«Certains migrants retrouvent dans le confinement quelque chose de familier»
Avec la pandémie, les réfugiés sont devenus plus invisibles encore. Pourtant, atteints par le virus ou non, ils ont plus que jamais besoin qu’on écoute leur corps malmené, explique Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky, psychologue à l’hôpital Avicenne de Bobigny, qui continue ses consultations avec eux par téléphone.
Très nombreux en Seine-Saint-Denis et en bordure de ce département, les réfugiés et les demandeurs d’asile sont de ceux qui souffrent particulièrement du confinement et de la rupture des liens qu’il entraîne. Depuis le 16 mars, leur situation administrative est gelée : aucun recours, aucune demande ne sont possibles, aucun dossier ne passe devant la Cour nationale du droit d’asile (CNDA). Les circonstances actuelles ont par ailleurs des conséquences psychiques parfois graves pour ceux d’entre eux qui sont atteints de stress post-traumatique. Professeure d’anthropologie à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco), psychanalyste et psychologue clinicienne à l’hôpital Avicenne de Bobigny (Seine-Saint-Denis), auteure de la Voix de ceux qui crient. Rencontre avec des demandeurs d’asile (Albin Michel, 2018), Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky continue d’écouter ses patients et analyse leurs comportements pendant cette période exceptionnelle.
Quelles sont les conséquences pratiques du confinement pour les réfugiés ?
La conséquence la plus objective est que, depuis le 16 mars, la validité des documents de séjour des étrangers est prolongée de trois mois. En revanche, l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) est fermé, les rendez-vous avec les étrangers qui viennent d’arriver en France sont annulés, si bien que ceux qui n’avaient pas déposé leur demande n’ont pas accès à l’allocation d’attente, ni à la possibilité d’hébergement qui se met en place à son issue. Ce sont donc des personnes qui n’ont rien, qui n’existent pas. Heureusement, la distribution de repas a repris quinze jours après le début du confinement. Ce qui fait froid dans le dos, c’est que ces distributions, Porte de la Chapelle, attirent beaucoup de monde, c’est dangereux. La France devrait régulariser de façon temporaire les demandeurs, comme l’a fait le Portugal. Ce serait une mesure de bon sens puisque nous sommes face à une population qui ne partira pas de France.
Le confinement a-t-il modifié la nature et la forme de vos consultations ?
Il se trouve que dès le début de l’épidémie, j’ai été en contact, pour des raisons familiales, avec des personnes hospitalisées dans un service où il y avait des cas de Covid-19, si bien que j’ai été placée en quatorzaine. J’ai dû aménager rapidement mes conditions de travail car ce n’était vraiment pas le moment de m’arrêter : le sentiment d’abandon et de solitude chez les réfugiés est incroyablement fort. Je continue donc les consultations sous forme de conférence téléphonique à trois, car j’ai besoin d’un interprète. Après quelques jours de cafouillage, cela s’est vite et bien organisé.
Donnez-vous votre numéro de téléphone ?
Oui, mais certains de mes collègues ne partagent pas cette position, et je peux le comprendre. C’est un choix personnel. Pour ma part, je pense que les demandeurs d’asile qui ont subi des violences extrêmes ont besoin qu’une personne leur fasse confiance, d’autant qu’ils accordent de l’importance à leurs séances de psychothérapie. Jamais un de mes patients n’a abusé de mon numéro. Le problème, c’est justement le téléphone : un mythe circule selon lequel les migrants seraient superconnectés. C’est vrai dans la mesure où ils cherchent avant tout à rester en contact avec leurs familles. Mais ils changent tout le temps d’opérateur, et donc de numéro. Ou alors ils perdent leur téléphone, ou ils le cassent. Néanmoins, il existe toujours un moyen de retrouver un patient. Il vous donne le numéro de quelqu’un par l’intermédiaire duquel vous pourrez le joindre. Ils sont connectés, mais d’une autre manière que nous.
Comment les demandeurs d’asile ont-ils réagi à l’annonce du confinement ?
Les réactions sont multiples, mais la situation accroît l’incertitude et le manque d’informations qui affectent déjà les réfugiés. Ils entendent dire qu’il faut se laver les mains cinq fois par jour, ce qui est impossible quand on vit dans la rue. Remplir une attestation de sortie, c’est compliqué. Ils n’ont pas non plus les moyens de prendre leur température, ils confondent les médicaments, ne comprennent pas que le paracétamol équivaut au Doliprane. Après trois semaines de confinement, beaucoup de ceux qui étaient dans la rue se retrouvent confinés dans les dortoirs des associations, à trois, à quatre. C’est bien, et compliqué à la fois. L’intimité imposée devient un problème. Quant aux réactions psychiques, elles varient. Certains, des Afghans par exemple, vous disent : «Moi, je sais très bien ce qu’est un couvre-feu ou un confinement.» Et il est vrai qu’ils y retrouvent quelque chose de familier, lié à la guerre et à la situation politique de leur pays. D’autres, comme les Peuls, craignent de sortir dans la rue en Seine-Saint-Denis «parce qu’il y a trop de Noirs». Les «Noirs», pour les Peuls, sont ceux qui les tuent. Ceux-là, le confinement les soulage. Mais ce qui les rassure dans les circonstances difficiles actuelles, c’est que la pandémie frappe tout le monde, et pas seulement eux. Ils ne sont plus des exceptions. Ils ont par ailleurs une capacité de résistance qui les préserve de la peur.
Voulez-vous dire que vous n’observez pas de panique ?
Si. Certains prennent la contamination pour une punition. Ils se disent que la maladie leur pendait au nez depuis le départ de leur pays d’origine. La pandémie, selon eux, n’est pas née d’elle-même mais elle leur est envoyée pour sanctionner leur exil. D’autres réfugiés sont pris dans un conflit de loyauté vis-à-vis de leurs proches restés dans leur pays, et l’épidémie accentue ce sentiment puisqu’ils ne peuvent plus protéger leur famille, ni compenser l’impression de l’avoir trahie en leur envoyant de l’argent. J’ai quelques patients qui ne respectent pas le confinement. Ils continuent à se déplacer, et cette transgression s’assimile à un passage à l’acte. Ils savent qu’ils jouent un jeu dangereux en sortant. Pour certains qui ont connu des situations carcérales, être contraint dans un espace confiné fait remonter des souvenirs terribles. J’ai un patient très dépressif qui ne supporte pas l’idée de ne pas pouvoir sortir.
Pouvez-vous dresser un rapide tableau clinique de vos patients ?
Beaucoup souffrent de syndromes post-traumatiques. Quelque chose dans l’événement initial qu’ils ont vécu les empêche d’en sortir : le viol subi, la mort d’un enfant reviennent tout le temps. Ils sont enfermés dans une dynamique mortifère. D’autres patients connaissent une dissociation traumatique : ils ne sont pas avec vous, ils ne s’inscrivent pas dans le quotidien. Ils éprouvent de l’angoisse qui, contrairement à la peur, est un sentiment disséminé ; l’angoisse est partout. Ce sont des personnes très seules, pour lesquelles rien n’est partageable. Elles n’arrivent plus à trouver une place dans le monde commun, elles ne connaissent pas la temporalité : le futur n’a plus de sens pour elles.
Qu’est-ce qui est difficile à faire comprendre aux patients ?
Il leur faut accepter cette réalité pour eux surprenante et paradoxale : ne plus aller systématiquement à l’hôpital en cas de problème. Jusqu’à présent, une des rares institutions sécurisantes pour les demandeurs d’asile et les réfugiés est l’hôpital, l’endroit gratuit où on les soigne. Même ceux qui ne sont pas malades ont besoin de soin, au sens de «care», qu’on écoute leur corps malmené. Autant l’administration n’est pas sécurisante pour eux, car elle demande des papiers ou leur interdit la présence sur le territoire, autant l’hôpital est un lieu d’ancrage où ils ne craignent rien. Nous leur disons toujours qu’en cas de panique, ils doivent aller aux urgences. Certains préfèrent attendre huit heures en pleine nuit aux urgences que rester seuls face à eux-mêmes. Et voilà que, pour la première fois, on leur dit : «Si vous vous pensez atteint du covid, n’allez pas tout de suite à l’hôpital car en ce moment, c’est risqué. Passez d’abord par le 15.» C’est ce qu’il faut leur expliquer. Ils nous font confiance.
Recueilli par Virginie Bloch-Lainé