Déclaration publique : Amnesty demande que les autorités françaises cessent immédiatement le harcèlement et l’intimidation des défenseurs des droits à la frontière

https://www.amnesty.fr/refugies-et-migrants/actualites/nord-de-la-france-calais-droit-des-migrants-covid-19

NORD DE LA FRANCE : EN PLEINE CRISE SANITAIRE, LES DÉFENSEURS DES DROITS DES MIGRANTS SONT TOUJOURS HARCELÉS

Dans le contexte de la crise sanitaire liée au Covid-19, les défenseurs des droits humains jouent un rôle crucial pour que la lutte contre la pandémie soit respectueuse des droits de tous. Pourtant, à la frontière franco-britannique, les personnes venant en aide aux migrants continuent de faire l’objet d’actes de harcèlement et d’intimidation de la part des autorités françaises. Nous demandons que cessent immédiatement les pratiques abusives à leur égard.

CONDITIONS DE VIE INDIGNES ET ABSENCE DE PROTECTION POUR LES PERSONNES EXILÉES

Depuis le début de la crise sanitaire en France, les expulsions de lieux de vie informels se sont poursuivies dans le nord de la France, laissant les personnes exilées dans le dénuement le plus total. Entre mars et avril 2020, l’équipe de Human Rights Observers a recensé 180 expulsions de campements à Calais et 12 à Grande-Synthe. Selon les associations locales, ces expulsions se sont accompagnées de la saisie de tentes et d’effets personnels (sacs de couchage, couvertures, sacs à dos, téléphones), mais aussi de violences et d’un recours excessif à la force par la police.

Suite aux demandes d’Amnesty International France et des nombreuses associations qui travaillent sur le terrain, des opérations de mise à l’abri et quelques mesures d’assistance humanitaire ont tardivement été mises en place. Cependant, de nombreuses personnes exilées continuent de vivre dans des conditions indignes, sans aucune mesure de protection face au virus. Plus de 1000 personnes exilées sont encore présentes dans les campements informels à Calais et environ 600 à Grande-Synthe.

AMENDES, CONTRÔLES D’IDENTITÉ, MISES EN GARDE À VUE : L’INTIMIDATION DES AIDANTS SE POURSUIT

Dans ce contexte, les personnes qui viennent en aide aux exilés présents à Calais et Grande-Synthe ont un rôle essentiel : elles fournissent une assistance humanitaire indispensable, signalent les violences et les abus observés notamment lors des expulsions, et interpellent les pouvoirs publics sur les mesures à prendre pour protéger des personnes déjà marginalisées. Pourtant, au lieu d’être soutenus, les bénévoles sur le terrain continuent de faire l’objet d’actes de harcèlement et d’intimidation de la part des forces de l’ordre.

A Calais et Grande-Synthe, Human Rights Observers a par exemple recensé 37 contraventions dressées essentiellement au motif du non-respect des mesures de confinement entre le 17 mars et le 11 mai 2020. Les bénévoles verbalisés étaient alors en maraude ou présents aux côtés des exilés, des personnes qui ne seraient donc pas « assez vulnérables » aux yeux des autorités pour faire l’objet d’une dérogation pourtant prévue par l’attestation de circulation.

A Grande-Synthe, quatre membres de l’association Utopia 56 ont été arrêtés et placés en garde à vue, le 24 avril dernier, alors qu’ils documentaient l’évacuation violente d’un campement de personnes exilées par les forces de l’ordre, lors d’une mise à l’abri. Les quatre bénévoles ont passé toute la journée en garde à vue pour « atteinte à l’autorité de la justice par discrédit d’une décision de justice » et « complicité de mise en danger de la vie d’autrui, en ayant incité les exilés à se rendre sur l’autoroute ». Les quatre bénévoles sont finalement sortis dans la soirée sans qu’aucune poursuite n’ait été retenue contre eux à ce jour.

Par ailleurs, alors qu’ils ne font qu’observer des situations souvent tendues ou violentes afin de signaler de potentiels actes délictueux des forces de l’ordre, les bénévoles associatifs auraient été à plusieurs reprises filmés par la police et sommés de s’éloigner du périmètre d’opération. Selon les associations locales, ils sont aussi régulièrement soumis à des contrôles d’identité et de véhicules.

AUCUNE MESURE PRISE POUR METTRE FIN À CES PRATIQUES ABUSIVES

Les autorités françaises ne doivent pas prendre le prétexte des restrictions imposées dans le cadre de la pandémie pour restreindre le droit de défendre les droits et entraver l’action des aidants dans le nord de la France. Elles doivent au contraire reconnaître que la défense des droits fondamentaux constitue une activité d’autant plus essentielle dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, qui permet l’adoption de mesures restrictives de libertés, et veiller à ce que tous les aidants puissent agir sans avoir à craindre d’actes d’intimidation.

Alors que nous alertons sur cette situation depuis près d’un an, aucune mesure en ce sens n’a encore été prise. Les autorités françaises doivent également condamner toute tentative de délégitimer le travail des aidants et enquêter de façon approfondie et impartiale sur tous les abus signalés à Calais et Grande-Synthe.

Journal des Jungles n°13 : le supplément !

« Nous avons perdu beaucoup de gens dans la Jungle, dont plusieurs étaient mes ami.e.s. La police n’a aucune sympathie envers nous. Cruelle, elle nous maltraite constamment à Calais. Cela nous fait souffrir psychologiquement et ce n’est moralement pas juste. Ils nous ont tout pris, y compris de l’argent, des tentes qui nous fournissent un abri et des vêtements qui nous gardent au chaud (…) »

Découvrez ci-dessous le puissant texte d’Helina, « Ouvrez les frontières ! », rédigé au cours de la résidence d’écriture du Journal des Jungles n°13, qui s’est déroulée entre femmes, fin septembre 2019, au sein de l’accueil de jour du Secours Catholique à Calais.

Les vies encampées, et ce que nous en savons

Les vies encampées, et ce que nous en savons

La moitié de la population de la planète est confinée à domicile. Cette assignation pourrait nous donner une toute petite idée de ce qu’est la vie en camps de réfugiés. Mais nous serions encore très loin du compte…

Tribune. Depuis presque un mois et demi, comme la moitié de la population de la planète, nous sommes confinés. Tout le monde s’interroge sur le bouleversement de son quotidien, sur cette restriction de liberté, et sur la durée de cette période… Nous faisons ainsi un tout petit peu l’expérience de celles et ceux qui passent leur vie en camp – de réfugiés, de déplacés internes, de migrants, de rétention. Une toute petite idée pratique de la vie encampée, sur un territoire confiné, avec la perception durcie d’un dedans et d’un dehors, avec des autorisations de sortie, une présence policière et des contrôles dans les lieux de passage, des tentatives de resquille, l’attente d’une fin ou d’une sortie, et l’incertitude permanente. Dans les camps, les cas de pathologie psychique sont légion, des équipes médicales sont dédiées à cela en particulier, j’ai suivi des infirmiers de MSF en Sierra Leone qui avaient leurs circuits quotidiens de distribution d’antidépresseurs dans les camps. De mon côté, en parlant avec les réfugiés, j’ai maintes fois entendu les mots qui évoquent la prison, l’inutilité, la lassitude, l’attente, j’ai vu des colères plus ou moins refoulées dues au désir de sortir pour retourner dans son pays, ou vivre librement dans le pays d’accueil, ou partir ailleurs. Mais ne pas rester enfermés.

Ce qui préoccupait le plus les encampés, c’était l’incertitude, ne pas savoir par exemple quand ils pourraient revenir chez eux, dans leur pays, c’est-à-dire à l’état antérieur (et normal, pensaient-ils) de leur existence. Le lieu confiné était un territoire de l’attente et de la contrainte mais, leur disait-on, ils n’avaient pas le choix, puisque c’était l’espace humanitaire, là où ils recevraient de quoi survivre. Espace d’exception, mais humanitaire, donc acceptable «en attendant». Encampés sous contrainte, ils et elles montraient des capacités étonnantes de soumission, d’adaptation et d’invention. Mais avant cela, les premiers jours ou premières semaines, c’est le temps de l’urgence, c’est-à-dire de la sidération à cause de ce qui a été vécu avant (violence, catastrophe, fuite, faim) et qui reste imprégné, ou parce que c’est le temps suspendu du soin et de la réparation, ou du simple fait de ne pas comprendre où l’on est. Puis la vie qui s’organise est une succession de bricolages, d’accommodements avec les autorités du camp, avec les nouveaux voisins, avec ce qu’on trouve juste autour de soi pour transformer le quotidien dans son abri, le rendre plus habitable, agréable même.

Nous pourrions presque partager un «nous» commun avec les millions de personnes qui, dans le monde, vivent une sorte d’enfermement mi-humanitaire mi-sécuritaire, acceptant cela faute de mieux ou se révoltant parfois contre telle ou telle inégalité de traitement au sein de cette même condition. Comme si nous expérimentions une petite part de l’existence des autres encampés, les «vrais» et durables, ou qui nous semblent tels alors qu’eux-mêmes, comme nous aujourd’hui, se voient là par accident, par exception et provisoirement. Des millions de personnes sont confinées dans des camps alors qu’elles croyaient y être pour quelques jours, quelques semaines, sidérées d’abord, puis perturbées, puis remarquablement «résilientes», dit-on d’elles.

Mais non, je ne pense pas que nous finirons par être abandonnés, invisibles ou indésirables, comme le sont les réfugiés et migrants tenus à l’écart dans des camps faute de politique globale d’accompagnement des mobilités. La généralisation de l’enfermement, qui nous révèle l’unité de la planète aux prises avec une pandémie, révèle en même temps une forte différenciation sur le plan social et en termes de droits humains. Nous pouvons juste saisir cet instant pour ressentir une solidarité plus empathique, compréhensive et objective avec les personnes dont le confinement est la vie ordinaire.

Nombreux sont ceux qui sont pris au piège non seulement de l’encampement mais de l’encampement confiné : toute la bande de Gaza est un camp qui doit être décloisonné, le blocus doit cesser et l’enclave être ouverte pour permettre l’entrée de matériel de soin pour ses 2 millions d’habitants. Le camp de Moria sur l’île de Lesbos, en Grèce, doit être fermé et ses 20 000 occupants, enfermés sans autre motif que d’avoir voulu demander refuge à l’Europe, libérés et relogés dans des habitats sains et sécurisés. Les centres de rétention en Europe, notamment en France, doivent être fermés et leurs occupants, en attente d’expulsions qui ne peuvent avoir lieu, relogés dans des conditions saines et sûres, tout comme les 1 500 occupants des campements de Calais et de Grande-Synthe, enfermés dehors sans protection. Ces situations montrent la dangerosité des dispositifs d’encampement du point de vue de l’accès aux soins et aux droits humains en général.

Tous les camps dans le monde sont différents. Certains, les plus visibles comme Zaatari en Jordanie, ou certains camps de conteneurs en Grèce continentale sont supportables et les maux de l’encampement ne sont que ceux, décuplés, que nous pouvons imaginer à partir de l’expérience du confinement : incertitude, manque de liberté, absence de perspectives, peurs. Mais pour la plupart des encampés, en Afrique, en Asie centrale, au Proche-Orient, et pour les près de 40 000 occupants des hotspots des îles grecques, c’est la double peine du confinement dans l’enfermement, la précarité et l’abandon politique rendant les populations chaque jour plus fragiles face à la propagation du virus. Après que les premiers cas de Covid-19 ont été révélés dans les campements du Calaisis fin mars, l’Etat vient de commencer leur mise à l’abri. Faute d’anticipation, et surtout par manque d’alternative aux camps, leur dangerosité est ainsi reconnue, et l’urgence est encore une fois la seule réponse. Encore faut-il qu’elle soit menée à son terme.

Michel Agier est l’auteur de: l’Etranger qui vient. Repenser l’hospitalité (Seuil, 2018).

Michel Agier anthropologue (IRD et EHESS). Directeur du département Policy de l’Institut des migrations (ICM)

Certains migrants retrouvent dans le confinement quelque chose de familier

«Certains migrants retrouvent dans le confinement quelque chose de familier»

— 23 avril 2020 à 18:11

Avec la pandémie, les réfugiés sont devenus plus invisibles encore. Pourtant, atteints par le virus ou non, ils ont plus que jamais besoin qu’on écoute leur corps malmené, explique Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky, psychologue à l’hôpital Avicenne de Bobigny, qui continue ses consultations avec eux par téléphone.

Très nombreux en Seine-Saint-Denis et en bordure de ce département, les réfugiés et les demandeurs d’asile sont de ceux qui souffrent particulièrement du confinement et de la rupture des liens qu’il entraîne. Depuis le 16 mars, leur situation administrative est gelée : aucun recours, aucune demande ne sont possibles, aucun dossier ne passe devant la Cour nationale du droit d’asile (CNDA). Les circonstances actuelles ont par ailleurs des conséquences psychiques parfois graves pour ceux d’entre eux qui sont atteints de stress post-traumatique. Professeure d’anthropologie à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco), psychanalyste et psychologue clinicienne à l’hôpital Avicenne de Bobigny (Seine-Saint-Denis), auteure de la Voix de ceux qui crient. Rencontre avec des demandeurs d’asile (Albin Michel, 2018), Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky continue d’écouter ses patients et analyse leurs comportements pendant cette période exceptionnelle.

Quelles sont les conséquences pratiques du confinement pour les réfugiés ?

La conséquence la plus objective est que, depuis le 16 mars, la validité des documents de séjour des étrangers est prolongée de trois mois. En revanche, l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) est fermé, les rendez-vous avec les étrangers qui viennent d’arriver en France sont annulés, si bien que ceux qui n’avaient pas déposé leur demande n’ont pas accès à l’allocation d’attente, ni à la possibilité d’hébergement qui se met en place à son issue. Ce sont donc des personnes qui n’ont rien, qui n’existent pas. Heureusement, la distribution de repas a repris quinze jours après le début du confinement. Ce qui fait froid dans le dos, c’est que ces distributions, Porte de la Chapelle, attirent beaucoup de monde, c’est dangereux. La France devrait régulariser de façon temporaire les demandeurs, comme l’a fait le Portugal. Ce serait une mesure de bon sens puisque nous sommes face à une population qui ne partira pas de France.

Le confinement a-t-il modifié la nature et la forme de vos consultations ?

Il se trouve que dès le début de l’épidémie, j’ai été en contact, pour des raisons familiales, avec des personnes hospitalisées dans un service où il y avait des cas de Covid-19, si bien que j’ai été placée en quatorzaine. J’ai dû aménager rapidement mes conditions de travail car ce n’était vraiment pas le moment de m’arrêter : le sentiment d’abandon et de solitude chez les réfugiés est incroyablement fort. Je continue donc les consultations sous forme de conférence téléphonique à trois, car j’ai besoin d’un interprète. Après quelques jours de cafouillage, cela s’est vite et bien organisé.

Donnez-vous votre numéro de téléphone ?

Oui, mais certains de mes collègues ne partagent pas cette position, et je peux le comprendre. C’est un choix personnel. Pour ma part, je pense que les demandeurs d’asile qui ont subi des violences extrêmes ont besoin qu’une personne leur fasse confiance, d’autant qu’ils accordent de l’importance à leurs séances de psychothérapie. Jamais un de mes patients n’a abusé de mon numéro. Le problème, c’est justement le téléphone : un mythe circule selon lequel les migrants seraient superconnectés. C’est vrai dans la mesure où ils cherchent avant tout à rester en contact avec leurs familles. Mais ils changent tout le temps d’opérateur, et donc de numéro. Ou alors ils perdent leur téléphone, ou ils le cassent. Néanmoins, il existe toujours un moyen de retrouver un patient. Il vous donne le numéro de quelqu’un par l’intermédiaire duquel vous pourrez le joindre. Ils sont connectés, mais d’une autre manière que nous.

Comment les demandeurs d’asile ont-ils réagi à l’annonce du confinement ?

Les réactions sont multiples, mais la situation accroît l’incertitude et le manque d’informations qui affectent déjà les réfugiés. Ils entendent dire qu’il faut se laver les mains cinq fois par jour, ce qui est impossible quand on vit dans la rue. Remplir une attestation de sortie, c’est compliqué. Ils n’ont pas non plus les moyens de prendre leur température, ils confondent les médicaments, ne comprennent pas que le paracétamol équivaut au Doliprane. Après trois semaines de confinement, beaucoup de ceux qui étaient dans la rue se retrouvent confinés dans les dortoirs des associations, à trois, à quatre. C’est bien, et compliqué à la fois. L’intimité imposée devient un problème. Quant aux réactions psychiques, elles varient. Certains, des Afghans par exemple, vous disent : «Moi, je sais très bien ce qu’est un couvre-feu ou un confinement.» Et il est vrai qu’ils y retrouvent quelque chose de familier, lié à la guerre et à la situation politique de leur pays. D’autres, comme les Peuls, craignent de sortir dans la rue en Seine-Saint-Denis «parce qu’il y a trop de Noirs». Les «Noirs», pour les Peuls, sont ceux qui les tuent. Ceux-là, le confinement les soulage. Mais ce qui les rassure dans les circonstances difficiles actuelles, c’est que la pandémie frappe tout le monde, et pas seulement eux. Ils ne sont plus des exceptions. Ils ont par ailleurs une capacité de résistance qui les préserve de la peur.

Voulez-vous dire que vous n’observez pas de panique ?

Si. Certains prennent la contamination pour une punition. Ils se disent que la maladie leur pendait au nez depuis le départ de leur pays d’origine. La pandémie, selon eux, n’est pas née d’elle-même mais elle leur est envoyée pour sanctionner leur exil. D’autres réfugiés sont pris dans un conflit de loyauté vis-à-vis de leurs proches restés dans leur pays, et l’épidémie accentue ce sentiment puisqu’ils ne peuvent plus protéger leur famille, ni compenser l’impression de l’avoir trahie en leur envoyant de l’argent. J’ai quelques patients qui ne respectent pas le confinement. Ils continuent à se déplacer, et cette transgression s’assimile à un passage à l’acte. Ils savent qu’ils jouent un jeu dangereux en sortant. Pour certains qui ont connu des situations carcérales, être contraint dans un espace confiné fait remonter des souvenirs terribles. J’ai un patient très dépressif qui ne supporte pas l’idée de ne pas pouvoir sortir.

Pouvez-vous dresser un rapide tableau clinique de vos patients ?

Beaucoup souffrent de syndromes post-traumatiques. Quelque chose dans l’événement initial qu’ils ont vécu les empêche d’en sortir : le viol subi, la mort d’un enfant reviennent tout le temps. Ils sont enfermés dans une dynamique mortifère. D’autres patients connaissent une dissociation traumatique : ils ne sont pas avec vous, ils ne s’inscrivent pas dans le quotidien. Ils éprouvent de l’angoisse qui, contrairement à la peur, est un sentiment disséminé ; l’angoisse est partout. Ce sont des personnes très seules, pour lesquelles rien n’est partageable. Elles n’arrivent plus à trouver une place dans le monde commun, elles ne connaissent pas la temporalité : le futur n’a plus de sens pour elles.

Qu’est-ce qui est difficile à faire comprendre aux patients ?

Il leur faut accepter cette réalité pour eux surprenante et paradoxale : ne plus aller systématiquement à l’hôpital en cas de problème. Jusqu’à présent, une des rares institutions sécurisantes pour les demandeurs d’asile et les réfugiés est l’hôpital, l’endroit gratuit où on les soigne. Même ceux qui ne sont pas malades ont besoin de soin, au sens de «care», qu’on écoute leur corps malmené. Autant l’administration n’est pas sécurisante pour eux, car elle demande des papiers ou leur interdit la présence sur le territoire, autant l’hôpital est un lieu d’ancrage où ils ne craignent rien. Nous leur disons toujours qu’en cas de panique, ils doivent aller aux urgences. Certains préfèrent attendre huit heures en pleine nuit aux urgences que rester seuls face à eux-mêmes. Et voilà que, pour la première fois, on leur dit : «Si vous vous pensez atteint du covid, n’allez pas tout de suite à l’hôpital car en ce moment, c’est risqué. Passez d’abord par le 15.» C’est ce qu’il faut leur expliquer. Ils nous font confiance.

Recueilli par Virginie Bloch-Lainé

13.04.2020 – Lettre ouverte – Violences policières à Calais

À Monsieur le préfet du Pas-de-Calais
Aux médias qui veulent s’en saisir
À toutes personnes concernées
A Calais, le 13 avril 2020

Lettre ouverte de la communauté Érythréenne de la « Jungle » de Calais

Avant de commencer à écrire notre plainte concernant les événements suivants impliquant des CRS, nous souhaitons dire quelques mots à propos de nous mêmes,
Nous sommes des exilés venant d’Érythrée. Nous sommes ici pour la simple raison de vouloir vivre notre vie en sécurité, et avoir un futur. Nous ne sommes pas des criminels, nous sommes des migrants. Nous sommes des innocents qui essayons d’aller en Angleterre.

Notre plainte concerne une compagnie de CRS et leurs actions impulsives et agressives à notre égard.
Ils ne nous considèrent pas comme des êtres humains. Ils nous insultent de noms tels que monkey (singe), bitch (salope), etc…

Et, depuis quelques semaines, ils ont commencé à menacer nos vies en nous battant dès que l’occasion se présentait à eux. Lorsque par exemple ils trouvaient un groupe de deux ou trois personnes marchant vers la distribution de nourriture, ou dans nos tentes, lorsque nous dormions.
Ils accélèrent dans leurs véhicules en roulant dans notre direction, comme s’ils voulaient nous écraser. Ils ont également emmené des gens avec eux dans des endroits éloignés de Calais, et les ont frappé jusqu’à ce qu’ils perdent connaissance.

Ils cachent leurs codes personnels (note : numéro RIO) lorsqu’ils commettent ces actions illégales envers nous. Lorsqu’ils se rendent compte que nous filmons, ils s’attaquent à nous et cassent nos téléphones.
Voici une liste de tous les actes violents auxquels nous avons été soumis récemment. Tous ces événements ont eu lieu à Calais et ont été commis par des agents CRS :

⁃ 26 mars 2020, 15h30 : une personne a été gazée et frappée par les CRS avoir s’être vue refuser l’entrée du supermarché Carrefour

⁃ 27 mars 2020, 14h00 : deux personnes qui marchaient près du Stade de l’Épopée pour se rendre à la distribution de nourriture ont été passées à tabac par les CRS. L’une des victimes a eu le bras cassé suite à cette agression. (compagnie 8)

⁃ 27 mars 2020 : deux personnes qui marchaient près du stade de BMX pour aller à la distribution de nourriture ont été frappées et gazées par les CRS (compagnie 8)

⁃ 28 mars 2020, 9h00 : une personne qui marchait dans la rue Mollien a été jetée au sol et passée à tabac par les CRS (compagnie 8)

⁃ 28 mars 15h00 : deux personnes marchant près du stade de BMX pour aller à la distribution de nourriture ont été frappées et gazées par les CRS (compagnie 8)

⁃ 28 mars 2020, 15h30 : une personne qui marchait seule Quai Lucien L’heureux et se rendant à son campement a été passée à tabac et frappée à l’arrière de la tête avec une matraque télescopique par les CRS (compagnie 8)

⁃ 28 mars 2020 : quatre personnes qui marchaient près du stade de BMX ont été passées à tabac par les CRS, à l’aide de matraques télescopiques (compagnie 8)

– 31 mars 2020, 12h50 : deux personnes sorties d’un camion ont été passées à tabac Rue des Sablières. Une personne se plaignait d’une douleur importante au bras, la deuxième a été laissée quasiment inconsciente et a dû être évacuée vers l’hôpital en ambulance. (compagnie 8).

La communauté des réfugiés érythréens de Calais

9.04.2020 – Communiqué de presse : saisine des Nations Unies

Saisine de 7 Rapporteurs des Nations Unies par une coalition de 92 associations

Covid-19 / Personnes vivant à la rue, dans des squats ou des bidonvilles

Communiqué de presse du 9 avril 2020

92 associations et collectifs s’associent pour saisir conjointement 7 Rapporteurs des Nations Unies en charge des questions de pauvreté extrême, de santé, d’accès à un logement décent, à la nourriture, à l’eau potable et à l’assainissement, ainsi que des migrants et des défenseurs des droits humains. Cette action est à l’initiative de Committee for Refugee Relief et coordonnée par des associations telles que Amnesty International France, la Cimade, la Ligue des Droits de l’Homme, Médecins du Monde, Médecins sans Frontières, le Secours Catholique et Utopia 56.

Cette saisine fait état de ce que les personnes vivant à la rue, dans des squats ou des bidonvilles ne bénéficient pas pleinement des mesures de prévention du Covid-19 mises en place par le gouvernement et les autorités locales. Elle fait part de la situation préoccupante de cette catégorie de personnes dans plusieurs villes de France, dans la mesure où leur accès à l’eau et à la nourriture, rendu plus difficile en raison de la pandémie, impacte potentiellement leur santé. Elle mentionne aussi le fait que les personnes en situation de demande d’asile sont aujourd’hui dans l’impossibilité concrète de déposer leur demande, et donc d’accéder à une quelconque protection (juridique, santé, nourriture, logement). Enfin, elle mentionne la difficulté accrue des associations à travailler sur le terrain, en raison de l’absence de matériel de protection et, dans certaines municipalités, de verbalisations excessives.

Cette communication urgente demande aux Rapporteurs Spéciaux de rappeler au gouvernement français la nécessité de prendre et réaliser effectivement des mesures de protection à l’égard de ces personnes, et cela dans l’intérêt de tous.

Contacts presse :

Committee for Refugee Relief – Sophie Pouget: 07 69 60 92 56

Médecins du Monde – Fanny Mantaux : 06 09 17 35 59

Médecins sans Frontières – Corinne Torre : 06 14 06 11 18

Utopia 56 – Yann Manzi : 06 29 48 54 45

Liste des signataires :

ACAT – ACCMV – Accueil Réfugiés BRUZ – Accueil-Asile – Action contre la Faim France – Action Droits des Musulmans (ADM) – ADHEOS Centre LGBT – ADRA Dunkerque – ADSF Agir pour la Santé des Femmes – Ah Bienvenue Clandestins ! – Aide Migrants Solidarité (AMiS) – AIDES – Alliance des Avocats pour les Droits de l’Homme – Alternatives pour des projets urbains ici et à l’international – Amnesty International France – Architectes Sans Frontières – ARDHIS – Association Allamma – Association des familles victimes du saturnisme – Association des Travailleurs Maghrébins de France (ATMF) – Association soutien aux exilés 44 – ATD Quart Monde – Autour d’eux Léo et Téa – Bethlehem – Care4Calais – CCFD-Terre Solidaire – Centre Primo Levi – Cercle de Silence Hazebrouck – Chemins Pluriels – Collectif Audonien Solidarité Migrants – Collectif Cambrésis pour l’Aide aux Migrants – Collectif Migraction59 – Collective Aid – Comede Comité pour la santé des exilé.e.s – Committee for Refugee Relief – Droit Au Logement (DAL) – Dom’Asile – Droits d’urgence – ECNOU – ELENA France – Elkartasuna Larrun Solidarité Autour de la Rhune – Emmaüs Dunkerque – Emmaüs France – Equinoxe Centre LGBTI+ Nancy – ESPACE – Etats Généraux des Migrations – FASTI – FIDH – GAT Réfugiés Migrants FI35 – Gisti (Groupe d’information et de soutien des immigré.e.s) – Groupe ATTAC Rennes – Help Refugees – Itinérance Cherbourg – JRS France – Kolone – L’assiette migrante – L’Auberge des Migrants – L’Autre Cantine Nantes – La Chorba – La Cimade – Le CRIDEV – Ligue des Droits de l’Homme – Médecins du Monde – Médecins sans Frontières – Migrations, Minorités Sexuelles et de Genre – MRAP Fédération de Paris – MRAP Littoral – P’tits Déjs Solidaires – Paris d’Exil – Planning Familial du Pas de Calais – Planning Familial Ille-et-Vilaine – Refugee Info Bus – Refugee Rights Europe – Refugee Women’s Centre -Refugee Youth Service (RYS) – Refuges Solidaires – Roya citoyenne – Salam Nord/Pas-de-Calais – SAVE – Secours catholique Caritas France – Snep-Fsu 35 – Solidarité migrants Wilson – Solidarités International – Solidarités Saint Bernard – Terre d’errance Steenvoorde – Thot, Transmettre un Horizon à Tous – Toit du monde – Tous Migrants – Un Toit c’est Un Droit – Utopia 56 – Voix des Migrants – WATIZAT

A Calais, Natacha Bouchart fait des migrants une rente politique

ÉLECTIONS MUNICIPALES 2020: NOTRE DOSSIER – REPORTAGE MEDIAPART

23 FÉVRIER 2020 | PAR MORGAN RAILANE (MÉDIACITÉS)

La maire LR postule à un troisième mandat à la tête de la première ville du Pas-de-Calais. Favorite face à un RN divisé et à une gauche en reconstruction, elle a réussi à transformer la présence de migrants en atout politique… et en plantureuses subventions.

Quand, en 2008, elle monte au beffroi de Calais pour lancer la rénovation du vieil escalier en bois, Natacha Bouchart tourne un peu de l’œil. Sujette au vertige, elle reste accrochée au bras d’un journaliste mais va jusqu’au bout de la visite.

Une ténacité qui n’est pas pour rien dans une ascension politique qui n’était pas écrite. Sans diplôme – elle quitte le lycée prématurément – ni expérience professionnelle, la maire (LR) de Calais s’est imposée, en 20 ans, comme une figure majeure de la vie politique régionale.

Selon un étonnant sondage Ipsos-La Voix du Nord, elle serait en position de l’emporter dès le premier tour avec 56 % des voix, contre 25 % à la gauche et… 12 % au RN, quand ce dernier avait réuni 42 % des suffrages aux dernières européennes.

Un score trop beau pour être vrai ? Ce qui est sûr, c’est qu’elle a su transformer la crise migratoire en véritable rente politique. Et que son positionnement à la fois anti-FN et ouvert au-delà de LR la rend très Macron-compatible (le mouvement du président lui a d’ailleurs apporté officiellement son soutien). Mais rien de théorique là-dedans. Plutôt des choix à l’instinct d’une politicienne de terrain, tombée « dans la marmite » quand elle était petite…

Natacha Bouchart vise un troisième mandat de maire de Calais aux municipales de 2020. © MR

Née en 1963 dans le bassin minier à Loison-sous-Lens, celle qui est encore Nathalie Keuroglanian à l’état civil, grandit dans une famille métissée : sa mère est fille d’immigrés polonais ; son père est arménien, fils d’un marchand de tissus. Gaulliste patenté, Maurice Keuroglanian est un homme influent dans les coulisses du mouvement.

Membre du Service d’action civique (SAC), l’ancienne officine des coups tordus du parti, il est également trésorier du RPR dans le Nord-Pas-de-Calais. Il siège ainsi avec tous les barons gaullistes régionaux et sa fille, encore enfant, l’accompagne parfois. « Son père était un vrai gaulliste, social, pas de droite », vante un vieux militant qui l’a côtoyé à l’époque. « Naturellement, comme tous les membres du SAC, il était armé », sourit-il. Des histoires circulent mais la discrétion est de mise…

Dans les années 1970, l’adolescente suit son papa dans les comités fédéraux du parti chiraquien. Que comprend-elle alors des secrets des hommes forts de la droite régionale ? Elle en retire peut-être le sentiment que son destin est là.

À la fin des années 1980, Maurice Keuroglanian place sa fille chez Jean-Paul Delevoye, alors maire de Bapaume et parlementaire. C’est son premier mentor en politique, celui auprès de qui elle apprend le métier. Natacha Bouchart tient le secrétariat, accueille, cale les rendez-vous, réseaute… mais reste toujours discrète.

  • Les années d’apprentissage à Calais

Quand elle arrive à Calais au début des années 1990, c’est Claude Demassieux, éternel opposant RPR au conseil municipal, qui est chargé de la cornaquer à la demande de Jean-Paul Delevoye. Il lui trouve aussi un travail, d’abord simple pionne à l’école privée Saint-Pierre qu’il dirige, avant de la bombarder responsable des ressources humaines. Natacha Bouchart est mariée depuis peu à un assureur qui vient d’Île-de-France. Le mariage dure peu.

« J’ai croisé son mari peu après son arrivée à Calais, au début des années 1990. J’ai le souvenir d’un grand et bel homme dans un costume bleu pétrole. Il n’est resté que quelques jours », nous dit une militante de l’époque. Natacha Bouchart a pourtant gardé son nom d’épouse.

Élue conseillère municipale en 2001, Natacha Bouchart avance très vite : conseillère régionale en 2004 derrière Jean-Paul Delevoye, elle réussit l’exploit, en 2008, de prendre Calais aux communistes, aux commandes de la ville depuis 37 ans. Une victoire surprise qu’elle doit au désistement en sa faveur du candidat FN François Dubout (12,5 %).

En 2011, elle devient sénatrice et abandonne la région. Écrêtée au registre de ses indemnités, conformément à la réglementation sur le cumul, elle en fait partager le surplus entre les élus de son choix. Parmi les bénéficiaires, Jacqueline Dewet, doyenne du conseil municipal… et belle-mère de Claude Demassieux. En 2014, Natacha Bouchart conserve la ville à la tête d’une liste d’ouverture. Là encore, elle profite d’une situation favorable avec une gauche divisée en deux listes qui se neutralisent (autour de 20 % chacune).

  • La « chasse gardée » des migrants

Les années qui suivent mettent Calais sous les feux de l’actualité avec le phénomène migratoire. Les exilés à Calais squattent la ville, ses usines désaffectées, ses hangars abandonnés. Natacha Bouchart lance la chasse via Facebook en appelant à la délation. Elle interdit les douches et les distributions de repas en ville, avant d’être sèchement rappelée à l’ordre par la préfecture et le tribunal.

Prospérant sur l’actualité, elle adopte des positions tranchées pour être visible. Elle y gagne son siège au Sénat… « Les migrants, c’est une chasse gardée pour Natacha Bouchart. Elle n’a jamais voulu d’un débat au conseil municipal », souligne Christophe Duffy, élu écologiste et colistier de la liste de gauche en 2020.

La solution de la maire de Calais ? « Pousser » les migrants hors du centre-ville vers les terrains vagues qui bordent la rocade portuaire et qui forment une décharge sauvage bien connue des calaisiens. Autrement dit, parquer les exilés à quelques centaines de mètres d’un port où converge la moitié des camions qui passent en Angleterre.

Jean-Marc Puissesseau, président de la société des ports du Détroit, qui gérait à l’époque l’exploitation du port de Calais en tant que président de la CCI, n’en revient toujours pas. Cela n’empêche pas Natacha Bouchart de dénoncer à longueur d’intervention la présence migratoire qui « tue l’économie locale ».

On connaît la suite : un bidonville dont la population monte jusqu’à 11 000 personnes, encadrées par plus de 2 200 CRS et gendarmes. Les barbelés poussent partout, les incidents routiers se multiplient… Natacha Bouchart est à la pointe (médiatique) du combat et devient une figure nationale. Elle harcèle les pouvoirs publics : elle veut des dédommagements.

Le 13 novembre 2015, le président de la région Daniel Percheron, les présidents des départements du Nord et du Pas-de-Calais et Natacha Bouchart signent, sous l’égide de l’État, un contrat de territoire exceptionnel. En tout, 155 millions sont mis sur la table pour aider le Calaisis.

Après avoir été rentière avec la dentelle, rentière encore avec le port et le Duty Free, Calais s’arrime à une nouvelle rente de situation grâce à la présence de migrants. Une rente qui est aussi politique.

Cette même année 2015, Natacha Bouchart est appelée par Xavier Bertrand à diriger la liste LR dans le Pas-de-Calais. L’édile coche toutes les cases : issue du même parti, adversaire déterminée du FN comme lui, et dotée d’une notoriété nationale toute fraîche. En 2015, Le Trombinoscope, l’annuaire du monde politique français, lui décerne le prix de l’élue locale de l’année. Après la victoire, elle devient vice-présidente de la région déléguée à la mer, aux ports et à la politique du littoral, et assoit encore davantage sa stature régionale.

« Elle nous saoule à la fin. Déjà qu’elle veut tout contrôler sur le littoral, elle demande tout le temps de l’argent. Y a pas que Calais dans la région », soupire l’un de ses collègues du conseil régional. En 2016, elle quitte le Sénat et déclenche une polémique en tentant de se faire embaucher comme attachée parlementaire de son remplaçant… Elle doit renoncer.

L’affaire est emblématique de son coté « culotté ». Capable de tout oser mais aussi de rentrer très vite dans sa coquille. C’est aussi vrai sur le plan personnel, où elle se montre réticente à toute confidence – sauf au journal Nord Littoral, auquel elle se livre un jour.

Son péché mignon ? Manger des coquillettes au beurre devant la télévision en pyjama. Sans complexe, on la voit aussi s’asseoir par terre dans un gymnase du Beau-Marais lors d’une battle de hip hop. Un côté nature qui la rend proche des Calaisiens. Un atout pour décrocher un troisième mandat ?

  • Rupture avec les patrons

Le phénomène migratoire, bien que plus faible qu’au temps de la Jungle, pèse toujours sur la vie locale. Mais la situation économique a repris de l’importance. Problème : Natacha Bouchart n’a plus le soutien des patrons, alors qu’ils se trouvaient au premier rang en 2008. Depuis, ils ont fortement déchanté. Ils ne s’attendaient pas à voir la fiscalité foncière augmenter. Et ils digèrent encore moins la hausse du versement transport, payé par les entreprises.

« Le taux a été porté à 2 % de la masse salariale, afin de financer un petit bateau – La Majestin – qui coûte environ un million d’euros, afin d’assurer la traversée du canal de Calais. Or il ne prend quasiment personne… », soupire un patron.

Les relations avec le port de Calais, principale activité économique de la ville, sont loin d’être au beau fixe. Alors que celui-ci a engagé le plus grand chantier d’infrastructure portuaire d’Europe pour accueillir de plus grands navires, ni la ville ni l’agglomération n’ont participé à son financement.

En revanche, Natacha Bouchart a tenté d’en retirer des recettes fiscales supplémentaires (3 millions d’euros, selon une estimation). Mais elle a perdu cette bataille face au président de la société d’exploitation, Jean-Marc Puissesseau. Il a fait valoir à Bercy que les ports ont une mission de service public et doivent donc être exonérés.

« Heureusement qu’on a eu ce rescrit [exonération – ndlr]. C’était le pic de la Jungle et le port perdait 1,5 million de voyageurs cette année-là. Mais personne ne s’est inquiété à l’époque de notre sort », tempête-t-il. Un autre patron se résigne : « Elle aurait pu apprendre, en deux mandats. Mais l’économie ne l’intéresse pas. » 

  • À la recherche d’une nouvelle rente

Quand la dentelle se meurt, Natacha Bouchart finit par en prendre acte après avoir englouti plusieurs millions d’euros en soutien au dentellier Noyon. En pure perte. « J’ai accompagné la fin d’une industrie », assume t‑elle. En matière de commerce, la maire de Calais croit toujours à l’extension de surfaces alors que la crête est déjà passée.

Le long de l’autoroute A16, les enseignes – souvent de discount – se sont multipliées. Dans le centre-ville, déjà concurrencé par le centre commercial Cité Europe qui jouxte le tunnel, les effets sont patents : des vitrines vides et des prix de l’immobilier qui se sont effondrés.

Face à cela, Natacha Bouchart ne jure que par le retour d’une autre rente : alors que le Brexit est acté, elle réclame une zone de dédouanement pour faire revivre le Duty Free. Christophe Castaner en a accepté le principe. Reste à en déterminer le périmètre. La maire, elle, rêve de l’étendre à toute la ville.

Natacha Bouchart a souvent beaucoup promis en matière économique. « 5 000 emplois directs et indirects », titrait ainsi Nord Littoral en 2008 à propos de son projet de parc d’attraction Spyland. Plus d’une décennie plus tard, ce projet maintes fois relancé, modifié, puis rabougri aura coûté, en vain, le prix de quelques études.

Aucune idée ne s’est vraiment concrétisée au cours des deux mandats de l’édile. À part, bien sûr, le fameux Dragon à 27,5 millions d’euros, déjà ausculté par Mediacités. Porteur de tous les espoirs d’attractivité de Calais, il s’accompagne de prévisions de retombées très optimistes. Mais l’utilisation de la machine s’avère plus complexe que prévu. Quelques semaines après le lancement, les points de rouille se multiplient sur la « bête », entraînant son immobilisation. La maintenance sera plus lourde que les 17 000 euros prévus au budget.

  • Un chômage toujours endémique

Sur le front du chômage, Natacha Bouchart porte en étendard depuis le début de la campagne une baisse de 30 % depuis son élection et un taux de 12,7 % de demandeurs d’emploi à la fin 2019. Sauf qu’elle se garde bien de dire que ces chiffres concernent tout le bassin d’emploi. Soit les trois intercommunalités (Calaisis, région d’Audruicq et Pays d’Opale) et pas la seule ville de Calais, pour laquelle le recueil de données s’apparente à un parcours du combattant. Il faut se plonger dans les documents de l’Insee, recouper les tendances des différents Pôles emploi et fureter du côté de l’Urssaf, où un administrateur finit par nous lâcher : « À Calais, le vrai chiffre, c’est 24,5 %. »

Le nombre de demandeurs d’emploi est quasiment stable jusqu’en 2018. La baisse se manifeste surtout en 2019 (avec 1 148 personnes en moins inscrites). Elle semble surtout être le fait de TPE-PME locales ou du port de Calais et devoir davantage à une tendance de fond nationale qu’à l’équipe municipale. Toujours est-il que cette « tendance globalement baissière », comme nous le confirme une cadre de Pôle emploi, ne change rien au constat : le chômage demeure endémique à Calais.

  • Une situation politique inédite

Politiquement, Natacha Bouchart a longtemps profité de configurations très favorables. Est-ce encore le cas aujourd’hui ? Son rival supposé le plus dangereux, le Rassemblement national, a parachuté un jeune capitaine de la Légion, Marc-Alexandre de Fleurian, attaché parlementaire d’un député européen, qui vient « par devoir » libérer les Calaisiens.

La maire en fait – comme Macron – son « meilleur ennemi », n’hésitant pas à préempter un bien immobilier que le candidat RN s’apprêtait à acheter. « Je ne veux pas du RN en plein centre-ville », se justifiait Natacha Bouchart dans Le Point.

En attendant, « l’extrême simplicité » du programme du RN se résume au slogan affiché sur un camion qui tourne dans la ville : « Bouchart = Macron ». Et à une campagne qui promet de « libérer les Calaisiens des migrants »pour résoudre tous les problèmes économiques.

Le Rassemblement national a parachuté Marc de Fleurian à Calais. © MR

Le RN transpire la confiance : « On n’a pas besoin de dire aux électeurs pour qui voter ; il suffit simplement de leur dire d’aller voter. On sait qu’ils votent pour nous dans les quartiers populaires », s’enthousiasme Philippe Olivier, ancien candidat à la députation à Calais et mari de Marie-Caroline Le Pen. Le couple s’est installé à Calais et figurera sur la liste. Mais il y a une ombre au tableau avec la tentative de constitution d’une liste dissidente d’ex-RN locaux menée par le conseiller régional Rudy Vercucque.

La gauche, à l’inverse, aborde ce scrutin sous la bannière unique du collectif Respirer 2020, derrière l’avocate et conseillère municipale communiste Virginie Quenez. « Une union des gauches et des écologistes à Calais, c’est déjà un événement considérable », insiste Francis Gest, figure historique des Verts calaisiens.

D’autant qu’elle affiche la volonté de ne pas se retirer au second tour, quel que soit le « risque » RN. Reste à savoir combien elle pèse vraiment : 35 % si l’on compte les deux listes (PCF et PS) de 2014 ? Ou moitié moins, si l’on considère le sondage le plus récent mais sujet à caution ?

Natacha Bouchart, pour s’imposer à nouveau, mise sur une liste renouvelée à 50 % et prône toujours l’ouverture. En 2008, le cocktail proposait une répartition par quarts entre candidats de droite, de gauche, du centre ou non encartés. En 2020, c’est une composition en tiers. Le premier comprend des barons et des gens « sûrs » de 2008 comme la belle-mère de Claude Demassieux.

Le deuxième regroupe des personnalités non engagées comme Ladislas Lozano, ex-entraîneur du Cruf, finaliste de la coupe de France de football il y a plus de 20 ans ; ou encore Delphine Ledoux, ex-championne de France et internationale de gymnastique rythmique.

Enfin un tiers est réservé à des politiques, y compris venus de la gauche, comme Daniel Boulogne, ex-président de la Maison pour tous et ex-attaché parlementaire du député PS de Calais Yann Capet ; ou Laurent Lenoir, ex-membre actif de la section locale du PS. La nouveauté, c’est que l’ouverture se traduit cette année par trois colistiers macronistes. Mais en l’occurrence, la maire de Calais a fait du Macron avant Macron.

Drôle d’animal politique, que Natacha Bouchart. Sa ville fait partie des cibles officielles du RN. Mais elle affiche sa sérénité. « La campagne, je la sens bien, confie-t-elle. C’est ça, une campagne, on sent les gens. C’est pas un camion dans la ville, une campagne. » Rendez-vous le 22 mars pour vérifier son intuition.

Ouistreham, 5 fois moins de migrants qu’il y a un an

A Ouistreham, il y a 5 fois moins de migrants qu’il y a un an : pourquoi ?

À Ouistreham, le nombre de réfugiés a considérablement baissé. Ils sont aujourd’hui une trentaine, contre plusieurs centaines au plus fort de la crise migratoire.

À Ouistreham le nombre de migrants qui stationnent a beaucoup baissé, de plus de 200 à 35 environ aujourd’hui.À Ouistreham le nombre de migrants qui stationnent a beaucoup baissé, de plus de 200 à 35 environ aujourd’hui. (©Archives Nicolas Claich/Liberté le Bonhomme Libre)Depuis l’été 2017 la crise migratoire est une réalité à Ouistreham près de Caen (Calvados). Cette année-là, la ville découvre que son port, qui relie Portsmouth via les navires de la Brittany Ferries, est une porte d’entrée prisée des réfugiés qui veulent se rendre au Royaume-Uni.

Essentiellement Soudanais fuyant la guerre et la pauvreté, ces (très) jeunes Africains ont délaissé Calais. D’autres ont transité par Paris, mais tous n’ont qu’un but : partir en Angleterre, ne pas rester en France. Miguel, responsable de la première heure du CAMO (collectif d’aide aux migrants de Ouistreham) estime qu’en deux ans et demi « plusieurs centaines sont passés en Angleterre. »

35 contre 200

La préfecture du Calvados n’a, elle, jamais communiqué de chiffres. En revanche aujourd’hui, les services de l’État, la municipalité et les associations d’aide aux réfugiés s’accordent sur le nombre actuel de migrants. 35 pour le CAMO (qui en comptait « 130, 160 l’an dernier ») et le maire de Ouistreham Romain Bail. Une « quarantaine, ou une cinquantaine » pour la préfecture.

« On constate une baisse globale depuis plusieurs mois », confirme Bruno Berthet, sous-préfet et directeur du cabinet du préfet du Calvados.

De multiples raisons

Là où les bénévoles et l’État se rejoignent également, c’est sur les raisons de la baisse du nombre de migrants. « Il n’y a pas d’explication immédiate », confie Bruno Berthet. « Je n’ai pas d’explications claires », abonde Miguel.

Les deux parties avancent néanmoins les mêmes pistes : « le blocage des frontières en Méditerranée ou ailleurs (CAMO) », « le contexte extérieur (préfecture) ».

La sécurisation renforcée du terminal portuaire, à la fois pour les migrants et pour préparer le Brexit est l’autre raison évoquée. Les camions dans lesquels les réfugiés tentaient de monter en pleine rue ont également vu leur sécurité renforcée.

« Les bénévoles ne lâchent rien »

Mais si le nombre de réfugiés a baissé, la crise demeure. Et comme auparavant, la maraude hivernale des services de l’État (mise à l’abri d’urgence à Caen du 31 octobre au 31 mars) n’a attiré depuis son lancement 2019 « que quelques dizaines de personnes », calcule le sous-préfet.

Les migrants en cet hiver doux préfèrent rester dehors. Les 10 couchages mis à disposition par la mairie de Lion-sur-Mer « ne sont pas toujours pleins », ajoute le CAMO.

Les bénévoles qui aident au repas, aux vêtements, à la santé, en revanche « ne lâchent rien », insiste Miguel. « Notre conviction reste profonde. » Le travail de longue haleine paye aussi :

Depuis le début de notre action, onze personnes ont obtenu leur papier de réfugiés.