Les vies encampées, et ce que nous en savons
La moitié de la population de la planète est confinée à domicile. Cette assignation pourrait nous donner une toute petite idée de ce qu’est la vie en camps de réfugiés. Mais nous serions encore très loin du compte…
Tribune. Depuis presque un mois et demi, comme la moitié de la population de la planète, nous sommes confinés. Tout le monde s’interroge sur le bouleversement de son quotidien, sur cette restriction de liberté, et sur la durée de cette période… Nous faisons ainsi un tout petit peu l’expérience de celles et ceux qui passent leur vie en camp – de réfugiés, de déplacés internes, de migrants, de rétention. Une toute petite idée pratique de la vie encampée, sur un territoire confiné, avec la perception durcie d’un dedans et d’un dehors, avec des autorisations de sortie, une présence policière et des contrôles dans les lieux de passage, des tentatives de resquille, l’attente d’une fin ou d’une sortie, et l’incertitude permanente. Dans les camps, les cas de pathologie psychique sont légion, des équipes médicales sont dédiées à cela en particulier, j’ai suivi des infirmiers de MSF en Sierra Leone qui avaient leurs circuits quotidiens de distribution d’antidépresseurs dans les camps. De mon côté, en parlant avec les réfugiés, j’ai maintes fois entendu les mots qui évoquent la prison, l’inutilité, la lassitude, l’attente, j’ai vu des colères plus ou moins refoulées dues au désir de sortir pour retourner dans son pays, ou vivre librement dans le pays d’accueil, ou partir ailleurs. Mais ne pas rester enfermés.
Ce qui préoccupait le plus les encampés, c’était l’incertitude, ne pas savoir par exemple quand ils pourraient revenir chez eux, dans leur pays, c’est-à-dire à l’état antérieur (et normal, pensaient-ils) de leur existence. Le lieu confiné était un territoire de l’attente et de la contrainte mais, leur disait-on, ils n’avaient pas le choix, puisque c’était l’espace humanitaire, là où ils recevraient de quoi survivre. Espace d’exception, mais humanitaire, donc acceptable «en attendant». Encampés sous contrainte, ils et elles montraient des capacités étonnantes de soumission, d’adaptation et d’invention. Mais avant cela, les premiers jours ou premières semaines, c’est le temps de l’urgence, c’est-à-dire de la sidération à cause de ce qui a été vécu avant (violence, catastrophe, fuite, faim) et qui reste imprégné, ou parce que c’est le temps suspendu du soin et de la réparation, ou du simple fait de ne pas comprendre où l’on est. Puis la vie qui s’organise est une succession de bricolages, d’accommodements avec les autorités du camp, avec les nouveaux voisins, avec ce qu’on trouve juste autour de soi pour transformer le quotidien dans son abri, le rendre plus habitable, agréable même.
Nous pourrions presque partager un «nous» commun avec les millions de personnes qui, dans le monde, vivent une sorte d’enfermement mi-humanitaire mi-sécuritaire, acceptant cela faute de mieux ou se révoltant parfois contre telle ou telle inégalité de traitement au sein de cette même condition. Comme si nous expérimentions une petite part de l’existence des autres encampés, les «vrais» et durables, ou qui nous semblent tels alors qu’eux-mêmes, comme nous aujourd’hui, se voient là par accident, par exception et provisoirement. Des millions de personnes sont confinées dans des camps alors qu’elles croyaient y être pour quelques jours, quelques semaines, sidérées d’abord, puis perturbées, puis remarquablement «résilientes», dit-on d’elles.
Mais non, je ne pense pas que nous finirons par être abandonnés, invisibles ou indésirables, comme le sont les réfugiés et migrants tenus à l’écart dans des camps faute de politique globale d’accompagnement des mobilités. La généralisation de l’enfermement, qui nous révèle l’unité de la planète aux prises avec une pandémie, révèle en même temps une forte différenciation sur le plan social et en termes de droits humains. Nous pouvons juste saisir cet instant pour ressentir une solidarité plus empathique, compréhensive et objective avec les personnes dont le confinement est la vie ordinaire.
Nombreux sont ceux qui sont pris au piège non seulement de l’encampement mais de l’encampement confiné : toute la bande de Gaza est un camp qui doit être décloisonné, le blocus doit cesser et l’enclave être ouverte pour permettre l’entrée de matériel de soin pour ses 2 millions d’habitants. Le camp de Moria sur l’île de Lesbos, en Grèce, doit être fermé et ses 20 000 occupants, enfermés sans autre motif que d’avoir voulu demander refuge à l’Europe, libérés et relogés dans des habitats sains et sécurisés. Les centres de rétention en Europe, notamment en France, doivent être fermés et leurs occupants, en attente d’expulsions qui ne peuvent avoir lieu, relogés dans des conditions saines et sûres, tout comme les 1 500 occupants des campements de Calais et de Grande-Synthe, enfermés dehors sans protection. Ces situations montrent la dangerosité des dispositifs d’encampement du point de vue de l’accès aux soins et aux droits humains en général.
Tous les camps dans le monde sont différents. Certains, les plus visibles comme Zaatari en Jordanie, ou certains camps de conteneurs en Grèce continentale sont supportables et les maux de l’encampement ne sont que ceux, décuplés, que nous pouvons imaginer à partir de l’expérience du confinement : incertitude, manque de liberté, absence de perspectives, peurs. Mais pour la plupart des encampés, en Afrique, en Asie centrale, au Proche-Orient, et pour les près de 40 000 occupants des hotspots des îles grecques, c’est la double peine du confinement dans l’enfermement, la précarité et l’abandon politique rendant les populations chaque jour plus fragiles face à la propagation du virus. Après que les premiers cas de Covid-19 ont été révélés dans les campements du Calaisis fin mars, l’Etat vient de commencer leur mise à l’abri. Faute d’anticipation, et surtout par manque d’alternative aux camps, leur dangerosité est ainsi reconnue, et l’urgence est encore une fois la seule réponse. Encore faut-il qu’elle soit menée à son terme.
Michel Agier est l’auteur de: l’Etranger qui vient. Repenser l’hospitalité (Seuil, 2018).