La politique d’accueil part d’un principe : le réfugié ment. Cette présomption rend encore plus difficiles ses démarches administratives et ajoute de nouveaux symptômes aux traumatismes liés à l’exil témoigne un collectif de psychiatres, psychologues, psychothérapeutes et psychanalystes, dans une tribune au « Monde ».
LE MONDE | • Mis à jour le | Par Collectif
Tribune. Au quotidien, nous soignons des patients réfugiés. Ce sont des adultes seuls, en couple ou en famille, ce sont des mineurs isolés et des enfants. Ils sont originaires des Balkans ou du Caucase, d’Afrique, d’Asie du Sud-Est, du Maghreb ou du Proche-Orient. Ils sont tous demandeurs d’asile, déboutés de cette protection, des sans-papiers ou bénéficiaires de certains titres de séjour.
Ils souffrent de psychotraumatismes, voire de traumatismes physiques, à la suite des violences subies ou des menaces encourues : arrestations arbitraires, emprisonnements, tortures, viols, harcèlements, humiliations. Sans avoir pu bénéficier de la protection des autorités de leur pays.
S’ils se considèrent « chanceux » d’avoir pu partir et pour certains « d’être arrivés », quelquefois après un parcours migratoire à lui seul traumatisant, ils découvrent vite l’accueil indigne qui leur est réservé.
Ce que notre expérience professionnelle auprès de ces personnes nous apprend, c’est que cet accueil n’est pas respectueux de la dignité humaine. Cet accueil reste indigne en raison d’un paradigme qui domine, influence et conditionne toute la politique d’accueil : la présomption de mensonge, qui repose sur tout demandeur d’asile et le place d’emblée dans une position d’imposteur et non de victime potentielle.
Parcours du combattant
Sous ce prisme, de nombreuses demandes d’asile sont rejetées au motif que les menaces et persécutions alléguées sont « improbables », voire falsifiées. Mais surtout, c’est sur ce paradigme que repose toute une machinerie juridico-administrative qui fait de la demande d’asile un véritable parcours du combattant, avec un impact négatif et destructeur sur la santé psychique de nos patients.
Et parce qu’il repose sur cette présomption de mensonge, le projet de loi sur un « droit d’asile effectif » [projet de loi Collomb « pour une immigration maîtrisée et un droit d’asile effectif », présenté le 21 février en conseil des ministres] constitue une aggravation de cette politique mise en place, rappelons-le, depuis des décennies, par les gouvernements précédents.
Oserait-on, par exemple, écouter sans égard une femme victime de viol, en suspectant d’emblée qu’elle est une simulatrice ? C’est pourtant ce qui arrive à la majorité de nos patientes victimes de viol.
Cette image illustre le fondement de notre politique d’accueil : le traumatisme du réfugié n’est pas pris en compte, alors même qu’il demande des conditions d’accueil et d’écoute spécifiques.
Un récit en français
Tout demandeur d’asile doit produire en français un récit qui retrace les faits vécus. Auditionné devant les institutions de l’Etat, il est sommé de montrer ses blessures et démontrer les souffrances qu’il dit avoir vécues. Cette injonction à se remémorer, à montrer et prouver n’est pas sans conséquences sur le psychisme d’une personne victime de psychotraumatismes.
Certains de nos patients sont dans l’impossibilité psychique (du moins immédiate) de raconter et d’aller témoigner. Si aucun individu n’est à l’abri de reviviscences traumatiques, certaines circonstances génèrent une actualisation mortifère. C’est le cas des injonctions à témoigner.
Nous observons que la plupart d’entre eux sont en difficulté pour être auditionnés, en lien avec leurs symptômes. Certains développent des mécanismes de défense pour « tenir le coup » : tension anxieuse continue avec pour conséquences des troubles cognitifs comme des troubles de l’attention, la concentration et la mémoire, un clivage avec distance affective, oublis des faits, confusion… Cette situation impacte fortement l’instruction de leur dossier. Elle contribue très souvent à l’échec de leur audition.
D’autres patients semblent moins affectés, probablement grâce à une plus forte résilience, à des ressources externes et/ou au travail thérapeutique. Mais même cette résilience ne correspond pas systématiquement à l’octroi d’une protection.
Jugement subjectif
Comme nous continuons à soigner nos patients « déboutés », nous pouvons témoigner que les persécutions et menaces continuent à produire leurs effets destructeurs. Malheureusement, les réouvertures de dossier sont quasiment impossibles.
Comment peut-on en arriver là ?
Il y a une logique : lors de l’instruction de la demande, ni la fonction de l’officier de protection ni celle du juge de la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) ne consistent à soutenir le réfugié dans son discours douloureux. Il s’agit de détecter si son parcours est avéré et s’il peut être authentifié.
Dans de nombreuses situations vécues, c’est le jugement subjectif qui s’est substitué au droit, ainsi qu’à une instruction approfondie. Les caractéristiques du droit dans ce domaine, donnent à l’intime conviction des juges, comme des officiers au premier examen, un rôle exceptionnel dans la décision. Dans les notifications de rejet, il y a souvent des expressions remettant en question la bonne foi des personnes.
Là encore, c’est la présomption de mensonge qui domine. Même nos certificats médicaux et attestations de suivi psychologique restent très souvent insuffisants pour étayer le témoignage, apporter un questionnement ou provoquer un doute pouvant se traduire par une demande d’expertise supplémentaire, en vue d’une instruction plus approfondie.
Une forme de contamination
C’est ainsi que sont fabriqués nos patients sans papiers : ils deviennent alors automatiquement des exilés économiques ou thérapeutiques, venus profiter et abuser du système de protection sociale ou de santé français. Donc expulsables.
Partout autour de nous, nous observons la récurrence de la suspicion : pour la reconnaissance du statut de mineur isolé ouvrant à une prise en charge par le service de protection de l’enfance du conseil départemental, pour la mise à l’abri des patients et leurs enfants à la rue ou encore pour la reconnaissance d’autres titres de séjour.
Il y a une forme de contamination, des institutions, mais aussi des personnes.
Nous observons alors l’éclosion ou la persévérance des troubles post-traumatiques, l’apparition ou la consolidation de nouveaux symptômes en lien avec ce parcours juridico-administratif. Si la majorité des symptômes dont les patients se plaignent s’articulent à leur vécu, ils se trouvent amplifiés par ce parcours ubuesque, l’inhospitalité et les conditions de précarité, notamment d’hébergement.
Le projet de loi annoncé est une catastrophe, car il rendra ce parcours du combattant encore plus inhumain qu’il ne l’est déjà.
Risque d’expulsion
Les délais ne sont pas réduits « au bon endroit », mais là où le temps est nécessaire pour la construction d’un dossier. C’est dire : délai réduit pour faire la demande (quid des personnes réfugiées dans l’incapacité psychique de produire un récit et d’être auditionnée ?) et délai réduit pour déposer un recours.
On voit aussi réapparaître le retour du risque d’expulsion en cas de rejet de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) pour le demandeur originaire d’un pays dit « sûr », alors même qu’il entreprend un recours devant la CNDA.
Sans parler des expulsions et des personnes soumises au règlement Dublin et des aberrations du dispositif.
Des solutions politiques existent, notamment européennes. L’une d’elles a été évoquée dans une tribune de ce journal, le 16 janvier, en proposant de confier l’octroi de l’asile à un office européen indépendant des Etats. Elle repose néanmoins sur l’abandon de cette présomption de mensonge et sur un changement radical de paradigme au profit d’un accueil respectueux de la dignité des personnes réfugiées.
Digne, car respectueux de la prise en compte de leur vie psychique.
Premiers signataires : Vincent Feireisen, psychologue, établissement public de santé Alsace-Nord, Strasbourg ; Andrée Bauer, psychiatre, directrice médicale du centre médico-psycho-pédagogique, Strasbourg ; Félicia Dutray, psychiatre, praticien hospitalier, centre hospitalier de Rouffach (Haut-Rhin) ; Myriam Cayemittes, psychiatre, présidente de Parole sans frontière, Strasbourg ; Bertrand Piret, psychiatre psychanalyste, membre fondateur de Parole sans frontière, Strasbourg ; Elisabeth Kauffmann, psychologue psychanalyste, Parole sans frontière, Strasbourg ; Georges Federmann, psychiatre, centre médico-psycho-pédagogique, Strasbourg ; Magali Danel, psychologue, établissement public de santé Alsace-Nord, Strasbourg.