme souvent, je me demande ce qui m’a pris d’accepter ce travail.

Je suis éducatrice auprès des mineurs isolés étrangers, les MIE. Les MIE sont, comme l’indique la petite case administrative dans laquelle ils doivent se contorsionner pour gagner leur place dans l’eldorado européen, des personnes de moins de 18 ans ; de nationalité étrangère ; ne disposant pas de famille en France pouvant les prendre en charge. Ces jeunes sont inexpulsables et ont le droit d’être placés en foyer. On est un enfant à protéger avant d’être un étranger à expulser, jusqu’à nouvel ordre. Sauf qu’il ne suffit pas de se déclarer mineur, isolé et étranger pour s’assurer une place au chaud et la garantie de ne pas être renvoyé dans son pays en charter. Le département, collectivité disposant de cette compétence via l’aide sociale à l’enfance, doit d’abord évaluer la situation de chacun ces jeunes. Il s’agit de vérifier s’ils ont vraiment moins de 18 ans et s’ils sont vraiment tout seuls en France. Derrière la formule «évaluation de la situation», il y a notamment un entretien avec mes collègues et moi. On recueille les documents d’identité et les déclarations du jeune en question – sa vie dans son pays, les raisons de son départ, son parcours migratoire, ses projets, etc. On envoie ensuite un rapport au département qui est chargé de reconnaître cette personne comme mineur isolé étranger, ou non. En attendant la décision, les jeunes doivent être «mis à l’abri».

En théorie. Car nous n’avons pas assez de places d’hébergement pour tout le monde. Mirjet en est un parmi des dizaines d’autres ce jour-là. Puis, au bout de la procédure, la décision du département tombe. Positive ou négative. On est mineur et protégé ou majeur et sans papiers. Le foyer ou la rue. On vous rattrape sur la rive ou on vous jette dans la houle. Je n’ai pas vraiment le temps de chercher à savoir si Mirjet a trouvé un refuge pour alléger sa fatigue.

Mathilde avait 12 ans

Il est 14 heures, nous avons rendez-vous avec une jeune fille. Mathilde, 17 ans, le sourire timide et le regard un peu fuyant. Des jolis cheveux au garde-à-vous sur le sommet de son crâne, une petite douleur au fond des yeux. Une fossette creusée dans sa joue, l’air de rien, comme la marque finale de l’artiste qui a créé ce visage de poupée. Fragile, Mathilde. Pourtant, personne n’a pris soin d’elle. Son cousin l’a brisée, le jour où il a perforé son corps d’enfant. Mathilde avait 12 ans. Ce n’est pas un âge pour sentir une vie gonfler dans son ventre. Son corps trop petit s’est déchiré. Quelque part à Brazzaville, une enfant a donné naissance à un enfant. Le bébé a grandi, sans savoir que sa mère n’avait que douze ans de plus que lui. Le bébé a grandi, et il a pris petit à petit les traits de son père. Les voisins ont commencé à parler. Les langues accusatrices se sont déliées. Et si le cousin de Mathilde était aussi le père de l’enfant ? Cet homme a menacé le bébé. Il devra disparaître, sinon il le tuera. Mathilde a placé son bébé dans un bus, donné l’adresse d’une tante à un des passagers, en espérant qu’il y emmènera le petit. Puis le cousin a éloigné sa cousine de sa vie : il a payé un passeur pour envoyer l’ado en Europe.

Voilà comment Mathilde se retrouve devant moi à me raconter cette histoire, son histoire, avec ses cheveux au garde à vous, sa fossette creusée et son sourire timide. Je pose une question obligatoire et prie pour que la réponse soit oui. Est-ce que le passeur a été gentil avec toi ? Non. «Lui aussi, il me force à coucher avec lui.» Le corps de Mathilde n’est plus à elle. Objet d’échange, il est baladé par des ordures qui la détruisent à chaque fois un peu plus. Le pire, c’est qu’elle en a honte. Elle se sent responsable de tout. Je ne sais pas si tu vas me croire, mais je veux que tu saches que les coupables ce sont eux, ce n’est pas toi. «J’ai honte de moi. Je me demande pourquoi ma mère m’a pas prise avec elle.» Sa mère est décédée. 17 ans, ce n’est pas un âge pour avoir envie de mourir. J’ai du mal à mener l’entretien jusqu’au bout. J’essaie de trouver des mots qui n’aient pas la forme de couteaux.

«J’aimerais bien être mannequin, mais j’ai trop de cicatrices.»

Je ne voudrais pas la blesser encore plus. On approche de la fin. Les paroles de Mathilde ont tissé un gros nœud au fond de mon ventre. Enfin, je peux poser une question banale, innocente. Et qu’est-ce que tu veux faire quand tu seras plus grande ? Mais la réponse nous rapatrie immédiatement dans la réalité. «J’aimerais bien être mannequin mais j’ai trop de cicatrices.» On s’en fiche, Mathilde. Tu seras une très jolie mannequin. Je prends une grande bouffée d’air en sortant du bureau. Je me place sous le soleil brûlant, avec l’envie que mes pensées s’évaporent de la même manière que les flaques déposées au sol par l’orage de la veille. Que ces atrocités entrées dans ma tête à travers les mots d’une enfant s’échappent vite, loin, longtemps.

Pour tenter de repêcher un peu d’espoir, je me force à me convaincre que tout va aller mieux pour Mathilde désormais. Elle a un bon dossier : des papiers d’identité corrects, une histoire qui tient la route, un visage d’adolescente. Le département a de grandes chances de croire à sa minorité et son isolement, et donc de lui donner une réponse positive à la réception du rapport que nous lui transmettrons. C’est sûr, tout va aller mieux, désormais. Elle sera reconnue mineure isolée étrangère et sera placée en foyer pour soigner son corps et ses fantômes.

Une ado pimpante qui rayonnait dans un haut flashy à vous exploser la rétine.

Elle me fait d’ailleurs penser à Fatoumata, une jeune fille passée par notre service quelques mois plus tôt. C’était quelques semaines avant ça, je visitais un foyer d’accueil pour mineurs isolés étrangers. Soit un des endroits où les jeunes habitent après être passés par chez nous. J’étais curieuse de revoir tous ces visages. De voir où ils en étaient, quelques mois après leur arrivée en Europe. J’étais dans la bonne rue, je cherchais l’adresse exacte. Une jeune fille avec une coupe afro est accourue dans ma direction à coups de sourires et de grands «Hé !» Jamais vu cette fille. Je me suis retournée pour chercher à voir qui elle saluait derrière moi. Personne. Elle est arrivée à ma hauteur, essoufflée : «Bah madame, vous me reconnaissez pas ?»

Et pour cause. La dernière fois que j’avais vu Fatoumata, elle était mangée par la tristesse. Elle ne s’alimentait presque pas, avait mal au creux d’elle-même. Des hommes avaient enfoncé leur sexe dans son corps. Fatoumata avait un vide dans les yeux, une sorte de non-expression permanente. Et là, j’avais en face de moi une ado pimpante qui rayonnait dans un haut flashy à vous exploser la rétine. Ses cheveux dansaient gaiement à 10 centimètres au-dessus de sa tête. Et ce sourire ! Elle m’a prise par le bras et m’a entraînée au foyer en sautillant. Je sais que cette façade éclatante cache bien des douleurs. Je sais qu’elles sont encore là. Elles creusent des galeries dans le ventre de Fatoumata, griffent la pointe de ses seins et escaladent sous le tee-shirt flashy pour montrer le bout de leur répugnant museau. On ne se remet pas en quelques mois d’un enfer. Mais quand même.

«Qu’est-ce que t’es belle, Fatoumata.» Les jeunes filles sont peu nombreuses parmi les MIE. Elles représentent environ 10% des jeunes que nous avons reçus. Originaires pour la plupart du Congo, du Nigeria et de la Guinée-Conakry, elles font en général le trajet jusqu’en Europe en avion, accompagnées de passeurs qui savent déjouer la vigilance des douaniers. Mais le voyage en avion est réservé aux familles les plus riches, celles qui ont pu payer un passeur et un voyage confortable, sans risque, pour leur enfant. Pour les moins fortunés, il y a l’autre solution, plus économique mais terriblement plus dangereuse, le voyage par la terre et la mer. De deux mois à plusieurs années, selon le pays d’origine, le budget disponible et les aléas du parcours. Une longue odyssée s’étirant dans le sable ardent du Sahara et la houle virulente de la Méditerranée, qui laisse dans les esprits son lot de douleurs et de fantômes. Moussa, jeune Burkinabé vu le mois dernier, en trimballe tout un sac.

Une panique constante dans le regard.

Le visage de Moussa est très marqué. Une panique constante dans le regard. Ses pupilles jonglent dans tous les sens. Tout dans l’environnement de notre bureau semble lui susciter une crainte. On commence à poser des questions, Moussa commence à essayer d’y répondre. Il a beaucoup de mal à décrire sa vie dans son pays. A chaque fois, le voyage jusqu’en Europe arrive en trombe dans son esprit. Il ne pense plus qu’à «ça», ne sait plus vraiment ce qu’il a fait avant «ça», comment il vivait, ce qu’il aimait, ceux qu’il aimait. Quand arrive le moment de raconter «ça», ce voyage, Moussa déballe tout de manière un peu anarchique, les souvenirs surgissent sans prévenir, ils s’amusent à jouer des claquettes dans son crâne. Tout se mélange : les rebelles sur la route au Nord-Mali ; la traversée du désert du Sahara, dans un pick-up surchargé ; les travaux d’esclaves dans le bâtiment, dans chaque ville-étape, pour trouver l’argent nécessaire à la poursuite de la route ; la traversée du fleuve entre l’Algérie et le Maroc ; la vie dans les «ghettos», ces maisons délabrées où s’entassent les corps fatigués des voyageurs ; les «chefs de ghettos», rois de ces royaumes de misère, de fatigue et de solitude. Autoproclamés «chairman», « consul» ou «président», ces marchands de sommeil instaurent une domination totalement arbitraire qui leur permet de soutirer à leur guise le peu d’argent disponible dans les poches déjà percées des migrants.

Et surtout, Moussa se souvient des sept mois à Gourougou. Tous les migrants la connaissent, cette Gourougou. C’est une forêt, juchée sur la montagne qui surplombe l’enclave espagnole de Melilla au Maroc. Gourougou, c’est l’Afrique. Melilla, c’est l’Europe. Sept mois à vivre dans des tentes de fortune, à se faire déloger par les policiers marocains, à tenter de survivre. Et surtout, sept mois à attendre le bon moment pour «partir choquer», soit tenter d’escalader la triple barrière de 6 mètres de haut pour mettre un pied sur le sol européen. Car une fois le pied posé de l’autre côté de la barrière, on a le droit à une analyse de sa situation, on est placé dans un centre d’accueil et on peut, au bout, gagner le «laissez-passer», sésame permettant l’entrée dans «la grande Espagne», là-bas, de l’autre côté de la Méditerranée.

Moussa a pris la précaution, avant de partir choquer, de fixer des clous dans la semelle de ses chaussures. Les mailles de la barrière sont volontairement très fines, pour empêcher un pied de s’y accrocher. Moussa a échoué six fois, avant de réussir. Six fois l’adrénaline, six fois la peur, six fois les mains qui tremblent et les pieds qui dérapent, six fois les barbelés qui mordent, six fois les matraques, six fois le refoulement à la frontière algérienne. Six fois l’espoir qui explose au sol en tombant. Au moment où il le raconte, il touche machinalement le haut de sa main gauche, marquée d’une cicatrice. La barrière a sorti les griffes et mangé la chair. Sur le haut de son crâne aussi. Il ne dira pas si c’est l’œuvre de l’intransigeante barrière ou d’une matraque marocaine un peu trop zélée. De ces matraques qui visent principalement les bras et les jambes, afin que les membres ainsi meurtris aient moins de force pour escalader la barrière lors de la prochaine tentative.

«Je ne veux pas en parler»

Le parcours migratoire de Moussa n’est pas singulier. Il ressemble à mille autres, malgré la violence qui imprègne chacun d’entre eux. Ces jours et ces nuits sur le chemin de l’Europe sèment des traumatismes au creux de l’esprit de chaque voyageur. Je me souviens de Pierre, un Camerounais baraqué comme un déménageur suédois. Dix mille kilomètres dans les jambes, dont une centaine dans le Sahara. C’était comment la traversée du désert ? «Difficile, difficile… Il y a… Il y a les cadavres, là.» La buée salée s’est déposée au coin de ses cils et a brouillé sa pupille. Un instant seulement, à peine quelques secondes. D’un clignement de paupière, Pierre a relevé la tête, asséché les yeux qui avaient trahi sa fragilité secrète et s’est raclé la gorge doucement. «Je ne veux pas en parler.» Souleymane aussi a ses souvenirs coupants, ceux de Libye, quand il ramassait des dattes dans une palmeraie où les balles tombaient davantage que la pluie. Ahmadullah, lui, ne peut oublier l’asphyxie qui s’est emparée de ses poumons, quand il était dans le camion entre la Grèce et l’Italie. Et Mamadou, terrorisé par la vue de la mer depuis qu’il a passé trois jours dans un bateau à se demander à quel moment il chavirerait dans les vagues. Alpha voyait la mer pour la première fois. Il ne savait pas nager.

Il faut creuser chacune des fissures ouvertes dans ses souvenirs.

A l’arrivée en France, pour mériter sa place en foyer, il faut tout raconter devant nous. C’est la procédure. Il faut creuser chacune des fissures ouvertes dans ses souvenirs. En moins de deux heures, s’il vous plaît. On manque de temps, et ça se bouscule au portillon. Les entretiens ont lieu dans un tout petit bureau. Avec le jeune, un collègue, parfois un interprète. Une horloge qui fait tic-tac comme dans les maisons de nos grands-parents. Pendant une heure ou deux, ce bureau est une bulle. La personne qui est en face de nous répond à toutes nos questions. Sur sa famille, sur sa vie quotidienne, sur les difficultés qui l’ont amenée à quitter son pays – la Guinée, l’Algérie, l’Afghanistan, le Mali, le Congo, l’Albanie, le Cameroun ou un autre.

Dans cette bulle, il y a beaucoup de stress, de larmes, de rires parfois. Entretien avec Alpha. Comme pour tout le monde, on l’a prévenu au début : «Essaie de répondre précisément aux questions, s’il te plaît, ça nous aidera pour la rédaction de tes déclarations.» Le Sahara ? Cinq jours, en 4×4 avec les passeurs touaregs. La Libye ? Dix jours dans un ghetto, en attendant le feu vert du passeur. La Méditerranée ? Deux jours en bateau, puis quelques heures sur le bateau des garde-côtes italiens venus en sauvetage. L’Italie ? Quinze jours, dans un foyer d’accueil pour migrants. OK, c’est noté. Puis une question nous revient : «Mais, au fait, il est où ton ami qui faisait le voyage avec toi ?» «Il y a deux personnes qui se sont noyées durant la traversée. L’une des deux, c’était lui…» «Désolés. Pourquoi tu ne nous l’as pas dit avant ? Tu n’avais pas envie d’en parler ?» «Non, c’est pas ça. Vous m’avez dit de répondre à vos questions, non ?» «Oui.» «Vous ne m’avez pas posé cette question.»

Un jeu très difficile et très dangereux

D’une phrase, Alpha pointe les dangers vicieux qui guettent notre manière de travailler : la routine et la précipitation. Deux entretiens d’une heure et demie en moyenne, pour nous. Une à deux journées pour rendre au département le rapport. Parfois, sur une phrase d’un ton sec, sur un souffle d’agacement, sur des yeux qui montent au ciel face à un jeune qui peine à raconter son histoire de manière cohérente, je prends peur. Qu’est-on en train de faire ? Oui, c’est fatigant d’entendre toujours les mêmes histoires, surtout quand elles ont été vendues avec le passeur dans un cynique package «voyage+histoire» : en t’emmenant en Europe, il te raconte un récit de vie que tu dois apprendre par cœur. Cette vie devient la tienne.

Mais en face de nous, il y a un jeune pour qui c’est le moment décisif. Celui où il faut convaincre les interlocuteurs, nous, qu’il est bien un mineur isolé étranger. La réalité des parcours de vie est souvent modifiée : il faut qu’elle s’adapte aux cases de l’administration, alors on la déforme pour la faire rentrer. On supprime des années de vie, car quand on a 25 ans et qu’on dit en avoir 16, il faut avoir préparé le coup. On dit que maman est morte alors qu’elle vit à 10 kilomètres, car si maman est là, alors on n’est plus «isolé». On dit qu’on s’appelle Boubakar alors qu’on s’appelle Ousmane, car le passeur vous refile l’acte de naissance qu’il a sous la main, il s’en fiche que ce ne soit pas votre nom. C’est un jeu très difficile et très dangereux. Il ne faut pas se tromper. Ne pas s’embrouiller. Alors souvent, la panique envahit le bureau d’évaluation. Comme lors de l’entretien avec Adama.

Adama a peut-être 30-35 ans, mais en tout cas pas 15.

Adama entre, la confiance en lui au ras des semelles. L’homme, plus âgé que moi, est angoissé. Il sait déjà qu’il y a peu de chances que «ça passe». Il a 30-35 ans peut-être, mais sûrement pas 15. Et il sue, tremble et bafouille. Sa parole ne tient pas en équilibre car les mensonges portés à bout de bras pèsent trop lourds. Elle est à deux doigts de basculer dans le vide. Ses mots sont des fourches qui rappent sur sa langue. Il ne sait plus ce qu’il faut dire. «Tu avais quel âge quand tu as commencé l’école ? En quelle année ? Et quand tu as déménagé à Conakry, tu étais en quelle classe ? Tu avais quel âge ? Ton père est mort en quelle année ? Tu avais quel âge ?» Mes questions s’immiscent dans son cerveau comme des boulets de canon. Elles se cognent partout. Les mots ont chaussé des crampons. Ça lui crée un mal de tête terrible. Il s’était probablement préparé à cet entretien pourtant. Tout le monde y avait sûrement été de son conseil. «Tu dis que tu as 15 ans ; tu calcules bien tous les âges ; si tu as commencé l’école à 6 ans, du coup, ça donne 2005 ; pour chaque question qu’ils te posent, il faut calculer.» Ça paraissait simple hier et là ça ne l’est plus du tout.

C’est la première fois qu’il se retrouve dans un bureau face à deux Blancs à raconter sa vie. Quand il faut la déformer, cette vie, pour essayer d’avoir l’air d’être âgé de 15 ans, c’est encore plus difficile. Et terriblement violent. De sa vie, on efface ses enfants, sa femme. On prend la gomme et hop, 15 ou 20 ans de vie en moins. Sauf que la gomme n’efface pas les rides, la calvitie naissante, parfois les cheveux blancs. Elle n’efface pas non plus les attitudes. On sait quand on se parle entre adultes. L’odeur de la transpiration envahit la pièce. C’est une lutte qui se joue et son corps est en train de le trahir. Tout ça me met mal à l’aise. Le système est mal fait. Pourquoi des hommes trentenaires viennent s’humilier devant moi, jouer l’adolescent qu’ils ne sont bien évidemment pas ? Pour trouver une place au chaud. Pour avoir l’estomac plein. Pour espérer avoir des papiers un jour. On serait prêts à tout, nous aussi. Alors dans ces cas, on respecte la procédure. On pose toutes les questions habituelles, comme si on avait un adolescent en face de nous. Situation absurde, grotesque. On joue un jeu, tous ensemble.

Bienvenue au grand théâtre du mensonge. Et on sait tous, au fond, qu’il risque d’y avoir un refus au bout de la procédure. A la fin de l’entretien, Adama est épuisé comme s’il avait couru un marathon.

Echange de bons procédés, je lui fais écouter du rap français : Sexion d’Assaut.

Abdoulaye entre dans le bureau et me sort de mes pensées maussades. Abdoulaye n’a plus peur, il a eu une réponse positive du département et attend d’être accueilli dans un foyer. Il est rigolo, ce gamin. Il pose toujours des questions aux réponses impossibles – du genre «pourquoi t’es pas musulmane, toi ?» Il fait croire aux filles qu’il est américain pour les draguer. Abdoulaye ne parle pas un mot d’anglais et s’exprime avec un accent malien à couper au couteau, mais c’est pas grave, avec un peu de chance, elles y croiront. Il me fait écouter du rap malien sur YouTube. Echange de bons procédés, je lui fais écouter du rap français : Sexion d’Assaut. Abdoulaye regarde l’écran, fronce les sourcils, et me présente un sourire très dubitatif. Puis : «Mais c’est pas des Français, ça ! Regarde, ils sont tous noirs !…» «Il y a des Français qui sont noirs ?» Je ris. Je lui explique qu’il y a des Français qui sont noirs. Et qu’un jour, lui aussi, je l’espère, il sera français. Même s’il est noir.

Comment savoir l’âge d’une personne ?

«Mais comment vous faites pour savoir l’âge du jeune ?» Dès que je parle de mon travail, cette question, innocente et fondamentale, revient. Je n’ai pas vraiment de réponse. Personne n’en a, d’ailleurs. Rien ne permet d’établir de manière fiable l’âge d’une personne. Au niveau biologique, un os situé au niveau du poignet est censé arriver à maturité à 18 ans. Une radiographie permettrait donc d’évaluer l’âge d’une personne. La marge d’erreur ? Plus ou moins dix-huit mois. La population sur laquelle est basée le référentiel ? Des enfants blancs bien nourris, en 1930. Nombreux sont les médecins qui, à raison, ont élevé la voix pour s’indigner contre cette pratique douteuse où la science qui soigne devient un outil qui expulse. En théorie, le recours à cet examen n’est possible que «si les entretiens ne permettent pas une appréciation fondée de la minorité».

Sory présente un tampon comportant la mention «Vill de Conakry».

Au niveau des papiers d’état civil, la fiabilité est fragile. La plupart sont émis dans des pays où la corruption est une discipline nationale, où l’on peut acheter un acte de naissance au marché, où les enfants ne sont pas forcément enregistrés lors de leur naissance, où les registres d’état civil brûlent ou disparaissent. Au niveau de l’apparence physique, peu d’éléments crédibles sur lesquels se baser. Certes, la distinction entre un trentenaire et un pré-ado ne pose a priori que peu de difficultés. Mais pour les autres ? Ceux à qui on donnerait 16 ans comme 25 ? Ceux qui «font plus grands» ou «plus petits» que leur âge ? Sans oublier l’œuvre de la souffrance, la fatigue ou la peur qui labourent les visages, étirent les traits et percent des rides… Qui suis-je pour affirmer que Soheib «fait jeune» alors que Mustafa «fait vieux» ?

A l’écoute du récit de vie, on est chargés d’observer si l’histoire est «cohérente». Mais là encore, quelle fiabilité ? Le jeune éduqué saura jongler sans problème avec les dates et les âges, calculer, trouver la réponse attendue, là où l’analphabète n’y arrivera pas. Rien de fiable. Donc les textes régissant l’accueil des MIE, et notamment la circulaire Taubira, recommandent l’utilisation d’un «faisceau d’indices», merveille juridique permettant de piocher des éléments qui, seuls, ne prouvent pas grand-chose, mais combinés à d’autres, commencent à peser. Une tambouille intellectuelle : on regarde les papiers, les déclarations, l’apparence physique, l’attitude. On fournit tous ces éléments au département dans un rapport chargé de faciliter la décision. C’est donc lui, le département, institution sans visage ayant la capacité de trancher des destins dans le vif, qui est le décideur final. Ça nous protège. On essaie de se convaincre que ce n’est pas notre impression subjective qui joue. Dans le grand marché aux papiers, les analphabètes sont les plus mal lotis. Sory présente un tampon comportant la mention «Vill de Conakry», Mamadou un document émis par la «Préfectur de Labé». Les trafiquants ont vendu leur pire marchandise à ceux qui étaient incapables de déchiffrer les mots, et par conséquent les fautes d’orthographe contenues dans ces mots.

Quelqu’un a écrit : «NINA : RICHIE»

Parfois, c’est encore plus cynique, le document de Bengaly en est le triste témoin. Sur les actes de naissance maliens, il y a toujours sur l’en-tête du document une mention «NINA». C’est un numéro d’identification national. Il n’est jamais rempli, en général. Bengaly nous montre son document, où, fait exceptionnel, il y a quelque chose d’écrit sur les petites cases du numéro NINA. Quelqu’un a écrit «NINA : RICHIE.» Je ne sais pas s’il faut rire ou pleurer. Lorsqu’il nous présente un document de ce style, le jeune en question a de grandes chances de recevoir de la part du département une invitation à se rendre à la Police aux frontières pour faire contrôler ses documents. Si on accepte l’invitation, on prend un risque, immense : le centre de rétention.

Les lettres et les mots n’ont aucun sens pour lui, personne ne lui a appris à s’en servir.

Ibrahima a reçu cette invitation. Ibrahima est malien, paysan, analphabète, non francophone. Chaque démarche en France se grime en tribulation herculéenne pour lui. On lui explique de quoi il s’agit. Ibrahima sort de sa poche son acte de naissance plié en quarante. Il fronce les sourcils, regarde le papier dans tous les sens, cherche à comprendre ce qui ne va pas. Comment lui expliquer que ce n’est pas logique qu’il y ait un tampon de Bamako alors qu’il est né dans le Cercle de Diema ? Les lettres et les mots n’ont aucun sens pour lui, personne ne lui a appris à s’en servir. Il n’est pas armé pour comprendre. On essaie de lui expliquer les enjeux, d’utiliser des mots simples via l’interprète. La peur met le grappin sur son visage. Elle s’accroche, ne lui laisse aucun répit. Elle force ses lèvres à prononcer deux phrases, toujours les mêmes : «Mon papier est pas bon ? La police va me frapper ?» Ibrahima nous demande ce qu’il doit faire. On ne sait pas vraiment quoi lui conseiller. Je pense que lui-même ne sait pas si son papier est vrai ou faux. Il part, revient l’après-midi. Avec deux nouveaux actes de naissance sortis de derrière les fagots de Bamako. Les deux nouveaux actes ont l’air encore plus douteux que le premier. Ibrahima s’enfonce, boit la tasse, il n’a pas les bouées pour résister dans l’océan administratif européen. Il cherche une solution avec l’énergie du désespoir. Ici, il ne maîtrise rien. Je me rappelle une phrase d’un autre jeune, regrettant d’avoir quitté son pays : «Tu quittes ta vie normale et c’est comme si tu n’avais plus de vie.» Ibrahima n’est pas allé à la police. La peur a gagné. Il a eu une décision négative du département quelques jours après.

La boîte à histoires

Je regarde la liste de noms sur ma clé USB. Tous les rapports que j’ai rédigés depuis les dix-huit derniers mois. Tous ces noms, et en un clic, la boîte à histoires qui s’ouvre. Ce n’est pas qu’un document Word 97. Derrière chaque petit onglet, une histoire avec du vrai espoir et de la vraie souffrance dedans. Avec des mensonges aussi, mais on s’en fiche. La vérité est parfois bien plus douloureuse que le mensonge qu’on leur a conseillé de raconter. Derrière chaque petit onglet, surtout, une décision finale. Oui ou non. Mineur ou majeur. L’école ou la rue. L’espoir de régularisation ou le risque d’expulsion. Pour chacun de ces noms, pour chacun de ces jeunes ou moins jeunes, j’ai contribué à orienter la décision. Pas toute seule, certes. Mais un bout de leur destin a un moment tenu entre mes mains. C’est effrayant, quand on voit l’étendue de la liste. Alors je décide d’arrêter. Avant d’être lassée, avant de devenir un monstre, avant d’oublier que ces filles et garçons ne sont que des jeunes ayant eu l’absurde ambition de survivre, de trouver mieux ailleurs, d’aider les leurs, là-bas, au bled. Je décide d’arrêter ce travail. De quitter ces jeunes qui m’ont transmis malgré eux des bribes de ce qu’ils sont. Et qui, probablement sans le savoir, ont façonné des bribes de ce que je suis. Quelques semaines avant mon départ, un jour de congé, je vais acheter du scotch et des pinces à linge dans un bazar de mon quartier. Je croise un jeune homme dans le rayon des casseroles et des tajines. Son visage me dit clairement quelque chose. Je sais que je l’ai vu au travail, mais impossible de me rappeler comment il s’appelle et quand c’était. Je n’oublie pas les visages, en général. Par contre, les noms, les situations et les histoires dansent la valse dans le grand placard de ma mémoire. J’ouvre souvent les portes en grand, je fais circuler de l’air frais pour laisser s’échapper les douleurs, les désillusions et les solitudes. Sinon elles roulent dans tous les tiroirs et je n’ai plus de place pour les belles choses. Je ne sais donc plus qui est ce jeune. Lui par contre, il sait exactement qui je suis. «Je suis venu le 17 novembre. Je vous ai trouvée là dans le bureau. Vous m’avez donné à manger et un pull. J’avais faim et il faisait froid. Je n’oublie pas.»

J’ai rangé son nom dans un tiroir spécial du placard, celui des petits moments qu’on n’a pas envie de laisser s’échapper.

En retournant au bureau le lendemain, j’ouvre son dossier par curiosité. C’est bien moi qui l’ai accueilli. Sur la fiche de renseignements, j’ai noté : «Aucune affaire/ A faim + froid/ Demande à dormir dans le couloir/ Lui ai donné un pull et à manger/ Orienté vers la Croix-Rouge demain.» Il s’appelle Souley. Cette fois, je ne l’oublierai pas. J’ai rangé son nom dans un tiroir spécial du placard, celui des petits moments qu’on n’a pas envie de laisser s’échapper. Dedans, il y a les larmes de joie de Mohamed quand il a su qu’il irait à l’école ; le sourire de Jamshid, le premier en trois semaines où je l’avais vu quotidiennement, lorsqu’il a reçu une écharpe pour se protéger du froid ; les yeux humides de soulagement d’Abdoulkader, 1m95 et au moins 80 kilos de muscles, lorsqu’il retrouve «les claquettes de [s]a maman» ; le retour du premier jour d’école d’Anatullah, fier comme un pou de savoir compter jusqu’à dix en français – un, deux, trois, cinq, quatre, sept, six, huit, neuf, dix ; dans ce tiroir, il y a des regards et des épaules qui se relèvent, des sourires qui se déploient, des adolescents avec des montagnes sur le dos mais qui parviennent à nouveau à marcher, à courir, à danser, à ne plus avoir peur au moindre uniforme bleu marine croisé dans la rue – même si ce sont des employés d’EDF –, à se mettre du gel dans les cheveux pour draguer les filles, à être pénibles et idiots comme des adolescents, à vivre au lieu de survivre.

Alors ce tiroir à belles choses est fermé à clé, et je l’ouvre toujours avec précaution. Il ne faudrait pas que le courant d’air emporte les jolies histoires que j’y ai rangées depuis les dix-huit derniers mois. Celles qui font que je comprends ce qui m’a pris d’accepter ce travail.

Tous les prénoms ont été modifiés.

Texte Rozenn Le Berre. Elle prépare un livre sur son expérience et peut être contactée par mail.

Illustrations Emilie Coquard
Production Libé Six Plus

 

Calais : journal d’une évacuation

Témoignage de Mariam Guerey, animatrice du Secours catholique à Calais.

http://www.secours-catholique.org/actualites/calais-journal-dune-evacuation

Publié le 02/03/2016
Calais
Calais : journal d'une évacuation

 

Mariam Guerey, animatrice du Secours Catholique à Calais, accompagne les migrants depuis de nombreuses années. Elle témoigne à chaud de l’évacuation de la « jungle » des 29 février et 1er mars.

Lundi 29 février. Je ne pensais pas vivre une nouvelle évacuation. Je devrais dire, selon les termes utilisés par le gouvernement, une « translation », un déplacement de personnes, un déplacement pour éclipser le problème, un moyen pour faire baisser les chiffres. Nos dirigeants européens sont incapables de regarder la question sereinement. Ils sont davantage préoccupés à défendre leurs propres intérêts et à surveiller leur côte de popularité. Ils ne sont pas à la hauteur de leurs responsabilités.

Cet après-midi, j’étais avec nos frères migrants. Dure épreuve, dure sensation pour ceux-ci qui ont fui et tout laissé derrière eux pour trouver la paix. La paix ! Beaucoup d’entre eux espèrent la trouver en arrivant en Europe mais elle s’étiole au fur et à mesure de la traversée, puis en arrivant en Italie, porte d’entrée de l’Europe qui les piège en relevant leurs empreintes. Et aujourd’hui la France utilise des méthodes ignobles pour simplement faire baisser le chiffre de migrants à Calais. La France oublie que derrière les chiffres il y a des êtres humains.

Les migrants veulent qu’on les laisse en paix

Aujourd’hui, j’ai vu des migrants déterminés, anéantis, bouleversés, prêts à tout pour sauver leur petit abri de fortune. Pas une maison, ni un château, mais un abri pour vivre l’attente du passage vers le pays où ils souhaitent faire une demande d’asile. Les migrants ne demandent rien d’autre. Ils veulent juste qu’on les laisse en paix le temps d’un transit qui peut durer un mois, 3 mois, 6 mois, peut-être davantage.

Les migrants ont vu leurs cabanes démolies par les bulldozers. C’est difficile à supporter. C’est difficile quand il fait froid. L’État pense-t-il au froid ? Pense-t-il au respect de la trêve hivernale ? Pense-t-il à la situation de ces gens qu’il fragilise et plonge dans la détresse ?

Oui, les migrants ont jeté des pierres pour dire stop, pour dire ne faites pas cela, c’est mon abri, je n’ai rien d’autres ! Un jeune Afghan était très triste. Je l’ai abordé et lui ai demandé « où se trouve ta maison ? » Il m’a répondu : « Ma maison était la première qu’ils ont détruite. Je dormais quand ils ont frappé, à 8 heures du matin. Je suis sorti. L’interprète qui parle arabe me dit “sors“. Je me suis éloigné, en pensant qu’ils voulaient voir ma maison. Tout d’un coup, j’ai vu ma maison par terre. Je n’ai même pas pu récupérer mes affaires. Je ne sais pas où je dormirai cette nuit. »

« Nous ne sommes pas des terroristes !  »

A un moment donné les migrants ont cessé de jeter des cailloux et ils ont fait des affiches sur lesquelles ils ont écrit : « Nous ne sommes pas des terroristes. Laissez-nous nos maisons. » Samuel, un Breton, jouait de son instrument et chantait. Il se tenait du côté des CRS. Il disait : « Nous pouvons vivre ensemble. La terre n’appartient à personne. Ce sont des gens qui ont fui leur pays à cause de la guerre. »

 

 

Calais : journal d'une évacuation

 

Si vous avez eu la chance de visiter les pays de ces personnes avant qu’ils ne soient en guerre, vous savez combien l’accueil du voyageur, le repas partagé, la vie en communauté, la famille, sont des valeurs sacrées pour un Syrien, un Pakistanais, un Iranien… Personnellement, j’ai eu la chance de traverser ces trois pays en auto-stop. J’y ai reçu un accueil merveilleux et j’ai simplement honte de l’attitude hypocrite de mon pays et de celle de la Grande-Bretagne. Accueillir celui qui est dans le besoin, prendre soin de celui qui est faible, n’est-ce pas ce que l’on prône à nos enfants ? J’ai tellement pleuré.

« J’ai besoin d’oxygène »

Il y a eu une accalmie pendant environ une heure. En voyant que les CRS s’étaient immobilisés, j’ai pensé que nous avions réussi à toucher les cœurs.  Hélas, ils ont recommencé à avancer, comme des machines, en démolissant, en faisant leur devoir ! Et nous voilà arrosés par des lances à eau. Effrayant !  L’un des migrants s’est placé devant pour montrer sa résistance et tout d’un coup les jets de pierres se sont intensifiés. Alors, les grenades lacrymogènes lancées par les forces de l’ordre ont plu de toutes parts. À un moment donné, je n’ai plus pu respirer. J’étais enveloppée d’un nuage de gaz. Je suis tombée. Ce sont des migrants qui m’ont fait sortir de là, l’un deux m’a entendue dire « J’ai besoin d’oxygène. » Ils m’ont apporté un aérosol de Ventoline et, à bout de bras, quatre migrants m’ont éloignée pour trouver de l’air pur.

Je me sentais mal, j’avais peur, je me suis crue en guerre, mais la guerre contre qui, avec qui? J’ai pleuré, crié, c‘était très traumatisant. Les CRS voyaient bien que nous étions avec les migrants pour calmer la situation. Nous étions des médiateurs pour ramener le calme et la paix. Cela a duré une heure. Malgré cela, les CRS n’ont pas pensé aux ONG présentes, ni à la presse. Ils ont mis tout le monde dans le même panier. Pour eux, nous sommes tous des No border et des migrants, donc nous méritions le gaz lacrymogène ! Voilà ce que j’ai ressenti.

Le plus scandaleux est de dire que les No border sont derrière tout cela.  J’étais présente. Je n’ai vu aucun membre des No border. L’action était menée par les migrants qui ne supporte plus cette situation d’injustice, cette politique qui rend la frontière infranchissable, toutes ces barrières, ces barbelés.  Ils se sentent enfermés, prisonniers, non reconnus, non respectés.

Des migrants ont préféré brûler leur cabane

Des migrants ont préféré brûler leur cabane plutôt que de voir leur maison démolie par les bulldozers. C’est la réaction de personnes qui se sentent traités injustement et qui ne trouvent pas d’autre moyen pour se défendre. Les CRS ont même interpellé un mineur afghan qui aurait  jeté des pierres.

Après être rentré de l’hôpital où j’ai dû me rendre, j’ai écouté la presse. J’ai eu l’impression que tous s’étaient mis d’accord pour dire la même chose. On parle de propositions d’hébergement mais il ne reste que 200 places dans les containers, or ils sont plus de 800 qui seront déplacés. On montre un bus mais on ne montre pas s’il est rempli. Il y a eu 33 personnes pour deux bus. Une information qui conforte la position de l’Etat, c’est un complot contre des migrants, pour libérer la conscience et faire croire à une politique humaniste.  Franchement je suis dégoutée…

Demain, nous ne nous étonnerons pas de voir les migrants errer dans le froid ne sachant où se reposer. L’État veut faire disparaître les migrants. Mais eux veulent vivre, ils vivront !

 

 

Calais : journal d'une évacuation

 

Mardi 1er mars 2016, L’État peut être content. Les migrants se sont résignés. Plus de colère. Plus de révolte. Plus de résistance. Seul un sentiment d’injustice. Mais les migrants ont l’habitude de cette injustice, d’être chassé, c’est la cause principale de leur exil. Alors les bulldozers continuent leur chemin à travers la « jungle. » Aujourd’hui  ce sont les campements soudanais. Les Soudanais sont dépassés. Ils ne disent rien.

Il faut à nouveau leur fournir des bâches

Les CRS sont contents que tout se déroule à la perfection, certains migrants essaient de récupérer ce qu’ils peuvent. Comme chaque mardi, je suis partie chercher les familles que nous accompagnons. À ma grande surprise les familles avaient été déplacées par des bénévoles pendant la nuit, à 400 m de leur lieu habituel, pour éviter que leurs caravanes soient détruites. Pourquoi infliger cette nouvelle souffrance aux familles ? Il faut à nouveau leur fournir des bâches, des clous et des bras.

Plus de la moitié de ces familles dorment le soir dans les containers de l’État ; et le matin elles retournent dans leurs caravanes pour faire à manger et préparer du thé. Où sont le respect et la dignité ? Où est l’autonomie accordée à ces personnes ? Comment peut-on juste proposer un lieu pour dormir ? L’État dit qu’elles ont un hébergement mais elles ont aussi besoin de manger, elles ont aussi besoin de se retrouver en famille autour d’une tasse de thé. Ce n’est pas par plaisir que les familles retournent dans les caravanes et les cabanes, dans la boue et le froid toute la journée.

Pourquoi le gouvernement ne leur offre-t-il pas un accueil digne?

Mariam Guerey

Communiqué de presse // 01.03.2016 // À Calais, l’État tombe le masque

La destruction de la « jungle » de Calais a brutalement commencé ce lundi 29 février au matin. Plusieurs compagnies de CRS ont investi les lieux, qui ont dévasté des cabanes encore occupées, lancé des grenades lacrymogènes et usé de canons à eau contre des réfugiés grimpés sur les toits de leurs abris. Des centaines de personnes ont été jetées dans un froid glacial sans rien d’autre que les vêtements qu’elles portent sur elles, sans savoir où aller… Faut-il s’en étonner ?

Les pouvoirs publics ont écarté tout témoin : les soutiens des réfugiés ont été interdits d’entrée dans le périmètre de l’opération. Le ministre de l’Intérieur n’a cessé de le proclamer ces jours derniers : certes, il entendait mener à bonne fin ce qu’il appelle « la résorption » du camp de Calais ; mais il voulait le faire « de façon progressive » et « dans le respect des personnes » [voir entre autres son discours du 22 février au Mans]. Et c’est bien en se référant expressément à cet engagement de l’État à procéder à une évacuation progressive que le Tribunal administratif de Lille a validé l’arrêté d’expulsion de la jungle de Calais (25 février 2016, ordonnance n° 1601386).

Force est de constater que le « démantèlement » qui vient de commencer n’a rien de progressif ou d’humanitaire, et qu’il ne prend pas en compte la situation des personnes : les choses se déroulent comme s’il s’agissait de punir quiconque s’obstine à vouloir se rendre en Grande-Bretagne. Rappelons qu’un quart des habitants de la jungle de Calais aurait des proches outre-Manche ; ils seraient donc parfaitement fondés à demander à les rejoindre… Mais de même que la Turquie est priée de faire le garde-frontière de l’Union européenne, la France se charge de « protéger » la Grande-Bretagne, à grand renfort de moyens policiers quasi militaires, contre les migrants que celle-ci refuse d’accueillir.

La première a-t-elle voulu donner des gages à la seconde, en perspective du sommet franco-britannique qui aura lieu ce 3 mars ? Quant aux autres, leur méfiance face aux « solutions » alternatives qui leur ont été présentées ne peut qu’être confortée par la violence mise en œuvre pour les chasser. « Les services de l’État se mobilisent sans relâche pour permettre à tous ceux qui le veulent de pouvoir quitter la lande », déclarait vendredi la ministre du Logement.

Aujourd’hui, les masques tombent. Nous n’aurons plus d’excuses pour ne pas voir ce qui se passe sous nos yeux. Dans un État de droit, l’État n’a pas tous les droits. La justice n’a pas délivré au gouvernement un permis de chasse contre les réfugiés. Partout, des voix se sont élevées pour exiger que s’organise l’accueil des personnes chassées de leurs pays en guerre ou dévastés. Ces voix ne vont pas se taire. Il faudra bien qu’on les entende. Rappelons-le : l’asile est un droit ; la répression des réfugiés est donc un déni de démocratie.

Le 1er mars 2016

Premiers signataires (parmi ceux de l’appel Calais : Les bulldozers ne font pas une politique !)

  • Éric Fassin, professeur de science politique à l’université Paris VIII – Saint-Denis- Vincennes
  • Camille Louis, dramaturge, doctorante et enseignante en Philosophie à l’Université Paris 8
  • Étienne Tassin, agrégé, docteur en philosophie, titulaire d’une habilitation à diriger des recherches en lettres et sciences humaines

Les organisations :

  • Actes et Cités ;
  • Auberge des migrants (Calais) ;
  • Barcelona Accion Solidaria ;
  • Conseil d’urgence citoyenne ;
  • Ecole laïque du Chemin des Dunes ;
  • Emmaüs France ;
  • Groupe d’information et de soutien des immigré.e.s – Gisti ;
  • Réseau Éducation sans frontières (RESF) ;
  • Tenons et mortaises

Communiqué de presse inter-organisations // 01.03.2016 // Expulsion de la Zone Sud du bidonville de Calais

Calais, le 1er mars 2016

Le démantèlement d’une partie de la zone sud du bidonville de Calais a débuté lundi 29 février et se poursuit mardi 1er mars.

Les associations de soutien aux réfugiés de Calais constatent les faits suivants :

  • Une expulsion manu militari
    • Des réfugiés sous la menace et la désinformation ont été sommés de quitter leur habitation dans des délais allant de 1 heure à 10 minutes
    • En cas de refus d’exécution, certains réfugiés ont été extraits de leurs abris par les forces de police, et pour certains interpellés immédiatement.
    • Des personnes ont été tenues à distance de leur lieu de vie et empêchées d’y retourner permettant aux forces de police de considérer ces abris comme vides et de procéder à leur destruction.
    • Des réfugiés montés sur le toit de leurs abris en signe de protestation pacifique ont été tenus en joue par des flashballs puis matraqués et certains interpellés.
    •  De nombreux réfugiés n’ont pu ni récupérer leurs effets personnels et leurs papiers d’identité, ni trouver une solution alternative pour leur hébergement.
  • Les forces de police ont maintenu à l’écart les citoyens par un large cordon qui encerclait les abris concernés par l’expulsion empêchant ainsi le regard citoyen sur les actions des autorités.
  • Cette opération policière s’est accompagnée de gazage massif et d’utilisation d’un canon à eau de manière indiscriminée et non proportionnée face à une opposition qui affichait clairement sa volonté pacifiste. Ces attaques n’ont fait l’objet d’aucune sommation préalable.
  • Dès le début des opérations, les policiers ont refusé la mise à l’abri des enfants et des familles dans l’école du Chemin des Dunes, les exposant ainsi aux gaz lacrymogènes et à la violence de la répression.
  •  Un enfant de 13 ans a été interpellé et emmené par les forces de l’ordre, sans possibilité de contact avec lui.

Au regard de ces faits, force est de constater que les agissements de l’Etat ne respectent aucun des engagements pris publiquement depuis plusieurs jours : absence de brutalité et de violence, concertation et dialogue, délai pour la mise à l’abri des personnes. Le ministre de l’intérieur lui-même indiquait lors de son discours au Mans le 22 février qu’« à Calais, c’est une solution d’hébergement pour tous qui est proposé pour résorber un bidonville. Ce n’est pas de dissoudre la souffrance dans le vide avec brutalité. Ce que nous voulons faire dans la zone sud de la Lande, c’est une opération de mise à l’abri ». Il poursuivait le 25 février à Bruxelles qu’il « n’a jamais été question pour le gouvernement français d’envoyer des bulldozers sur la lande pour procéder à une dispersion des migrants ».

Ce discours lénifiant de l’Etat ne vise qu’à camoufler la réalité : l’Etat ne respecte pas ses engagements. Il entend parvenir à la démolition complète d’un bidonville qu’il a lui-même créé en avril 2015, et ceci par tous les moyens sans aucune considération pour les réfugiés, ni pour les Calaisiens d’ailleurs. Car tout comme les migrants, ils subissent depuis maintenant plus de 20 ans la même politique de l’échec. Celle qui consiste-de Sangatte à l’actuel démantèlement de la Jungle- à croire qu’en déplaçant le problème on le résoudra.


Organisations signataires

Auberge des migrants
Care4Calais
Collectif Fraternité Migrants Bassin Minier 62
Comité Sans Papier 59
Emmaüs Dunkerque
Emmaüs France
FSU 59/62
Help Refugee
Itinérance Cherbourg
Groupe d’information et de soutien aux immigré.e.s (Gisti)
Le Réveil Voyageur
Ligue des droits de l’homme (LDH) Dunkerque
Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (MRAP) Dunkerque
Salam Nord Pas-de-Calais
Secours Catholique Caritas France
Terre d’errance
Utopia 56

« Jungle de Calais » un arrêté d’expulsion très limité

http://mobile.lemonde.fr/immigration-et-diversite/article/2016/02/26/jungle-de-calais-un-arrete-d-expulsion-tres-limite_4872020_1654200.html?xtref=https://www.google.com/

Adieu les rêves de bulldozer et de démonstration de force. Si le tribunal administratif de Lille a bien autorisé l’évacuation de la zone sud de la « jungle » de Calais, dans son ordonnance rendue ce jeudi 25 février, il limite sévèrement la marge de manœuvre de l’Etat. D’abord, il exclut toute action brutale en rappelant que « l’Etat s’est engagé (…) à une éviction progressive », ensuite il interdit de raser une longue liste de lieux de vie « soigneusement aménagés et répondant à un besoin réel », estime la juge Valérie Quemener.

Sur les huit hectares qu’elle voulait rendre à la nature, la préfète du Pas-de-Calais, Fabienne Buccio, devra donc conserver « notamment les lieux de cultes, une école, une bibliothèque, un abri réservé à l’accueil des femmes et enfants, des théâtres, un espace d’accès au droit, un espace dédié aux mineurs », précise la justice. Pour l’avocate des associations et des migrants, Me Julie Bonnier, le fait que cette liste ne soit « ni précise ni exhaustive » rend même impossible la moindre évacuation de bicoque puisque le concept de « lieu de vie » peut se décliner à l’infini. Affaire à suivre donc, et rendez-vous en cassation puisque les associations ont décidé de s’y pourvoir.

Globalement, la semaine n’a pas été bonne pour la Place Beauvau. D’abord, la stratégie de l’intimidation n’a pas fonctionné. L’Etat pensait que, comme en janvier pour l’évacuation d’une bande de 100 mètres entre le bidonville et la route, la menace d’expulsion suffirait à faire fuir les migrants. Cette fois, personne n’a bougé. Par ailleurs, la promesse d’une évacuation spectaculaire du plus grand bidonville de France a réuni les télévisions du monde entier et focalisé le regard sur ce lieu où la patrie des droits de l’homme ne s’illustre guère ; en termes d’image, le dégât est important. Ensuite, les autorités, qui n’avaient jamais vraiment recensé la population du lieu, se retrouvent avec trois fois plus de personnes à reloger que ce qu’elles avaient prévu. Quelque 3 500 migrants vivent sur la zone sud, alors que la préfecture les estimait entre « 800 à 1 000 », un « surnombre » qui a obligé à repenser la stratégie gouvernementale.

DES DÉPARTS AU COMPTE-GOUTTES

Le Centre d’Accueil Provisoire (CAP), est donc contraint désormais de fonctionner comme un sas de sortie de la « jungle ». Sur les 1 500 places des 125 conteneurs, 1 296 étaient occupées mercredi 24 février. Le gouvernement tente donc déjà désormais de convaincre ceux qui viennent d’y emménager d’en repartir pour rejoindre un des 102 centres d’accueil et d’orientation (CAO) et faire rentrer d’autres habitants de la « jungle » à leur place. « Votre demande d’asile sera traitée beaucoup plus rapidement dans un CAO qu’ici », expliquait mardi Laurence Duclos, de l’Office français de protection des réfugiés et des apatrides (OFPRA) à un médecin afghan qui montrait des signes d’intérêt pour l’asile ici. « En l’absence d’autre choix », précisait-il tout de même.

Les départs volontaires de la « jungle » se font au compte-gouttes car il faut désormais convaincre de s’éloigner de la frontière des gens qui veulent surtout quitter la France. A Calais, depuis que l’OFPRA fait des maraudes, les moins hostiles à rester dans l’Hexagone sont déjà partis. Pour en décider de nouveaux à opter pour le pays qui les laisse depuis des mois dans la boue, les agents de l’Etat vont devoir redoubler de persuasion.

« Toute l’agitation ne change rien pour moi, expliquait Souleymane, un Soudanais de 23 ans, mercredi. Je veux aller en Grande Bretagne ». Lui et Naïm, à Calais depuis cinq mois, discutaient autour du riz aux oignons mijotant dans une cocotte, dans une cuisine de la zone sud. « On passera la frontière, ici ou ailleurs », insistait Souleymane, sûr de lui sur ce point et fataliste face à la menace d’une évacuation. Il sait que le renforcement des contrôles rend la traversée de la Manche moins aisée, et fait le jeu de passeurs qui ont monté les prix.

Durant la nuit de lundi à mardi, six personnes hébergées dans le CAP sont passées contre 21 000 euros pour le groupe. Or ni lui ni Naïm n’ont de telles sommes d’argent. Mais comme beaucoup de résidents de la zone promise à la destruction, ils écoutent les propositions comme des discussions qui tuent le temps ; intéressés ni par les conteneurs, « ce village de science-fiction », souffle Naïm, ni par les centres d’accueil.

NÉGOCIER AVEC LES ANGLAIS

Les CAO ont été créées sur mesure pour « vider » Calais, 102 lieux ouverts rapidement, dans des centres de loisir, des lieux inutilisés par les municipalités, après le 27 octobre, moment où Bernard Cazeneuve a décidé le « desserrement de la “jungle” ». Pour que l’opération fonctionne, le gouvernement a demandé à ses préfets dans la circulaire du 7 décembre 2015 « d’éviter toute mesure de coercition à l’égard du migrant, sauf trouble à l’ordre public. »

Concrètement, les autorités locales doivent oublier les accords de Dublin signés par la France. Les demandeurs d’asile qui arrivent de Calais ne doivent pas être renvoyés dans le pays d’Europe où ils ont laissé leurs empreintes. Au moins trois préfectures (Toulouse, Nantes et la Roche-sur-Yon) les ont pourtant renvoyés ou tenté de le faire. Ainsi, un Soudanais hébergé à Nantes a été renvoyé en Italie le 12 janvier, comme l’a dénoncé Médecins sans frontières (MSF), menaçant de cesser la promotion des CAO dans ces conditions. Pour éviter cela, mercredi, le ministère de l’intérieur répétait une nouvelle fois la consigne à ses préfets.

Mais les associations sont d’autant plus méfiantes sur ce dispositif que le flou règne sur le sort d’une partie des 2 741 personnes qui ont accepté ce départ. Si 80 % d’entre elles ont demandé l’asile et rejoindront plus ou moins vite un hébergement dédié, qu’adviendra-t-il des 20 % restants, soit 550 personnes sans statut, à la fermeture des CAO ? Par ailleurs, le taux de fuite de ces foyers reste fort. Selon la Place Beauvau, il serait de « moins de 20 % des entrants », un taux invérifiable. Mais en début de semaine encore, tout un groupe envoyé à Auch (Gers) a fait demi-tour à peine débarqué du bus…

En réunion stratégique, mercredi après-midi, Etat et associations ont décidé de mettre l’accent sur le repérage des 326 mineurs isolés présents dans la « jungle », dont un quart a moins de quinze ans. Mais comme le note François Guennoc de l’Auberge des Migrants, « on aura du mal à les décider à demander l’asile ici tant qu’ils n’auront pas des exemples de jeunes ayant rejoint un père ou une mère en Grande Bretagne, légalement, grâce à ce préalable ». Mais, négocier avec les Anglais, est encore une autre histoire.

Calais : Les bulldozers ne font pas une politique !

Une fois de plus, l’unique réponse qu’envisagent les pouvoirs publics face à la situation dans le Calaisis, c’est l’évacuation d’un camp de réfugiés, et leur dispersion. On feint de s’attaquer aux causes réelles du problème ; mais en réalité, en s’en prenant aux victimes condamnées à se disperser dans la peur, cette politique ne fait que le déplacer et l’aggraver. Cette « solution » n’en est pas une.

Aux huit organisations qui ont adressé une lettre ouverte à Bernard Cazeneuve pour lui demander de surseoir à l’évacuation programmée d’une grande partie de la « jungle » de Calais, le ministre de l’Intérieur vient d’adresser une réponse qui est une fin de non-recevoir : il justifie sa décision à coups de propos incantatoires sur le respect des droits fondamentaux des migrants et le bien-fondé de politiques qui ne varient pas depuis des années, malgré leur échec évident ; et il rappelle aux associations leur « partenariat » avec l’État comme pour les impliquer dans la politique qu’elles contestent. Dans la foulée, la préfecture du Pas-de-Calais vient de publier un arrêté ordonnant aux occupants de la zone sud du bidonville, dite « la Lande », de quitter les lieux mardi 23 février au plus tard.

Les bulldozers ne peuvent pas tenir lieu de politique. Cela n’implique évidemment pas de nous accommoder d’une « jungle » dont le nom dit tout. Personne ne saurait accepter le maintien en l’état du bidonville de Calais, pas plus que du camp de Grande-Synthe, ni d’aucun autre. Personne ne peut se satisfaire de voir des réfugiés contraints de survivre dans de tels lieux.

Depuis des années, nous ne cessons d’ailleurs de dénoncer l’indignité de ces conditions de vie,comme l’a fait également Jacques Toubon, le Défenseur des droits, l’été dernier. Plus récemment, le tribunal administratif de Lille a même condamné l’État à procéder en urgence à des améliorations, décision confirmée par le Conseil d’État.

Pour autant, il n’est pas question non plus de cautionner l’évacuation annoncée, non seulement parce qu’elle est inhumaine, mais aussi parce qu’elle ne résoudra rien. Chasser les habitants d’une large partie du bidonville, y faire passer des bulldozers et détruire tout ce qui, dans la précarité et avec les moyens du bord, a été construit au fil des mois : à quoi bon ?

Les migrants qui se trouvent dans le Calaisis veulent souvent rejoindre des proches en Grande-Bretagne. D’autres seraient en droit de demander l’asile en France mais ils ne le savent pas toujours, ou bien ils se méfient de l’accueil qui leur serait réservé. D’autres encore attendent une réponse à leur demande. Parmi eux, il y a beaucoup d’enfants… Or pour plusieurs catégories de migrants, il existe des solutions inscrites dans les textes, avec des dispositifs, des acteurs, des fonds alloués à cet effet. Elles auraient pu être mises en œuvre depuis longtemps déjà.

Au lieu de s’y atteler, les pouvoirs publics ont préféré procéder à des « démantèlements » successifs. En 2015, ils ont contraint les migrants ainsi délogés à s’installer dans une zone « aménagée » pour eux. Bref, ils ont déjà défait ce qui se faisait, forçant ceux qu’ils chassaient à vivre dans une précarité plus grande encore.

Aujourd’hui, la partie principale du bidonville d’État de Calais est constituée de tentes et d’abris sommaires, bâtis par les réfugiés avec des bénévoles de différentes associations. Dans ces quelques kilomètres carrés sont nés peu à peu des cafés ou des restaurants de fortune, de minuscules épiceries, des lieux de culte de différentes religions, de toutes petites écoles, un théâtre sous chapiteau, une cabane d’aide juridique, plusieurs endroits dévolus à des soins, etc. Autant d’espaces de vie sociale, partagés par les réfugiés des différentes nationalités présentes dans le bidonville.

Qu’est-ce qui justifie de raser tout cela ? Le ministre veut convaincre que c’est pour le bien des occupants. En réalité, c’est une politique de dissuasion : rendre la vie invivable aux réfugiés. À ceux qu’ils ont hier installés dans cette zone, les pouvoirs publics enjoignent depuis des semaines d’occuper des conteneurs – sortes d’Algecos – ou sinon d’être dispersés loin de Calais, dans des CAO (centres d’accueil et d’orientation), baptisés « lieux de répit ».

Or c’est une alternative impossible.

Le ministre vante les mérites des conteneurs, qui sous sa plume semblent des bungalows pour vacanciers. Le fait est qu’il s’agit de cabanes de chantier, avec dans chacune des lits superposés pour douze personnes, où l’on ne peut qu’être debout ou couché ; toute installation de mobilier y est interdite, toute intimité impossible…

Concernant les CAO, le ministre se félicite de ce qu’ils permettraient aux migrants, grâce à « un accompagnement associatif de qualité » et à « un suivi particulier » des personnes, de déposer des demandes d’asile dans de bonnes conditions, ce qui n’était pas le cas dans le bidonville. « Au dernier recensement », écrit-il, « 80 % des migrants encore présents en CAO étaient engagés dans une démarche d’asile »… Il oublie de parler de ceux qui, mis en hôtel, sont privés de tout accompagnement et risquent une prochaine expulsion du territoire. Il oublie aussi de préciser que les CAO ont été conçus comme des solutions à très court terme ; après leur fermeture, qu’adviendra-t-il des personnes qui y auront été envoyées ?

Conteneurs, CAO ; expulsion, dispersion ; ces réponses ne feront qu’aggraver le sort des migrants sans régler pour autant le problème auquel est confrontée la région du Calaisis, pas plus qu’en son temps la fermeture du camp de Sangatte. Et dans un an, on nous rejouera la même scène. Car c’est avant tout l’inaction des pouvoirs publics, mais aussi leur action, qui, en créant des conditions de vie impossibles, rend la situation ingérable. L’État veut nous faire croire qu’il prend le parti des habitants contre les réfugiés ; en réalité, il monte les premiers contre les seconds en abandonnant les uns et les autres.

Il faut cesser de chasser de jungle en bidonville toute la misère du monde, persécution qui ne fait qu’exaspérer le ressentiment des « riverains ». Non, le malheur des migrants ne fera pas le bonheur des Français, pas plus à Calais qu’ailleurs. En réalité, laisser se dégrader la situation est plus pénible pour les populations du Calaisis, et plus coûteux aussi pour les pouvoirs publics, que s’employer à l’améliorer. L’humanité la plus élémentaire nous interdit ces destructions à répétition ; mais notre intérêt bien compris aussi.

Ce pays peut-il se satisfaire de devenir le champion du non-accueil, alors que les réfugiés y sont moins nombreux qu’ailleurs ? Ce que d’autres pays font déjà, la France doit pouvoir le faire. La Grande-Bretagne, qui porte une lourde responsabilité dans cette situation, doit elle aussi revoir sa position à cette frontière. Il faut en finir avec l’improvisation perpétuelle ; il est temps de penser dans la durée. Et si l’État ne fait pas son travail, nous allons y travailler nous-mêmes – avec les associations sur le terrain, avec les habitants du Calaisis et avec les réfugiés.

Les jours prochains, nous irons à Calais pour le clamer haut et fort : nous ne sommes pas condamnés à choisir entre la « jungle » et sa destruction. Nous refusons de réduire la France à des barbelés et des bulldozers. Nous tiendrons une conférence de presse. Nous voulons faire entendre un autre discours que celui des pouvoirs publics qui occupent les médias. Détruire, dit la Préfète ? Avec, sans ou contre l’État si nécessaire, il faudra pourtant bien construire un avenir.

Une fois de plus, nous, organisations signataires et personnes solidaires, demandons :

  • que soit annulé l’arrêté d’expulsion pris le 19 février ;
  • en urgence : une prise en charge individuelle respectueuse des droits fondamentaux des personnes actuellement présentes à Calais ;
  • une discussion du règlement Dublin III et des Accords du Touquet ;
  • plus largement, que la France s’engage enfin, en particulier en faisant la promotion de cet axe au sein de l’Union européenne, pour une véritable politique d’accueil des personnes migrantes.

22 février 2016

 

Organisations et personnalités signataires :

Organisations
Act & Help
Actes Et Cités
Action des chrétiens pour l’abolition de la torture (ACAT)
ActionFroid-Calais (Paris)
Action Tunisienne
Association AILES – Femmes du Maroc
Association Démocratique des Tunisiens en France (ADTF)
Alternatives Européennes
Alternative libertaire
Association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers (Anafé)
Association des Marocains en France (AMF)
Association d’Accueil aux médecins et Personnels de Santé Réfugiés en France (APSR)
Association des Travailleurs Maghrébins de France (ATMF)
Auberge des migrants (Calais)
Avocats pour la défense des droits des étrangers (ADDE)
Barcelona Accion Solidaria
Boston2calais (Massachussetts, USA)
Bridge2 (Grande-Bretagne)
Calais Action
Care4Calais
Centre d’études et d’initiatives de solidarité internationale (Cedetim)
Centre de Recherche et d’Information pour le développement (CRID)
La Cimade
La Cimade régionale Nord Picardie
Comité pour la santé des exilés (Comede)
Collectif de sans-papiers CSP 75
Collectif de soutien de l’EHESS aux sans papiers et aux migrant-es
Collectif de Soutien aux Familles Roms de St Denis
Collectif pour l’avenir des foyers (Copaf)
Collectif R, Lausanne (Suisse)
Conseil d’urgence citoyenne
Day-mer, Turkish and Kurdish Communtiy Centre, London (Grande-Bretagne)
Droits devant
Droits d’urgence
ECNou, « Eux c’est Nous » (Pas-de-Calais)
École Laïque du Chemin des Dunes (Calais)
Emmaüs Boulogne
Emmaüs Dunkerque
Emmaüs France
Emmaüs Europe
Emmaüs International
EuroMed Rights
Fédération des Associations de Solidarité avec Tou-te-s les Immigré-e-s (Fasti)
Fédération internationale des droits de l’Homme (FIDH)
Fédération nationale des associations d’accueil et de réinsertion sociale (FNARS)
Fédération des Tunisiens pour une Citoyenneté des deux Rives (FTCR)
Fédération Syndicale Unitaire (FSU)
La Ferme des Ânes, Brouckerque (Pas-de-Calais)
FIDL, le syndicat lycéen
Flandre Terre Solidaire
Fondation Frantz Fanon
Forum des organisations de solidarité internationale issues des migrations (Forim)
France Amérique Latine (FAL)
France Libertés
Front uni des immigrations et des quartiers populaires (FUIQP 59/62)
Groupe d’information et de soutien des immigré.e.s (Gisti)
Initiatives pour un autre monde (Ipam)
Islam et laïcité
Itinérance Cherbourg
Jesuit refugee service (JRS) France
Ligue de l’enseignement
Ligue des droits de l’Homme (LDH)
Marche des femmes pour la dignité (Mafed)
Association Marilyn et Marie-Myriam (Si les Femmes Comptaient)
Médecins du Monde (MdM)
Médecins sans Frontières (MSF)
Mouvement Burkinabe des Droits de l’Homme et des Peuples (Comité Régional Aquitaine et section de France)
Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (MRAP)
MRAP – Comité du Littoral Dunkerquois
Neuilly Emmaüs avenir
Observatoire citoyen du CRA de Palaiseau
Observatoire de l’enfermement des étrangers (OEE)
Organisation pour une Citoyenneté Universelle (OCU)
Revue Incise
Revue Pratiques
Refugee Foundation EV (Allemagne)
Réseau Éducation sans frontières (RESF)
Réseau Euromed France (REF)
Réseau Foi & Justice Afrique Europe
Réseau Immigration Développement Démocratie (IDD)
Réseau Reprenons l’initiative contre les politiques de racialisation
Le Réveil voyageur (Calais)
Secours Populaire, comité de Vendin-Oblinghem
Solidarine
Solidarité Laïque
Syndicat des avocats de France (SAF)
Syndicat de la magistrature (SM)
Syndicat de la médecine générale (SMG)
Tenons et mortaises
Terre d’errance -Norrent-Fontes (Pas-de-Calais)
Terre d’errance -Steenvoorde (Pas-de-Calais)
Union syndicale Solidaires
Utopia 56

Personnalités
Laurence Abeille, députée du Val de Marne
Michel Agier, anthropologue, directeur d’études à l’EHESS
Agnès B., styliste
Carlos Agudelo, chercheur associé, URMIS (Unité de Recherche Migrations et Société)
Philippe Aigrain, essayiste et poète
Karen Akoka, maître de conférence en science politique, Université Paris Ouest Nanterre
Eric Alliez, professeur, Paris 8
Emmanuel Alloa, maître de conférences en philosophie, Université Sankt Gallen (Suisse)
Charles Alunni, enseignant-chercheur, École normale supérieure de Paris
Rosana Alves Costa, docteur en psychologie clinique, Universidade Federal de Sao Paulo
Anne-Claude Ambroise-Rendu, professeure d’Histoire, Université de Limoges
Claire Angelini, cinéaste et artiste
Isabelle Attard, députée citoyenne du Calvados, Groupe Ecologiste
Jean-Christophe Attias, directeur d’études à l’EPHE (Sorbonne), chaire de pensée juive médiévale
Laurent Aucher, sociologue
Daniele Auroi, députée EELV du Puy de Dôme
Chryssanthi Avlami, historienne, Université Panteion des sciences politiques et sociales, Athènes
Eduardo Ayres Tomaz, doctorant, philosophie politique
Etienne Balibar, professeur émérite, Université de Paris-Ouest Nanterre
Géraldine Barron, doctorante en histoire, Paris Diderot
Julien Bayou, porte parole national EELV
Esther Benbassa, directrice d’études à l’EPHE (Sorbonne), sénatrice du Val-de-Marne
Gisèle Berkman, professeur de lettres
Bruno Bernardi, philosophe
Arno Bertina, écrivain
Sophie Bessis, historienne
Emmanuel Blanchard, président de Migreurop
Nedjma Bouakra, productrice pour la radio France Culture
Florence Bouillon, anthropologue
Mathieu Bouvier, artiste chercheur
Gérard Bras, philosophe, président de l’Université populaire des Hauts-de-Seine
Rodolphe Burger, artiste
Claude Calame, directeur d’études, EHESS
Nicole Caligaris, écrivain
Marie-Claire Caloz-Tschopp, directrice de programme au Collège International de Philosophie, Genève – Paris
Laurent Cantet, cinéaste
Cécile Canut, professeure des universités, Université Paris-Descartes-Sorbonne
Miguel Castello, docteur en philosophie
Monique Chemillier-Gendreau, professeur émérite à l’université Paris Diderot
Catherine Chevallier, rédactrice photo
Olivier Clochard, chargé de recherche au CNRS, laboratoire Migrinter, Université de Poitiers
Catherine Colliot-Thélène, Université Rennes 1
Catherine Coquio, littérature, professeur à l’université Paris Diderot
Lycette Corbion-Condé, maître de conférences en droit privé à l’Université de Toulouse 1 Capitole
Philippe Corcuff, maître de conférences de science politique à l’IEP de Lyon
David Cormand, Secrétaire national de EELV
Marie Cosnay, enseignante, écrivain
Maria Letizia Cravetto, romancière et poète, directeur de programme au Collège international de philosophie, Paris
Marie Cuillerai, professeur des Universités, Paris 7-Diderot
Alexis Cukier, philosophe, Fondation Copernic
Didier Daeninckx, écrivain
Fanny Darbus, sociologue
Sonia Dayan-Herzbrun, sociologue, professeure émérite à l’université Paris-Diderot
Fred Decosse, sociologue, LEST-CNRS
Karima Delli, eurodéputée Europe Écologie du nord
Anne-Emmanuelle Demartini, maître de conférences, Université Paris-Diderot-Paris7
Fabrice Dhume, sociologue, enseignant-chercheur à l’université Paris Diderot
Emmanuel Dockès, Université Paris Ouest Nanterre
Stéphane Douailler, professeur de philosophie, université Paris 8
Laurence Dubin, professeure de droit, Université Paris 8
Mélanie Duclos, docteur en sociologie de l’université Paris Diderot
Speranta Dumitru, Université Paris Descartes & CERLIS CNRS
Philippe Enclos, maître de conférences en droit privé, Lille
Kévin Eybert, doctorant en sociologie, université Paris Diderot
Mireille Fanon-Mendes-France, experte ONU
Didier Fassin, professeur, Institut d’études avancées de Princeton
Éric Fassin, sociologue, professeur à l’Université Paris-8
Michel Feher, philosophe, président de Cette France-là
Nathalie Ferré, professeure de droit, Paris 13
Laurent Fleury, Université Paris Diderot
Simone Gaboriau, présidente de chambre honoraire de la Cour d’appel de Paris, ancienne présidente du Syndicat de la magistrature
Nathalie Garraud, metteur en scène, compagnie du Zieu
Catherine Gégout, ancienne Conseillère de Paris
François Gemenne, chercheur en science politique, Science Po, Université de Liège
Claudia Girola, maitre de conférence de sociologie et anthropologie
Anne Gleonec, CEFRES, Prague
Pilar Gonzalez Bernaldo, professeur d’Histoire et Civilisation de l’Amérique latine, Université Paris Diderot
Camille Gourdeau, doctorante en sociologie, Paris Diderot
Luce Goutelle, artiste
Cyrille Granget, enseignante-chercheuse en sciences du langage à l’Université de Nantes
Ninon Grangé, maître de conférences, philosophie, Paris 8
Nacira Guénif, professeure Université Paris 8
Serge Guichard, membre du réseau Reprenons l’initiative
Virginie Guiraudon, directrice de recherche CNRS, Sciences Po Paris
Jean Waddimir Gustinvil, docteur en philosophie, enseignant-chercheur à l’ENS de l’Université d’État d’Haïti
Eric Hazan, éditeur
Stephanie Hennette Vauchez, professeure de droit public, Université Paris-Ouest Nanterre-La-Défense
Catherine Heurteux Peyrega, éditrice
Michael Hoare, Copaf
Srecko Horvat, philosophe, Democracy in europe movement (Croatie)
Sandra Iché, chorégraphe
Emmanuelle Jacobson-Roques, photographe
Eva Joly, députée européenne, EELV
Maria Kakogianni, Université Paris 8
Jérôme Karsenti, avocat
Anne Kerzerho, directrice pédagogique d’EXERCE, master en danse, CCN de Montpellier
Ariane Labed, actrice
Mylène Lauzon, directrice artistique le Bellone- Bruxelles (Belgique)
Christian Lazzeri, professeur à l’université Paris-Ouest Nanterre-la-Défense
Pierre Le Pillouër, écrivain
Éric Lecerf, maître de conférences, département de philosophie, Université Paris 8
Martine Leibovici, Université Paris-Diderot
Marie-Magdeleine Lessana, psychanalyste, écrivain
Danièle Lochak, juriste, professeur émérite de l’Université Paris-Ouest Nanterre
Camille Louis, philosophe, artiste-dramaturge co créatrice du collectif kom.post
Elise Lowy, secrétaire nationale adjointe d’EELV
Michael Lowy, chercheur émerite au CNRS
Seloua Luste Boulbina, philosophe, CIPH
David Lyons, musicien
Géraldine Magnan, journaliste
Sarah Mailleux Sant’Ana, doctorante, Université Paris Diderot- Paris 7
Noël Mamère, deputé écologiste
Françoise Martres, ancienne présidente du Syndicat de la magistrature
Jeanne Mascolo de Filippis, réalisatrice
Jean Matringe, Professeur de droit, Université Paris 1 Sorbonne
Stéphane Maugendre, avocat, président du Gisti
Jacques Message, professeur de philosophie en classes préparatoires
Juliette Mézenc, écrivain
Alain Michard, artiste chorégraphe, Rennes
Niccolo Milanese, Chair, European Alternatives
Christophe Mileschi, professeur des universités, traducteur, écrivain
Alain Minet, docteur en sociologie
Marianne Mispelaëre, éditrice et artiste
Muriel Montagut, chercheure associée, Laboratoire de Changement Social et Politique (Paris Diderot)
Didier Moreau, enseignant-chercheur Paris VIII
Alain Morice, laboratoire Urmis et réseau Migreurop
Mirjana Morokvasic, sociologue
Aurore Mréjen, docteur en philosophie, chercheuse au LCSP, Paris Diderot –Paris 7
Laurent Mucchielli, sociologue
Jean-Luc Nancy, philosophe
Daniela Neuendorf, president of the board Refugees Foundation, Köln (Allemagne)
Frédéric Neyrat, philosophe
Gérard Noiriel, directeur d’études à l’EHESS
Bertrand Ogilvie, professeur de philosophie Université de Paris 8
Elaine Ortiz, Founder of the hummingbird project (Grande-Bretagne)
Joel Oudinet, maitre de conférences en Economie, Université Paris 13
Cédric Parizot, anthropologue, IREMAM, CNRS
Karine Parrot, professeure de droit
Willy Pelletier, sociologue, université de Picardie, coordinateur général de la Fondation Copernic
Geneviève Petauton, Copaf
Eric Premel, artiste
Marie Preston, artiste
Catherine Quiminal, professeure émérite URMIS, université Paris Diderot
Jacques Rancière, professeur émérite à l’Université Paris VIII
Emmanuel Renault, professeur de philosophie, Université Paris-Ouest Nanterre-La-Défense
Matthieu Renault, Université Paris 8
Neal Richardson, musicien de jazz
Nelly Robin, chargée de recherches CEPED, Paris Descartes Ined IRD, Migrinter, CNRS
Diane Roman, professeure de droit, Université François-Rabelais, Tours
Joël Roman, président de Islam et laïcité
Sandrine Rousseau, porte parole d’EELV, Lille
Claire Saas, enseignante-chercheuse
Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky, professeur, INALCO, CESSMA
Jane Sautière, écrivaine
André Scala, enseignant de philosophie
Paul Schor, americaniste, professeur à l’Université Paris-Diderot
Johanna Siméant, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne
Laurence Sinopoli, Université Paris X Nanterre
Serge Slama, maitre de conférences en droit public, Université Paris Ouest-Nanterre-La Défense, CREDOF
Heidi Sleiman, Calais/Dunkirk Volunteer, Boston, MA (USA)
Elsa Stamatopoulou, Director, Columbia University, New-York
Laurent de Sutter, professeur de droit
Federico Tarragoni, maître de conférences en sociologie, Université Paris 7-Denis Diderot
Étienne Tassin, philosophe, professeur à l’université Paris Diderot
Albena Tcholakova, sociologue
Jean-Paul Thibeau, artiste coordinateur des Protocoles Méta (Marseille)
Sophie Thonon-Wesfreid, présidente déléguée de France Amérique Latine
Marine Tondelier, membre de la direction d’EELV, élue d’opposition à Hénin-Beaumont
André Tosel, professeur émérite de Philosophie, Université de Nice
Loïc Touzé, artiste chorégraphe
Maryse Tripier, sociologue
Madeleine Valette-Fondo, professeure de littérature honoraire, Université Marne-la-Vallée
Eleni Varikas, professeure émérite
Patrick Vauday, Université Paris 8
Patrice Vermeren, directeur du département philosophie, Université Paris 8
Pauline Vermeren, post-doctorante en philosophie, université Paris Diderot
Christiane Vollaire, philosophe
Sophie Wahnich, directrice de recherche
Catherine Wihtol de Wenden, militante de la LDH, directrice de recherche CNRS
Laurence Zaderatzky, membre du Conseil National du Parti Communiste Français et de la commission Libertés/migrations
Jean-Pierre Zirotti, professeur émérite, sociologue, Université Nice Sophia-Antipolis

Avec le soutien de :
Ensemble !
Europe écologie – Les Verts (EELV)
Nouveau Parti anticapitaliste (NPA)

Lettre ouverte à Bernard Cazeneuve sur la situation à Calais

Paris, le 18 février 2016

Monsieur le Ministre,

Mme la préfète du Pas-de-Calais a annoncé la décision de raser la moitié puis sans doute la totalité de la « Jungle » de Calais dans les jours à venir. Nous avons conscience de la montée des tensions sur ce sujet dans le Calaisis et des réactions violentes que suscite cette situation. Néanmoins, nous regrettons de devoir vous faire part de notre profonde opposition à ce projet qui ne s’accompagne pas, à ce jour, de véritables solutions alternatives. Il ne fera qu’ajouter des tensions aux tensions, et fragiliser encore un peu plus les quelques milliers d’exilés que la France et la Grande Bretagne se montrent incapables d’accueillir convenablement. Sans parler de l’effet désastreux que cela ne manquera pas de produire en France comme à l’étranger.

Les exilés ont occupé cette lande, il y a moins d’un an, à la demande voire sous la contrainte des forces de l’ordre. Sous votre impulsion et celle de la maire de Calais, les pouvoirs publics ont contraint en mars 2015 les exilés présents sur différents campements ou squats à venir s’installer sur ce terrain vague, dépourvu de tout équipement à l’époque, avec l’engagement réitéré des représentants de l’Etat qu’ils n’y seraient pas délogés de force.
Moins d’un an plus tard, cet engagement est déjà renié.

Les conditions de vie – ou de survie – sont particulièrement difficiles sur la jungle, et il n’est pas question pour nous de vouloir pérenniser des conditions d’accueil à bien des égards dégradantes. Mais force est de constater que ce bidonville s’est développé ainsi du fait de l’impuissance des pouvoirs publics à apporter des réponses à la hauteur de la gravité de la situation. Les alternatives que la préfète estime suffisantes pour justifier le démantèlement de la jungle sont loin, très loin, de répondre aux besoins et aux problèmes rencontrés. De ce fait une évacuation brutale provoquerait des reconstitutions de campements notamment à Grande Synthe.

La préfète évoque les 1500 places du centre d’accueil provisoire (CAP). S’il faut apprécier l’intervention directe de l’Etat dans ce dispositif, nous ne pouvons que constater qu’il est encore largement sous-dimensionné, et que des améliorations en termes de respect de l’intimité des personnes et des conditions de vie sur le site sont fortement requises. Si disparaissent les lieux de vie existant à côté aujourd’hui dans la « jungle », il est fort probable que les exilés refuseront, pour beaucoup, d’accepter cet espace contraint du CAP.
Mme Buccio évoque également les CAO, les centres d’accueil et d’orientation. Les places disponibles comme la création de ces « centres de répit » ont constitué une innovation intéressante. Mais leur mise en oeuvre se réalise dans une telle improvisation qu’ils ne sont pas en mesure, aujourd’hui, de répondre à leur
objet : absence de comité de pilotage national, coordination locale entre services publics, élus locaux, opérateurs, associations tâtonnante ou inexistante, absence d’articulation entre les acteurs calaisiens et les CAO ouverts sur le territoire, absence d’évaluation sanitaire et sociale et non prise en compte des besoins des exilés avant leur orientation vers les CAO, manque d’information ou désinformation des exilés sur le fonctionnement des CAO créant des situations d’échecs et de retours vers la lande, faible application de la possibilité d’admission vers l’Angleterre, orientation de mineurs isolés étrangers, etc. Alors que le but de ces CAO n’était pas seulement de mettre à l’abri les exilés, mais bien de leur offrir la possibilité de recevoir une information fiable avant de décider de demander l’asile en France, d’accepter une réadmission dans un autre pays de l’UE, ou d’établir qu’ils ont de bonnes raisons de vouloir se rendre en Grande Bretagne, l’inorganisation actuelle et l’insuffisance des moyens déployés rendent illusoire la réalisation de cet objectif. La bonne idée des CAO est, par une mise en oeuvre défaillante, aujourd’hui incapable de répondre aux questions de tous les exilés qui seraient disposés à réexaminer leur projet.

A cela s’ajoute la question à la racine du phénomène Calaisien : les accords anciens qui contraignent la France à remplir le rôle de garde-frontière pour la Grande Bretagne. Sans une renégociation d’ensemble et transparente des conditions dans lesquelles la France et la Royaume Uni se répartissent l’accueil des exilés, le phénomène rencontré à Calais depuis des années ne pourra que perdurer. Cette renégociation s’impose d’urgence, et plusieurs parmi nos mouvements se concertent avec leurs partenaires britanniques pour inciter leurs élus à soutenir cette perspective. En attendant, nous constatons avec regret que les services de l’Etat n’ont pas fait le nécessaire pour prendre les mesures de recensement et d’examen des situations qui permettent la saisine des autorités britanniques afin que les exilés y ayant des proches puissent y accéder en utilisant les voies légales existantes. Après la décision du Conseil d’Etat, les quelques référés déposés récemment pour des mineurs isolés à Calais ont montré à quel point les défaillances de l’Etat étaient manifestes, y compris pour les plus vulnérables.

L’annonce du démantèlement de la Jungle dans les jours à venir nous paraît dans ces conditions inacceptable. Sans une évaluation des besoins sanitaires et sociaux des exilés avant leur orientation vers des centres dont la qualité d’accompagnement sera revue à la hausse à travers notamment un dispositif de coordination concertée entre les acteurs, sans une amélioration quantitative et qualitative de l’accueil dans le CAP sur le littoral, sans engagement, mesures et procédures adaptées pour permettre l’admission en Grande Bretagne de tous ceux qui y ont des proches, le démantèlement de la Jungle ne pourra produire que de nouvelles atteintes graves aux droits des personnes.

En l’état actuel du manque d’alternatives sérieuses, vous aurez compris que nous vous demandons de surseoir à cette évacuation, et que nous serons déterminés, si cela devait se produire, à nous y opposer.

Veuillez recevoir, Monsieur le Ministre, l’assurance de nos sentiments distingués,

Véronique Fayet, Présidente Secours Catholique – Caritas France
Geneviève Jacques, Présidente de la Cimade
Louis Gallois, Président de la FNARS
Françoise Sivignon, Présidente de Médecins du Monde
Guy Aurenche, Président CCFD – Terre Solidaire
Thierry Khun, Président d’Emmaüs France
Claire Hédon, Présidente d’ATD Quart Monde
Rachid Lahlou, Président du Secours Islamique France

A Calais, les associations sonnent l’alarme sur la situation des mineurs isolés

LE MONDE | 17.02.2016 à 11h28 | Par Maryline Baumard

 Réagir Classer

Partager (11)Tweeter

Lundi 15 février au soir, les larmes ont encore coulé sur le visage de Hanna. L’adolescente irakienne a pris conscience que le moment où elle retrouverait sa mère s’éloignait une nouvelle fois, sauf à franchir la Manche, cachée dans un camion. Difficile de chasser cette obsession de sa tête et de celle de son frère Ahmed (les prénoms ont été modifiés), tant rejoindre la Grande-Bretagne par la voie légale est un parcours du combattant pour les deux jeunes Irakiens bloqués à Calais.

Hanna (13 ans) et Ahmed (17 ans) ont traversé l’Europe avec la seule motivation de rejoindre leur mère. Lundi, ils ont senti Birmingham s’éloigner encore quand elle leur a annoncé par téléphone l’éventualité d’un test ADN pour l’obtention des laissez-passer. Les enfants n’en peuvent plus de savoir leur mère à la fois si proche et inaccessible. « On est à l’arrêt », répète Hanna, anéantie.

Lire aussi : Supprimer la « jungle » de Calais ne fera pas disparaître les migrants

Le règlement de Dublin III, qui régit la demande d’asile en Europe, précise pourtant que « si le demandeur d’asile est un mineur non accompagné, l’Etat responsable de sa demande est celui dans lequel un membre de la famille ou les frères et sœurs du mineur non accompagné ou un proche se trouvent ». La Grande-Bretagne devrait donc « prendre en charge les mineurs qui introduisent une demande en France en ayant un père, une mère, un frère ou un oncle dans l’île », insiste Marie-Charlotte Fabié, l’avocate de Hanna et Ahmed. Ce qui est le cas de la majorité des mineurs isolés de Calais.

Lire aussi : L’Etat va raser la moitié de la « jungle » de Calais

Pour la sœur et le frère, la procédure s’allonge car la mère n’a pas déclaré ses enfants dans son dossier de réfugié. La France leur avait déjà fait perdre beaucoup de temps, le ministère de l’intérieur français semblant avoir découvert cet article 8 du règlement de Dublin III à l’automne 2015. « Aucune demande d’admission de mineur isolé n’avait été faite depuis cinq ans ; avant celles de Hanna, Ahmed et trois autres adolescents de la “jungle”, ces derniers jours »,rappelle Lou-Salomé Sorlin, l’avocate qui a assigné l’Etat en référé le 3 février sur ce manquement, avec Marie-Charlotte Fabié, le référé-liberté étant appuyé par Médecins du monde et le Secours catholique.

La préfète du Pas-de-Calais, Fabienne Buccio, explique cette lacune par « une arrivée récente des mineurs à Calais, surtout après l’été ». Quoi qu’il en soit, le phénomène est aujourd’hui massif : « plus de 400 mineurs vivraient dans la partie sud de la “jungle”, selon un comptage opéré mardi dans chaque abri de cette zone que la préfète demande d’évacuer pour la fin de la semaine », plaide Marianne Humbersot, de la permanence juridique de la « jungle ». « Plus de la moitié sont des mineurs isolés », ajoute l’avocate Orsane Broisin, qui en a vu passer « 150 en consultations juridiques depuis le 11 janvier. »

Grâce au collectif d’avocats bénévoles, une bonne partie de ces adolescents devaient déposer mercredi une lettre chez le juge pour enfants « pour demander une prise en charge immédiate par l’aide sociale à l’enfance, puisque l’éviction du bidonville où ils résident crée pour eux un état de péril imminent qui nécessite cette protection », rappelle Orsane Broisin. L’Etat devrait d’ailleurs les protéger depuis le 23 novembre 2015, puisque le Conseil d’Etat avait requis sous huitaine leur prise en charge.

En parallèle, toujours sous l’égide de la permanence juridique, aidée par le Groupe d’information et de soutien des immigrés (Gisti), plusieurs mineurs dont Samiula, un Afghan de 14 ans, contesteront le même jour leur expulsion devant le juge pour enfants et demanderont eux aussi à rejoindre leur famille en Grande-Bretagne. Mercredi midi devait être aussi le moment où Liz Clegg, une bénévole britannique qui a ouvert un lieu pour les femmes, invite symboliquement tous les mineurs sous le dôme qui sert de salle de cinéma. Parce qu’« il faut donner un coup de projecteur sur ceux qui seront les premières victimes d’une éviction du lieu. Si on rase le bidonville, ils vont s’évaporer dans la nature, s’inquiète Maya Konforti, de l’Auberge des migrants. Le système français a échoué avec eux », insiste-t-elle.

Les faits lui donnent raison : « En 2015, nous avons accueilli 1 400 mineurs isolés dans nos structures des environs de Calais, mais n’en avons stabilisé que 90 », regrette Pierre Henry, le directeur de France Terre d’asile. Beaucoup s’y reposent avant de fuguer pour passer vite en Grande-Bretagne. Hannah et Ahmed ont refusé cette solution leur imposant un foyer différent. Ne les imaginant pas repartir sous la tente, Dominique Mégard et Nadine Rubanbleu, un couple de Calaisiens retraités, les ont alors accueillis chez eux, où ils résident depuis fin novembre.

Les bijoux de la grand-mère

« Hanna et Ahmed ont grandi à Mossoul. Quand leur père est mort dans un attentat, ils se sont réfugiés en Turquie avec leur mère et leur grand-mère paternelle », raconte Nadine Rubanbleu. Puis la mère est partie vers la Grande-Bretagne avec le plus jeune des enfants, et la grand-mère est décédée au printemps 2015. Alors Ahmed a décidé d’emmener sa petite sœur en Grande-Bretagne. « Ils ont vendu les bijoux de la grand-mère pour payer les passeurs, et se sont lancés au début de l’été. Ils ont été expulsés de Bulgarie puis ont avancé avant de se retrouver dans la jungle début septembre 2015, à courir après les camions pour rejoindre leur mère », ajoute M. Mégard.

Marie-Charlotte Fabié et Lou-Salomé Sorlin, deux avocates bénévoles, convainquent les enfants qu’ils ont droit à un laissez-passer mais que pour cela ils doivent demander l’asile en France. Une demande que la sous-préfecture de Calais refuse d’enregistrer jusqu’à la veille de l’audience au tribunal administratif de Lille, le 3 février. Là, la sous-préfecture enregistre en urgence les deux demandes et va même chercher en pleine nuit un autre des cinq mineurs plaignants laissé dans le campement, pour l’héberger en foyer et éviter une nouvelle condamnation de l’Etat, après celle du Conseil d’Etat du 23 novembre.

La condamnation a effectivement été évitée. Mais le juge des référés a reconnu, dans son ordonnance du 11 février 2016, « la carence de l’administration, qui a pour conséquence de rendre impossible la mise en œuvre des demandes d’admission légale au Royaume-Uni pour tous les mineurs y ayant des proches ». Il déplore que « les services de l’Etat aient attendu d’être saisis d’une requête en référé-liberté pour prendre contact avec ces mineurs et enregistrer leur demande de protection internationale ». Les procédures engagées mercredi vont dans le même sens mais s’appuient sur d’autres leviers juridiques. L’idée est que le droit s’applique aussi en France aux mineurs isolés de Calais.

Pour les migrants, la Manche pourrait devenir une nouvelle Méditerranée?

http://www.slate.fr/story/106019/migrants-manche-mediterranee

Le passage le plus étroit entre l'Angleterre et la France, de Douvres au cap Gris-Nez, vu par la Nasa sur une image satellite de 2002.

Le passage le plus étroit entre l’Angleterre et la France, de Douvres au cap Gris-Nez, vu par la Nasa sur une image satellite de 2002.

Dans les mois à venir, il est envisageable, si le verrouillage de Calais se confirme, que les migrants désireux de gagner l’Angleterre optent pour une autre solution: la traversée clandestine par la mer.

A la hauteur de Douvres et de Calais, les eaux territoriales britanniques et françaises sont mitoyennes. La Manche n’y mesure que 34 kms, largeur que les deux pays se partagent pour moitié. Pas de place pour les eaux internationales, qui commencent plus au sud, en dessous du Cap Gris-Nez, où le détroit s’élargit, et c’est à peu près là qu’ils espèrent se situer maintenant, si leurs passeurs ne leur ont pas menti.

Depuis que la brume s’est levée sur un jour gris, ils ont l’impression de dériver au milieu d’une armada. Ceux d’entre eux qui ont traversé la Méditerranée, et qui ont réussi à en réchapper, n’ont pas gardé le souvenir d’une telle concentration de navires. Tous ne sont pas là pour eux, points sombres sur l’horizon, d’autres trop près d’eux, mais plusieurs étraves paraissent se diriger droit sur leur dinghy. Ils prient pour que le premier à les aborder soit un garde-côte anglais, car en principe, encore une fois si leurs racketteurs ne se sont pas trompés, les règles juridiques de «haute mer» les placeraient alors sous la protection de leurs sauveteurs britanniques. Et quitte à être enfermés dans un centre de rétention, ils ont une chance d’être débarqués du côté de Douvres: c’est ce qu’ils veulent tous, à bord, parfois depuis des mois.

Mais si ce foutu bateau qui s’approche, et qu’ils distinguent toujours mal, s’avère arborer un pavillon français, ou simplement s’ils sont, eux, toujours dans les eaux territoriales de l’un ou l’autre pays, ils sont bons pour retrouver la «jungle» de Calais.

Cette histoire n’a pas de suite, ou plutôt, à chacun de lui donner celle qu’il veut, faire arriver ce dinghy à bon port, en Angleterre, ou ramener ses occupants découragés en France, car elle n’a pas, cette histoire, ou pas encore, de commencement. C’est une scène de fiction. Ou plutôt une scène réelle à venir, l’envisageable de ce qui pourrait advenir dans les eaux de la Manche, de ce qu’il adviendra même sûrement si le verrouillage de Calais, que la France et l’Angleterre opposent toujours aux immigrés et réfugiés cherchant à se rendre à Douvres, se perfectionne jusqu’à être totalement hermétique.

Aux dix morts accidentés à l’entrée du tunnel, début août, à ces quelques 1.500 étrangers qui ont tenté, deux nuits durant, de forcer en nombre les cordons de policiers, les grillages et les postes de contrôle des gares routières, les gouvernements français et anglais ont surtout répondu par un nouveau renforcement des mesures de sécurité. 15 millions d’euros seront dépensés par Londres à cet effet, sur le port de Calais, et 10 autres encore à la gare d’Eurotunnel, multipliant ainsi les obstacles les plus sophistiqués, caméras infrarouges, détecteurs thermiques, jusqu’à ces chiens renifleurs dressés pour repérer les émanations de CO2 de la respiration humaine, et qui obligent les réfugiés montés à bord de camions à se recouvrir la tête d’un sac plastique au passage des chiens.

Un «mur de l’Atlantique» sur la Côte d’Opale

Au fil des mois, c’est «un mur de l’Atlantique» –mais cette fois, avec les Alliés d’hier, si l’on peut se permettre, du mauvais côté du mur– qui finit de se dresser sur la Côte d’Opale, tout un appareillage métallique et électronique de maintien à distance. Ne manqueront bientôt plus, à ce rythme, que les miradors pour faire ressembler cette rive française contemporaine à la frontière berlinoise de la Guerre froide.

Cela suffira-t-il à être dissuasif? Pour la majorité des étrangers retenus sur la côte, passer la Manche est une nécessité impérieuse, encore renforcée par les sacrifices auxquels ils ont déjà consenti. Sur les 340.000 étrangers entrés en Europe depuis le début de l’année (contre 280.000 pour tout 2014), les trois à quatre mille de «la jungle» de Calais vivent, en outre, une situation unique. Partout ailleurs, les pays traversés veulent se débarrasser d’eux au plus vite, les voir remonter vers le nord, vers le pays suivant, et ainsi de suite jusqu’au but de leurs exils, la Suède, l’Allemagne ou la Grande-Bretagne, surtout pas leur interdire de quitter le territoire national.

Tout le monde passe par le Channel.
Tout le monde
sauf eux

L’inventivité discriminatoire des gouvernements français et britannique les déprime, évidemment, mais il y a peu de chances qu’elle suffise à les faire renoncer. Au contraire, elle pourrait les enrager un peu plus et les amener à chercher d’autres mode de traversée. Tout le monde passe le Channel, constatent-ils, Européens et marchandises, mêmes les réfugiés riches, syriens ou afghans, qui prennent l’avion ou l’Eurostar sans trop être inquiétés. Tout le monde sauf eux. Ce cran supplémentaire dans l’exclusion, ce constat que vont devoir dresser les réfugiés comme les passeurs, à savoir que le franchissement du tunnel à bord de camions embarqués leur est, après le train, la voie aérienne et les passages clandestins en ferries, définitivement impossible, risque fort de les pousser à inaugurer un nouveau temps de leur sinistre épopée migratoire calaisienne: la mise volontaire à la mer.

Un trafic digne d’une autoroute urbaine

Depuis leur arrivée, il y a souvent plusieurs mois, ils regardent l’océan. Par beau temps, ils peuvent même apercevoir Douvres. Ils ont tous posé la question: et par bateau? Déraisonnable, leur a-t-on répondu. La Manche est le pire des détroits. Mer trop froide et trop forte, qui pousse les esquifs sans vitesse trop haut vers le nord. Toutes les chances de manquer Douvres, peut-être même l’Angleterre. Et un trafic digne d’une autoroute urbaine, un dimanche soir. 20% du commerce maritime mondial emprunte l’étroit bras de mer, au point qu’il a fallu imposer aux navires l’emprunt de «rails», l’un montant, l’autre descendant, pour assurer la circulation.

Les dinghys tractés, puis lâchés en pleine mer, les bateaux de pêche loués pour une nuit auraient, en plus, toutes les chances de se faire immédiatement repérer. La surveillance satellitaire est en Manche la plus moderne au monde, au point que n’importe quel lycéen peut suivre en temps réel la navigation globale dans le détroit sur un ordinateur. Des centres d’observation, les CROSS français (Centre régional opérationnel de surveillance et de sauvetage) et les MRCC anglais (Maritim Rescue Coordination Center), sont dispersés tout le long des deux côtes, depuis la Bretagne.

Cette espérance folle, incompréhensible pour des Européens, de réussir à gagner Londres
coûte que coûte

Déraisonnable? Suicidaire peut-être, même? C’est sans compter avec la détermination des immigrants, cette espérance folle, incompréhensible pour des Européens, de réussir à gagner Londres coûte que coûte. Comme dans le film de Philippe Lioret, Welcome, en 2009, qui racontait la préparation et la tentative d’un jeune Irakien, résolu à traverser le Channel à la nage. C’est oublier aussi que «les passeurs», sous l’afflux des réfugiés d’Afrique et du Proche-Orient, sont devenus de véritables organisations criminelles et financières, installées directement en Belgique et en Grande-Bretagne, disposant de moyens importants et bien décidées à ne pas lâcher la source de leur enrichissement. Les polices côtières, bien conscientes du risque, suivent avec un intérêt grandissant les acheminements de bateaux, le long des côtes françaises, belges et anglaises, ainsi que le commerce clandestin d’embarcations tractables.

A Calais, on évoque des zones moins encombrées, permettant un passage nocturne, au sud et plus encore au nord de la ville, notamment en Belgique et aux Pays-Bas, où la surveillance serait décrite comme moins vigilante, alors que la côte flamande est l’une des plus fréquentée commercialement, avec les ports d’Anvers et de Rotterdam. A court terme, il est prévisible que les différents acteurs concernés, migrants et passeurs, essaient de se détourner de Calais, devenu leur enfer. La Grande-Bretagne et la France ne cherchaient pas un autre résultat. Mais c’est au risque d’un déplacement du problème, d’un égaillement des tentatives de passage depuis des points de départ, ailleurs sur la côte. Avec de fortes probabilités de mises à l’eau de bateaux de fortune surchargés de passagers, qu’on conduirait au large, les laissant ensuite au bon vouloir des garde-côtes et des navires de sauvetage.

Pour les Européens, il devient risqué de manifester en France

par Naïké Desquesnes 2 février 2016

Après trois jours en centre de rétention sous le coup d’une mesure d’expulsion pour avoir participé à une manifestation en soutien au migrants à Calais, trois étudiantes italiennes ont finalement été relâchées. Sur fond d’état d’urgence, l’exécutif fragilise le pouvoir des juges afin de mettre la pression sur des manifestants étrangers, y compris Européens. « Ce cas illustre bien la manière dont l’autorité administrative fait fi des décisions judiciaires voire contourne la justice pour appliquer sa propre répression », explique l’universitaire Vanessa Codaccioni.

« Jamais on ne se serait attendu à ce qui nous est arrivé, avoue Valentina. La France est devenue complètement malade. » Samedi 23 janvier, Valentina se trouve avec ses deux compatriotes à Calais pour la manifestation de solidarité avec les migrants. Près de 2000 personnes, membres d’associations, d’organisations politiques, citoyens solidaires, riverains et migrants se sont rassemblés à la « Jungle », territoire du bout du monde jouxtant le port. C’est ici que survivent, dans une grande précarité, près de 7000 personnes tentant depuis des mois de passer en Angleterre (lire aussi notre reportage : Calais, au sein d’un bidonville en état d’urgence, devenu la honte de la France).

Le cortège bigarré s’élance de cet endroit désolé où femmes, hommes et enfants sont arrosés, la nuit, de gaz lacrymogènes par les CRS depuis début janvier. « Nous dénonçons les politiques française et européenne qui créent ces situations à Calais comme aux portes de l’Europe, souligne l’appel au rassemblement. Nous demandons immédiatement des conditions d’accueil dignes pour tous et toutes. Qu’ils/elles soient nommé-e-s réfugié-e-s, migrant-e-s ou sans-papiers, nous exigeons des droits égaux pour tou-t-e-s, des titres de séjour, l’accès aux soins et au logement. »

En fin de manifestation, une centaine de migrants se mettent à courir vers le port. « Nous les avons suivis en solidarité, raconte Martina. Et puis il y a eu une grande confusion. Face à nous, un horizon de tirs de lacrymo. Derrière, des fourgons de police qui se rapprochent. Des gens passaient sous un grillage, on a fait pareil pour se sortir de là. » Alors qu’elles entrent dans des toilettes toujours situées dans la zone portuaire, la police aux frontières les interpelle, avec quatre personnes françaises. Les voilà parties pour 24 heures de garde-à-vue à l’hôtel de police de Coquelles, une ville qui jouxte Calais.

« La police nous faisait croire que des migrants étaient morts et que c’était de notre faute »

Les sept interpellés sont accusés de « dégradation volontaire en réunion » et d’avoir « pénétré illégalement dans le port ». « Nous ne savions pas où nous allions ! », s’exclament les filles. L’ambiance au commissariat est tendue. « La police nous faisait croire que des migrants étaient morts et que c’était de notre faute. »  Les agents aimeraient les classer « no border » (pas de frontière), un terme péjoratif dans la bouche des forces de l’ordre, qui désigne chez eux des activistes radicaux menaçant la sécurité du territoire. « Nous étions là en soutien aux migrants », préfère asséner Ornella. À l’issue des interrogatoires, aucune poursuite pénale n’est retenue contre les sept imprudents : les Français sont libérés et les Italiennes se préparent à sortir dans la foulée. Deux autres manifestants et six migrants accusés d’être montés illégalement sur un ferry à la fin de la manifestation seront, eux, jugés, le 22 février.

Pour les trois Italiennes, l’histoire aurait dû s’arrêter là. Sauf que Bernard Cazeneuve a « donné des instructions pour que les no-border qui ont participé à ces opérations fassent l’objet d’une expulsion » , comme il le déclare à la presse dès le dimanche. « Dix minutes avant la fin de la garde-à-vue, nous apprenons que la préfecture ordonne notre obligation de quitter le territoire français (OQTF) et que nous sommes transférés dans un centre de rétention administrative (CRA) », relate Martina.

« Menace réelle, actuelle et grave »

Au CRA de Lesquin, à quelques kilomètres de Lille, les jeunes femmes reçoivent, incrédules, leur notification d’obligation de quitter le territoire et les faits qui leur sont reprochés par l’exécutif, alors même que le procureur a d’ores et déjà estimé que rien ne permettait de les poursuivre.

La France peut donc motiver des avis d’expulsion avec des allégations infondées, non vérifiées, n’ayant donné lieu à aucune poursuite pénale. « Comment mes clientes peuvent-elles représenter une « menace réelle, actuelle et grave » alors qu’elles n’ont jamais été inquiétées par la justice ou la police en France comme en Italie ? », demande leur avocate Murielle Ruef.

Ce motif de la « menace pour la société française » avait déjà été mobilisé durant la COP21, pour mettre en rétention et menacer d’expulsion deux militants écologistes belges après qu’ils aient participé à la manifestation interdite de place de la République, le 29 novembre dernier à Paris. « J’avais pu faire annuler par le tribunal l’OQTF en démontrant qu’ils ne représentaient pas une menace grave, témoigne leur avocat Bruno Vinay. Comme pour mes clients, la situation des italiennes semble bien liée à une décision politique. »

Un acte qui n’aurait jamais dû exister

Dans ce qui ressemble à une croisade zélée contre d’improbables perturbatrices étrangères, la préfecture recourt à un second arbitraire : pour les placer en rétention, elle invoque le fait que les Italiennes n’auraient pas fourni d’éléments justifiant qu’elles résident en France depuis plus de trois mois. « Elles ont indiqué qu’elles étaient étudiantes dès la garde-à-vue », rétorque Murielle Ruef, qui a déposé un recours devant le tribunal administratif. « Nous avons transmis les preuves de résidence en France depuis plus de deux ans : des preuves d’adresse fixe, d’inscription à l’université, d’emploi pour l’une d’entre elles. »

Après les communiqués des universités, les lettres de soutien des professeurs, les pressions au Consul italien et les articles dans les médias, la France a finalement décidé d’écourter une situation difficilement tenable : le soir du troisième jour de rétention, le 27 janvier, la préfecture du Pas de Calais libère les Italiennes et « retire » l’OQTF. « Elles ont les bons justificatifs », confirme Steve Barbet, de la préfecture du Pas-de-Calais. Il ajoute même qu’« elles n’ont commis aucun délit ». Que deviennent alors les graves accusations inscrites sur la notification d’OQTF ? Elles disparaissent, tout simplement. « Le retrait, ce n’est pas l’abrogation, précise leur avocate. Cela veut dire que l’acte n’aurait jamais dû exister, que la Préfecture acquiesce à son illégalité. »

Un moyen de pression sur les manifestants étrangers

Sur fond d’état d’urgence, dans un contexte actuel où l’exécutif fragilise le pouvoir des juges, se garder la possibilité de mettre quelques jours en rétention des manifestants étrangers pour les relâcher ensuite sans passage devant le tribunal relève d’une méthode qui met une nouvelle fois à mal l’idée d’un « État de droit ». « Ce cas illustre bien la manière dont l’autorité administrative fait fi des décisions judiciaires voire contourne la justice pour appliquer sa propre répression, analyse Vanessa Codaccioni, maîtresse de conférences en science politique à l’université de Paris 8 [1] « C’est un classique des « moments d’exception », rappelle-t-elle. Pendant la guerre d’Algérie, de très nombreux individus ont été relâchés par la justice mais immédiatement transférés dans des camps d’internement par la volonté des seuls préfets. »

En attendant, l’expérience de l’enfermement n’a fait qu’accroître l’indignation des Italiennes face à l’existence des prisons pour migrants. « Même enfermées, on ressentait fortement nos privilèges d’européennes », racontent-elles sur la route qui les ramène à Paris. « Les femmes que nous avons rencontrées ne connaissaient pas leurs droits, elles étaient très isolées. Les migrantes ne savaient même pas qu’elles avaient droit au portable. Elles vivent des situations d’insécurité : c’est un homme qui effectue la ronde de 5 heures du matin et vient compter les détenues jusque dans leurs chambres ! »

Autour des trois Italiennes, il y avait une Camerounaise, fille de diplomate, qui vivait en Grande Bretagne depuis dix ans et ne pouvait pas y retourner et une Dominicaine qui sortait de prison mais ne pouvait rejoindre son mari et ses enfants catalans en Espagne car l’administration avait perdu son permis de séjour espagnol. « Ces situations sont hallucinantes. Faut-il rappeler que ces femmes n’ont commis aucun crime et qu’elles souhaitent juste se rendre là où vivent leurs familles ? »

Naïké Desquesnes