A Calais, Natacha Bouchart fait des migrants une rente politique

ÉLECTIONS MUNICIPALES 2020: NOTRE DOSSIER – REPORTAGE MEDIAPART

23 FÉVRIER 2020 | PAR MORGAN RAILANE (MÉDIACITÉS)

La maire LR postule à un troisième mandat à la tête de la première ville du Pas-de-Calais. Favorite face à un RN divisé et à une gauche en reconstruction, elle a réussi à transformer la présence de migrants en atout politique… et en plantureuses subventions.

Quand, en 2008, elle monte au beffroi de Calais pour lancer la rénovation du vieil escalier en bois, Natacha Bouchart tourne un peu de l’œil. Sujette au vertige, elle reste accrochée au bras d’un journaliste mais va jusqu’au bout de la visite.

Une ténacité qui n’est pas pour rien dans une ascension politique qui n’était pas écrite. Sans diplôme – elle quitte le lycée prématurément – ni expérience professionnelle, la maire (LR) de Calais s’est imposée, en 20 ans, comme une figure majeure de la vie politique régionale.

Selon un étonnant sondage Ipsos-La Voix du Nord, elle serait en position de l’emporter dès le premier tour avec 56 % des voix, contre 25 % à la gauche et… 12 % au RN, quand ce dernier avait réuni 42 % des suffrages aux dernières européennes.

Un score trop beau pour être vrai ? Ce qui est sûr, c’est qu’elle a su transformer la crise migratoire en véritable rente politique. Et que son positionnement à la fois anti-FN et ouvert au-delà de LR la rend très Macron-compatible (le mouvement du président lui a d’ailleurs apporté officiellement son soutien). Mais rien de théorique là-dedans. Plutôt des choix à l’instinct d’une politicienne de terrain, tombée « dans la marmite » quand elle était petite…

Natacha Bouchart vise un troisième mandat de maire de Calais aux municipales de 2020. © MR

Née en 1963 dans le bassin minier à Loison-sous-Lens, celle qui est encore Nathalie Keuroglanian à l’état civil, grandit dans une famille métissée : sa mère est fille d’immigrés polonais ; son père est arménien, fils d’un marchand de tissus. Gaulliste patenté, Maurice Keuroglanian est un homme influent dans les coulisses du mouvement.

Membre du Service d’action civique (SAC), l’ancienne officine des coups tordus du parti, il est également trésorier du RPR dans le Nord-Pas-de-Calais. Il siège ainsi avec tous les barons gaullistes régionaux et sa fille, encore enfant, l’accompagne parfois. « Son père était un vrai gaulliste, social, pas de droite », vante un vieux militant qui l’a côtoyé à l’époque. « Naturellement, comme tous les membres du SAC, il était armé », sourit-il. Des histoires circulent mais la discrétion est de mise…

Dans les années 1970, l’adolescente suit son papa dans les comités fédéraux du parti chiraquien. Que comprend-elle alors des secrets des hommes forts de la droite régionale ? Elle en retire peut-être le sentiment que son destin est là.

À la fin des années 1980, Maurice Keuroglanian place sa fille chez Jean-Paul Delevoye, alors maire de Bapaume et parlementaire. C’est son premier mentor en politique, celui auprès de qui elle apprend le métier. Natacha Bouchart tient le secrétariat, accueille, cale les rendez-vous, réseaute… mais reste toujours discrète.

  • Les années d’apprentissage à Calais

Quand elle arrive à Calais au début des années 1990, c’est Claude Demassieux, éternel opposant RPR au conseil municipal, qui est chargé de la cornaquer à la demande de Jean-Paul Delevoye. Il lui trouve aussi un travail, d’abord simple pionne à l’école privée Saint-Pierre qu’il dirige, avant de la bombarder responsable des ressources humaines. Natacha Bouchart est mariée depuis peu à un assureur qui vient d’Île-de-France. Le mariage dure peu.

« J’ai croisé son mari peu après son arrivée à Calais, au début des années 1990. J’ai le souvenir d’un grand et bel homme dans un costume bleu pétrole. Il n’est resté que quelques jours », nous dit une militante de l’époque. Natacha Bouchart a pourtant gardé son nom d’épouse.

Élue conseillère municipale en 2001, Natacha Bouchart avance très vite : conseillère régionale en 2004 derrière Jean-Paul Delevoye, elle réussit l’exploit, en 2008, de prendre Calais aux communistes, aux commandes de la ville depuis 37 ans. Une victoire surprise qu’elle doit au désistement en sa faveur du candidat FN François Dubout (12,5 %).

En 2011, elle devient sénatrice et abandonne la région. Écrêtée au registre de ses indemnités, conformément à la réglementation sur le cumul, elle en fait partager le surplus entre les élus de son choix. Parmi les bénéficiaires, Jacqueline Dewet, doyenne du conseil municipal… et belle-mère de Claude Demassieux. En 2014, Natacha Bouchart conserve la ville à la tête d’une liste d’ouverture. Là encore, elle profite d’une situation favorable avec une gauche divisée en deux listes qui se neutralisent (autour de 20 % chacune).

  • La « chasse gardée » des migrants

Les années qui suivent mettent Calais sous les feux de l’actualité avec le phénomène migratoire. Les exilés à Calais squattent la ville, ses usines désaffectées, ses hangars abandonnés. Natacha Bouchart lance la chasse via Facebook en appelant à la délation. Elle interdit les douches et les distributions de repas en ville, avant d’être sèchement rappelée à l’ordre par la préfecture et le tribunal.

Prospérant sur l’actualité, elle adopte des positions tranchées pour être visible. Elle y gagne son siège au Sénat… « Les migrants, c’est une chasse gardée pour Natacha Bouchart. Elle n’a jamais voulu d’un débat au conseil municipal », souligne Christophe Duffy, élu écologiste et colistier de la liste de gauche en 2020.

La solution de la maire de Calais ? « Pousser » les migrants hors du centre-ville vers les terrains vagues qui bordent la rocade portuaire et qui forment une décharge sauvage bien connue des calaisiens. Autrement dit, parquer les exilés à quelques centaines de mètres d’un port où converge la moitié des camions qui passent en Angleterre.

Jean-Marc Puissesseau, président de la société des ports du Détroit, qui gérait à l’époque l’exploitation du port de Calais en tant que président de la CCI, n’en revient toujours pas. Cela n’empêche pas Natacha Bouchart de dénoncer à longueur d’intervention la présence migratoire qui « tue l’économie locale ».

On connaît la suite : un bidonville dont la population monte jusqu’à 11 000 personnes, encadrées par plus de 2 200 CRS et gendarmes. Les barbelés poussent partout, les incidents routiers se multiplient… Natacha Bouchart est à la pointe (médiatique) du combat et devient une figure nationale. Elle harcèle les pouvoirs publics : elle veut des dédommagements.

Le 13 novembre 2015, le président de la région Daniel Percheron, les présidents des départements du Nord et du Pas-de-Calais et Natacha Bouchart signent, sous l’égide de l’État, un contrat de territoire exceptionnel. En tout, 155 millions sont mis sur la table pour aider le Calaisis.

Après avoir été rentière avec la dentelle, rentière encore avec le port et le Duty Free, Calais s’arrime à une nouvelle rente de situation grâce à la présence de migrants. Une rente qui est aussi politique.

Cette même année 2015, Natacha Bouchart est appelée par Xavier Bertrand à diriger la liste LR dans le Pas-de-Calais. L’édile coche toutes les cases : issue du même parti, adversaire déterminée du FN comme lui, et dotée d’une notoriété nationale toute fraîche. En 2015, Le Trombinoscope, l’annuaire du monde politique français, lui décerne le prix de l’élue locale de l’année. Après la victoire, elle devient vice-présidente de la région déléguée à la mer, aux ports et à la politique du littoral, et assoit encore davantage sa stature régionale.

« Elle nous saoule à la fin. Déjà qu’elle veut tout contrôler sur le littoral, elle demande tout le temps de l’argent. Y a pas que Calais dans la région », soupire l’un de ses collègues du conseil régional. En 2016, elle quitte le Sénat et déclenche une polémique en tentant de se faire embaucher comme attachée parlementaire de son remplaçant… Elle doit renoncer.

L’affaire est emblématique de son coté « culotté ». Capable de tout oser mais aussi de rentrer très vite dans sa coquille. C’est aussi vrai sur le plan personnel, où elle se montre réticente à toute confidence – sauf au journal Nord Littoral, auquel elle se livre un jour.

Son péché mignon ? Manger des coquillettes au beurre devant la télévision en pyjama. Sans complexe, on la voit aussi s’asseoir par terre dans un gymnase du Beau-Marais lors d’une battle de hip hop. Un côté nature qui la rend proche des Calaisiens. Un atout pour décrocher un troisième mandat ?

  • Rupture avec les patrons

Le phénomène migratoire, bien que plus faible qu’au temps de la Jungle, pèse toujours sur la vie locale. Mais la situation économique a repris de l’importance. Problème : Natacha Bouchart n’a plus le soutien des patrons, alors qu’ils se trouvaient au premier rang en 2008. Depuis, ils ont fortement déchanté. Ils ne s’attendaient pas à voir la fiscalité foncière augmenter. Et ils digèrent encore moins la hausse du versement transport, payé par les entreprises.

« Le taux a été porté à 2 % de la masse salariale, afin de financer un petit bateau – La Majestin – qui coûte environ un million d’euros, afin d’assurer la traversée du canal de Calais. Or il ne prend quasiment personne… », soupire un patron.

Les relations avec le port de Calais, principale activité économique de la ville, sont loin d’être au beau fixe. Alors que celui-ci a engagé le plus grand chantier d’infrastructure portuaire d’Europe pour accueillir de plus grands navires, ni la ville ni l’agglomération n’ont participé à son financement.

En revanche, Natacha Bouchart a tenté d’en retirer des recettes fiscales supplémentaires (3 millions d’euros, selon une estimation). Mais elle a perdu cette bataille face au président de la société d’exploitation, Jean-Marc Puissesseau. Il a fait valoir à Bercy que les ports ont une mission de service public et doivent donc être exonérés.

« Heureusement qu’on a eu ce rescrit [exonération – ndlr]. C’était le pic de la Jungle et le port perdait 1,5 million de voyageurs cette année-là. Mais personne ne s’est inquiété à l’époque de notre sort », tempête-t-il. Un autre patron se résigne : « Elle aurait pu apprendre, en deux mandats. Mais l’économie ne l’intéresse pas. » 

  • À la recherche d’une nouvelle rente

Quand la dentelle se meurt, Natacha Bouchart finit par en prendre acte après avoir englouti plusieurs millions d’euros en soutien au dentellier Noyon. En pure perte. « J’ai accompagné la fin d’une industrie », assume t‑elle. En matière de commerce, la maire de Calais croit toujours à l’extension de surfaces alors que la crête est déjà passée.

Le long de l’autoroute A16, les enseignes – souvent de discount – se sont multipliées. Dans le centre-ville, déjà concurrencé par le centre commercial Cité Europe qui jouxte le tunnel, les effets sont patents : des vitrines vides et des prix de l’immobilier qui se sont effondrés.

Face à cela, Natacha Bouchart ne jure que par le retour d’une autre rente : alors que le Brexit est acté, elle réclame une zone de dédouanement pour faire revivre le Duty Free. Christophe Castaner en a accepté le principe. Reste à en déterminer le périmètre. La maire, elle, rêve de l’étendre à toute la ville.

Natacha Bouchart a souvent beaucoup promis en matière économique. « 5 000 emplois directs et indirects », titrait ainsi Nord Littoral en 2008 à propos de son projet de parc d’attraction Spyland. Plus d’une décennie plus tard, ce projet maintes fois relancé, modifié, puis rabougri aura coûté, en vain, le prix de quelques études.

Aucune idée ne s’est vraiment concrétisée au cours des deux mandats de l’édile. À part, bien sûr, le fameux Dragon à 27,5 millions d’euros, déjà ausculté par Mediacités. Porteur de tous les espoirs d’attractivité de Calais, il s’accompagne de prévisions de retombées très optimistes. Mais l’utilisation de la machine s’avère plus complexe que prévu. Quelques semaines après le lancement, les points de rouille se multiplient sur la « bête », entraînant son immobilisation. La maintenance sera plus lourde que les 17 000 euros prévus au budget.

  • Un chômage toujours endémique

Sur le front du chômage, Natacha Bouchart porte en étendard depuis le début de la campagne une baisse de 30 % depuis son élection et un taux de 12,7 % de demandeurs d’emploi à la fin 2019. Sauf qu’elle se garde bien de dire que ces chiffres concernent tout le bassin d’emploi. Soit les trois intercommunalités (Calaisis, région d’Audruicq et Pays d’Opale) et pas la seule ville de Calais, pour laquelle le recueil de données s’apparente à un parcours du combattant. Il faut se plonger dans les documents de l’Insee, recouper les tendances des différents Pôles emploi et fureter du côté de l’Urssaf, où un administrateur finit par nous lâcher : « À Calais, le vrai chiffre, c’est 24,5 %. »

Le nombre de demandeurs d’emploi est quasiment stable jusqu’en 2018. La baisse se manifeste surtout en 2019 (avec 1 148 personnes en moins inscrites). Elle semble surtout être le fait de TPE-PME locales ou du port de Calais et devoir davantage à une tendance de fond nationale qu’à l’équipe municipale. Toujours est-il que cette « tendance globalement baissière », comme nous le confirme une cadre de Pôle emploi, ne change rien au constat : le chômage demeure endémique à Calais.

  • Une situation politique inédite

Politiquement, Natacha Bouchart a longtemps profité de configurations très favorables. Est-ce encore le cas aujourd’hui ? Son rival supposé le plus dangereux, le Rassemblement national, a parachuté un jeune capitaine de la Légion, Marc-Alexandre de Fleurian, attaché parlementaire d’un député européen, qui vient « par devoir » libérer les Calaisiens.

La maire en fait – comme Macron – son « meilleur ennemi », n’hésitant pas à préempter un bien immobilier que le candidat RN s’apprêtait à acheter. « Je ne veux pas du RN en plein centre-ville », se justifiait Natacha Bouchart dans Le Point.

En attendant, « l’extrême simplicité » du programme du RN se résume au slogan affiché sur un camion qui tourne dans la ville : « Bouchart = Macron ». Et à une campagne qui promet de « libérer les Calaisiens des migrants »pour résoudre tous les problèmes économiques.

Le Rassemblement national a parachuté Marc de Fleurian à Calais. © MR

Le RN transpire la confiance : « On n’a pas besoin de dire aux électeurs pour qui voter ; il suffit simplement de leur dire d’aller voter. On sait qu’ils votent pour nous dans les quartiers populaires », s’enthousiasme Philippe Olivier, ancien candidat à la députation à Calais et mari de Marie-Caroline Le Pen. Le couple s’est installé à Calais et figurera sur la liste. Mais il y a une ombre au tableau avec la tentative de constitution d’une liste dissidente d’ex-RN locaux menée par le conseiller régional Rudy Vercucque.

La gauche, à l’inverse, aborde ce scrutin sous la bannière unique du collectif Respirer 2020, derrière l’avocate et conseillère municipale communiste Virginie Quenez. « Une union des gauches et des écologistes à Calais, c’est déjà un événement considérable », insiste Francis Gest, figure historique des Verts calaisiens.

D’autant qu’elle affiche la volonté de ne pas se retirer au second tour, quel que soit le « risque » RN. Reste à savoir combien elle pèse vraiment : 35 % si l’on compte les deux listes (PCF et PS) de 2014 ? Ou moitié moins, si l’on considère le sondage le plus récent mais sujet à caution ?

Natacha Bouchart, pour s’imposer à nouveau, mise sur une liste renouvelée à 50 % et prône toujours l’ouverture. En 2008, le cocktail proposait une répartition par quarts entre candidats de droite, de gauche, du centre ou non encartés. En 2020, c’est une composition en tiers. Le premier comprend des barons et des gens « sûrs » de 2008 comme la belle-mère de Claude Demassieux.

Le deuxième regroupe des personnalités non engagées comme Ladislas Lozano, ex-entraîneur du Cruf, finaliste de la coupe de France de football il y a plus de 20 ans ; ou encore Delphine Ledoux, ex-championne de France et internationale de gymnastique rythmique.

Enfin un tiers est réservé à des politiques, y compris venus de la gauche, comme Daniel Boulogne, ex-président de la Maison pour tous et ex-attaché parlementaire du député PS de Calais Yann Capet ; ou Laurent Lenoir, ex-membre actif de la section locale du PS. La nouveauté, c’est que l’ouverture se traduit cette année par trois colistiers macronistes. Mais en l’occurrence, la maire de Calais a fait du Macron avant Macron.

Drôle d’animal politique, que Natacha Bouchart. Sa ville fait partie des cibles officielles du RN. Mais elle affiche sa sérénité. « La campagne, je la sens bien, confie-t-elle. C’est ça, une campagne, on sent les gens. C’est pas un camion dans la ville, une campagne. » Rendez-vous le 22 mars pour vérifier son intuition.