Mediapart // 29.08.2016 // La «nouvelle jungle» de Calais est au bord de l’asphyxie

Un reportage photo sur le bidonville de Calais publié par Mediapart.

https://www.mediapart.fr/portfolios/la-nouvelle-jungle-de-calais-est-au-bord-de-lasphyxie


Depuis le démantèlement de la zone sud en mars, la « nouvelle jungle de Calais » est un immense bidonville surpeuplé. Cet été, deux mille personnes de plus sont arrivées dans les campements de la Lande. La préfecture concède un « record d’affluence », tandis que les ONG comptabilisaient plus de 9 100 personnes début août. Le seuil des 10 000 personnes devrait être rapidement franchi. En juillet, quatre migrants sont morts. Bertrand Gaudillère et Catherine Monnet se sont rendus dans la région de Calais cet été pour la France VUE D’ICI.

 

  1. La dernière fois que nous étions venus, elle n’était pas là. Aujourd’hui, on ne voit plus qu’elle, cette bande de terre défrichée qui tient un peu plus les migrants à l’écart de la ville de Calais et de la rocade qui mène au port. En janvier, un arrêté préfectoral en a prévu la largeur : 100 mètres. Et la hauteur : 3 mètres pour « la construction de merlons ». Tout ça pour officiellement « faciliter le repérage des tentatives d’intrusion sur les voies publiques, ou tout abri permettant aux assaillants de se cacher ». Ces derniers mois, le prix des passeurs a tellement augmenté que les migrants tentent régulièrement de bloquer l’accès au port en espérant pouvoir se glisser dans, sous ou sur un camion.

  2. Le no man’s land a réduit de facto encore un peu plus l’espace de vie disponible dans la « nouvelle jungle » de Calais, aussi dénommée « la Lande ». Prendre un peu de hauteur, quand c’est possible, offre surtout une vue plongeante sur une rangée de conteneurs numérotés. Le campement légal mis en place par l’État, et géré par l’association La Vie Active, est au milieu des tentes dépareillées et d’abris de fortune. Il est aussi depuis longtemps arrivé au maximum de sa capacité d’accueil.

  3. Entre la jungle « officielle » et la jungle « officieuse », il y a maintenant une « rue ». Ça n’a l’air de rien, mais ça change la vie des migrants, ce bout de chemin gravillonné. Ce sont quelques centaines de mètres gagnés sur la boue omniprésente, qui envahit même l’intérieur des tentes quand il pleut. Cette route a été construite par Acted. Il est probable que le couple de Français qui a créé cette ONG en Afghanistan, pour venir en aide aux populations affectées par la guerre civile, n’avait pas imaginé devoir intervenir près de 25 ans plus tard sur le sol national pour aider une autre génération de réfugiés afghans à vivre dans des conditions plus dignes…

  4. En moins d’un an, une soixantaine d’échoppes abritant des épiceries, des boutiques, des restaurants, des barbiers ou un réparateur de vélos ont poussé le long de l’axe principal de la « nouvelle jungle ». Ces lieux de vie, qui ont contribué à faire du camp de la Lande le plus grand bidonville de France, ont été fin juillet la cible d’une vaste opération policière. La préfecture du Pas-de-Calais estime en effet que « la multiplication des lieux de vente à la sauvette génère des troubles à l’ordre public et entretient une économie souterraine » et demande leur fermeture et destruction.

  5. Pour les associations, ces échoppes, ces cuisines, ces restaurants sont au contraire indispensables. D’abord parce qu’ils apportent des services à cette population tenue à l’écart du centre-ville. Ensuite, parce que les migrants ont besoin de ces espaces et moments de socialisation. « Ils ne veulent pas seulement recevoir de l’aide, ils veulent aussi partager ce qu’ils peuvent donner », précise Christian Salomé, le responsable de l’association Auberge des Migrants. Juste avant leur fermeture, il invitait d’ailleurs ses équipes à simplement venir dans ces endroits pour « créer du lien et éviter de créer un ghetto ».

  6. Entre deux tentatives de passage vers l’Angleterre, les « cafés et restaurants » du bidonville étaient parfois les seules échappatoires d’une vie passée à attendre et à survivre dans une habitation faite de bric et de broc et de petits trésors. Un vieux drap, un bout de porte, une chute de moquette, le moindre don des particuliers continue d’améliorer sensiblement les conditions de logement des migrants dans un camp qui est aujourd’hui complètement saturé.

  7. Vue de loin, la mosquée de « la nouvelle jungle » disparaît au milieu du colza sauvage qui a poussé après le passage des bulldozers au printemps. Devant ce paysage bucolique, les nouveaux arrivants, qu’ils soient migrants ou bénévoles, ont du mal à imaginer la violence qui a accompagné l’évacuation et le démantèlement de la zone sud du bidonville en mars 2016.

  8. Seuls les lieux de vie communautaire, comme l’école, le centre juridique, la mosquée et l’église, ont été épargnés. Les lieux de prière sont très fréquentés par les migrants. « Ils ont besoin de croire en quelque chose pour supporter les épreuves du voyage et cette vie-là », remarque Christian Salomé, le responsable de l’Auberge des migrants.

  9. Le terrain de foot a également été laissé en état. Le match qui se joue en ce jour de finale de l’Euro oppose deux groupes de mineurs. D’après le dernier recensement effectué début août 2016 par les associations Help Refugees et l’Auberge des migrants, au moins 865 enfants vivent actuellement dans la jungle. 80 % sont seuls. Le plus jeune mineur isolé de Calais n’a que huit ans.

  10. Sur les 9 106 migrants recensés au moment de l’enquête, seuls 1 750 étaient logés dans les structures mises en place par l’État, c’est-à-dire dans le camp de conteneurs ou dans la partie réservée aux femmes et aux enfants dans le centre Jules-Ferry. Depuis début juillet, deux mille personnes de plus, principalement originaires du Soudan et d’Afghanistan, sont venues s’entasser tant bien que mal dans le bidonville surpeuplé.

  11. Le démantèlement de la zone sud n’a pas fait diminuer le nombre d’arrivants. Il y a actuellement entre 50 et 100 nouveaux arrivants chaque jour, alors que la surface du camp a été réduite de moitié par rapport à l’an passé. La promiscuité aggrave les tensions, les conditions de vie et d’hygiène qu’essaye d’améliorer Étienne, un des volontaires de l’association bretonne Utopia 56, en s’occupant du nettoyage du camp.

  12. Un jour, une semaine, un mois. Quelles que soient leur disponibilité et leurs compétences, les bénévoles sont accueillis par des associations comme l’Auberge des migrants, Utopia 56, Help refugees, Care4Calais. « Je ne m’attendais pas à voir autant de volontaires », confie Arnaud, qui vient d’arriver de Besançon pour dix jours, « mais ce qui m’attriste, c’est de constater que la plupart sont britanniques et que nous sommes très peu de Français ».

  13. Entre 70 et 200 volontaires se retrouvent chaque matin devant l’immense entrepôt de l’Auberge des migrants pour réceptionner, trier, distribuer les dons et préparer des centaines de repas par jour. Malgré l’ampleur de la mobilisation bénévole, les files d’attente devant les points de distribution se sont considérablement allongées ces dernières semaines et les associations signalent des pénuries de chaussures, de vêtements, de tentes.

  14. Il a bien fallu « institutionnaliser » le volontariat depuis que les Anglais, touchés par la photo du cadavre du petit Aylan Kurdi en septembre 2015 sur une plage turque, ont soudainement débarqué en masse à Calais. Mais les premiers gestes solidaires continuent de venir des Calaisiens eux-mêmes, à l’image de « Dom Dom et Nana », comme ils aiment se surnommer. Si le couple explique son engagement simplement « parce que c’est le cœur qui parle », de nombreux autres bénévoles calaisiens refusent aujourd’hui de témoigner ouvertement par peur « des réactions violentes des milieux fascistes, voire des menaces de mort » qu’eux-mêmes ou d’autres personnes aidant les migrants ont déjà reçues.

  15. Même à Grande-Synthe, dans le camp de la Linière mis en place par le maire de la ville avec le concours des ONG et qui fait en principe figure de modèle, la tension est montée. Fin juin, la municipalité a lancé la construction d’un mur de 600 mètres pour séparer le camp de l’autoroute. L’AFEJI, l’organisme chargé par l’État d’assurer la gestion du camp de la Linière, a décidé de filtrer et refouler des migrants alors qu’il reste des places disponibles.

  16. Désormais, seules les familles sont acceptées à Grande-Synthe. Or « 80 % des gens qui composent ce camp sont des hommes voyageant seuls », s’indigne MSF qui cogère le seul campement humanitaire de la région. Refusant de « participer à une politique d’accueil restreint », l’association Utopia 56 a d’ailleurs décidé de se désengager progressivement du camp qu’elle avait fièrement contribué à construire.

  17. La pression de l’État ne s’exerce pas seulement à Grande-Synthe. Mi-juillet, le camp de Steenvoorde a été évacué au petit matin. Parallèlement, une procédure d’expulsion a été engagée contre les réfugiés du campement de Norrent-Fontes. Quant au bidonville de Calais, les organisations humanitaires n’ont plus le droit depuis le mois de mai d’apporter des matériaux de construction. Tous les véhicules sont fouillés. Seul le bois d’allumage et de chauffage est toléré et peut encore être distribué.

  18. Parfois, il suffit d’un tweet pour confirmer les mauvaises nouvelles. Et d’un grain de folie pour essayer de les faire oublier. C’est sur les réseaux sociaux que la maire de Calais déclare le 11 juillet que « le démantèlement de la zone nord sera prochainement annoncé ». C’est dans un des restaurants de cette zone nord, avant sa fermeture forcée, que l’artiste italien Alessandro Bulgani montre une de ses idées d’happening, censée apporter un peu de lumière, « une idée phare » dans un climat bien sombre.

  19. Là où Alessandro Bulgani rencontre le plus de succès, c’est lorsqu’il arrive sur le camp avec des baguettes, des feuilles de plastique et de la ficelle. Symboliquement, l’artiste italien veut permettre aux migrants de dépasser les frontières par les airs et rapprocher la jungle de la Grande-Bretagne à la force du vent, en confectionnant une multitude de cerfs-volants. Pragmatique, un Afghan remarque que le vent souffle à l’opposé de l’Angleterre. Mais il le dit avec le sourire heureux d’un homme qui vient de retrouver le jeu de son enfance.

  20. « Avant, Calais était la capitale de la dentelle, aujourd’hui c’est la capitale du barbelé », regrette un responsable d’association. Un nouveau mur est en train d’être érigé le long de l’autoroute. Il va mesurer 4 mètres de haut et coûter 2,7 millions d’euros. À chacun de nos passages, nous retrouvons le port un peu plus barricadé, des CRS de plus en plus nombreux et une police de plus en plus intrusive vis-à-vis de notre travail journalistique. Nous constatons également que le nombre de migrants morts à Calais augmente : quatre en quinze jours pour le seul mois de juillet. Dans cette réalité instable et précaire, seuls deux paramètres restent inchangés : l’humanité des volontaires qui redonnent un peu de dignité aux migrants et la détermination de ces derniers à vouloir rejoindre l’Angleterre.

La Voix du Nord // « Migrants de Calais: la justice s’oppose au démantèlement des commerces de la jungle »

http://www.lavoixdunord.fr/region/migrants-de-calais-la-justice-s-oppose-au-ia33b48581n3677020

(la décision du TA de Lille est disponible ici/ http://lille.tribunal-administratif.fr/Actualites/Communiques/Expulsion-des-commercants-sur-le-site-de-la-Lande-a-calais)

Le tribunal administratif de Lille, après une audience qui s’est tenue mercredi, a rendu son ordonnance ce vendredi matin : il s’oppose au démantèlement des commerces et restaurants de la « jungle » de Calais par les services de l’État. La préfecture du Pas-de-Calais avait déposé fin juillet une requête en référé auprès de la justice administrative, pour lui demander de valider son souhait de détruire ces établissements. Une démarche qui s’inscrivait « dans la continuité logique » des opérations de contrôles et de saisies menées depuis juillet dans ces commerces, avait alors souligné la préfecture.

Le juge administratif a rendu son ordonnance ce vendredi matin : il rejette la demande de l’État de fermer les échoppes de la « jungle » de Calais.

Le juge a donné raison aux arguments des associatifs et de l’avocat Norbert Clément, qui représentait les gérants des commerces. Dans son ordonnance, Jean-François Molla reconnaît « les nuisances, les dangers et les troubles liés à la présence de ces commerces ». Il estime que les services de l’État disposent toutefois « des moyens nécessaires pour mettre fin aux activités les plus répréhensibles ». La destruction de l’ensemble des commerces de la « jungle », « de façon indifférenciée », n’est pas la solution, selon lui : « Il n’est pas établi qu’elle permettrait, à elle seule, de mettre fin aux violences et aux trafics qui se déroulent sur le site d’une part, et aux dangers d’explosion et d’incendie liés à la nature même de l’occupation de ce site d’autre part. » Le juge administratif ajoute que cette disparition des commerces « se ferait indéniablement au détriment des migrants et conduirait à une dégradation certaine de leurs conditions de vie déjà très problématiques ».

Reconnaissant que « les préoccupations exprimées par le préfet du Pas-de-Calais sont tout à fait compréhensibles », Jean-François Molla conclut cependant que « les conditions d’urgence et d’utilité requises » par la loi « ne sont pas remplies pour faire droit » à sa demande.

Dans un communiqué de presse diffusé vendredi midi, la préfecture du Pas-de-Calais « prend acte de la décision ». Elle ajoute qu’elle continuera « de lutter contre ces phénomènes illégaux » : « Les opérations de contrôle administratif et judiciaire des lieux de vente à la sauvette (…) ont donc vocation à se poursuivre. » Elle rappelle aussi tous les services qu’elle a mis en place gratuitement pour les migrants ces derniers mois (accueil de jour, distribution de repas, accès à des douches…), et indique qu’un centre pour mineurs isolés allait ouvrir « très prochainement » à Calais.

Pour Maya, bénévole de l’Auberge des migrants, ces services ont le mérite d’exister mais sont totalement sous-dimensionnés : « 72 places les mineurs alors qu’ils sont 800 : où iront les autres ? » s’interroge-t-elle. Pour cette associative, qui s’est dite satisfaite de la décision du tribunal administratif, « la construction de ces restaurants et de ces épiceries répond clairement à un besoin que l’État et les associations ne peuvent pas satisfaire aujourd’hui ».

Le contexte

Le 19 juillet, des officiers de police judiciaire et des agents de la direction départementale de la protection des populations (DDPP), entourés d’un important dispositif de forces de l’ordre, ont mené des opérations de contrôles des commerces et restaurants de la « jungle » . Dix-sept lieux de vente avaient alors été contrôlés, et treize personnes interpellées. Des opérations de contrôles similaires avaient été menées les jours suivants, de telle sorte que l’ensemble des 62 lieux de ventes identifiés dans le campement, ont été contrôlés , fermés, et les marchandises saisies. Les services de l’État avaient alors indiqué que des contrôles réguliers allaient être menés , pour empêcher toute réouverture de ces commerces.

L’activité des commerces et restaurants empêchée, la préfecture du Pas-de-Calais a manifesté son intention de procéder à leur destruction. Une requête en référé a été introduite en ce sens le 28 juillet, auprès du tribunal administratif de Lille. Une démarche que la préfecture considère « dans la continuité » des opérations de contrôle.

Au cours de l’audience de mercredi , l’avocat de la préfecture du Pas-de-Calais avait pointé le fait que les commerces et restaurants de la « jungle » étaient à l’origine « de troubles graves à l’ordre public ». Il avait notamment insisté sur le caractère illégal de ces établissements, où des migrants y seraient « exploités », et qui permettent d’acheter « à crédit des outils, notamment des lames de cutter, pour attaquer les camions sur la rocade ».

Face à lui l’avocat qui représentait les intérêts des migrants avait insisté sur le fait que ces lieux de vente étaient avant tout des lieux de convivialité, utile aux migrants au moment de leur arrivée à Calais, et qui leur permettrait de tisser des liens. Il avait par ailleurs mis en avant le fait que les services mis en place par l’État étaient aujourd’hui à saturation : les 1 500 places du centre d’accueil provisoire (CAP) sont occupées, les centres de répit installés ailleurs en France « sont saturés ». Quant à la distribution des repas au centre Jules-Ferry , elle générerait, selon lui, des files d’attente si longues que des tensions éclatent entre réfugiés . Une approche contestée alors par les représentants de la préfecture : « Actuellement, entre 3 000 et 3 500 déjeuners sont proposés gratuitement chaque jour, et on pourra aller plus loin s’il le faut, jusqu’à 5 000 repas. ».

 

Le comptoir des médias // 25.07.2016 // Décryptage | « Crise » migratoire ou crise des politiques européennes?

Le comptoir des médias (Suisse).

http://asile.ch/2016/07/25/decryptage-crise-migratoire-crise-politiques-europeennes/

Le mot “crise” nous entoure, nous envahit même. Petit tour d’horizon non exhaustif de la présence de la “crise” dans le panorama médiatique suisse. Depuis cet été, et les images de centaines d’hommes, femmes et enfants bloqués sur la “route des Balkans”, l’expression “crise des réfugiés” s’est imposée comme une évidence. “L’UE prend de nouvelles mesures pour faire face à la crise des réfugiés” (RTS, 24.09.2015); “Les images chocs de la crise des réfugiés planent sur l’hémicycle” (La Liberté, 09.09.2015); “L’UE reste divisée sur la gestion de la crise des réfugiés” (Tribune de Genève, 15.09.2015). Le mot « crise » s’est invité dans les débats également lorsque les médias ont commenté le plan d’urgence élaboré par la Confédération, “en cas de crise migratoire” (RTS, 20.04.2016). Ou pour commenter l’accord que l’Union européenne (UE) a signé avec la Turquie: “La crise des réfugiés, un levier pour la Turquie face à l’Europe” (Tribune de Genève, 06.03.2016).

Arrêtons-nous quelques instants sur ces termes et précisons quelques effets de leur usage dans le contexte migratoire. Parler de crise, c’est tout d’abord insister sur un changement soudain et profond d’une situation de stabilité et d’équilibre présumée. C’est aussi insister sur le changement présent, voire sur la catastrophe future, en passant sous silence les «crises» passées et les continuités historiques qui sous-tendent les phénomènes actuels.

Pour nuancer l’exceptionnalité de la situation actuelle, rappelons, d’une part, que les mouvements de personnes ont toujours existé et leur importance est principalement liée aux contextes socio-politiques des pays d’origine ou de provenance. Ainsi, le nombre d’arrivées que la Suisse a connu en 2015 est encore bien en dessous de celui des années 1990 (1, voir aussi graphique ci-dessous).

Nouvelles demandes d'asile en Suisse, 1986-2015. Source: SEM

Rappelons aussi que ce n’est pas la première fois que la rhétorique de la crise et de l’urgence est mobilisée en Suisse. De nature cyclique, celle-ci revient à chaque fois qu’une hausse des demandes est constatée. Depuis le début des années 1980, elle a été le moteur des nombreuses révisions de la Loi sur l’asile et de l’adoption de mesures de plus en plus restrictives (2). On peut également nuancer l’alarmisme affiché par les politiques et les médias en élargissant le regard: si la Syrie et les pays qui l’entourent peuvent parler de crise, l’Europe n’est, elle, touchée que marginalement: le nombre de demandeurs d’asile arrivés en Europe en 2015 correspond à environ 0.3% de la population totale de l’UE (3).

Banskyradeau

Se dédouaner de ses obligations?

Parler de crise des réfugiés, c’est aussi négliger les raisons humaines et politiques pour lesquelles les personnes quittent leur pays, et nier leur besoin de protection. On oublie vite que des obligations internationales s’appliquent et que les Etats ne peuvent refouler à l’envi les personnes qui demandent protection. Associée à d’autres “crises”– sécuritaire ou économique – celle des réfugiés ne fait que renforcer l’image de l’invasion de l’Europe et cautionner des pratiques qui vont à l’encontre du droit international et européen en matière d’asile, comme en témoignent les récents accords entre l’UE et la Turquie.

Parler de crise des réfugiés, c’est encore insister sur le fait que la crise vient d’ailleurs et montrer les pays européens comme victimes des conflits et des guerres qui ont lieu «ailleurs». En ôtant toute responsabilité aux politiciens et institutions européens, l’évocation de la «crise» passe sous silence l’implication des pays occidentaux dans les situations désastreuses de nombreux pays du Sud. Elle fait oublier les entraves légales à la migration, depuis les années 1980, et les dispositifs de contrôles frontaliers de plus en plus perfectionnés qui contribuent à l’augmentation de la mortalité (4) des routes migratoires. La rhétorique de la crise voile en réalité les défaillances systémiques des politiques migratoires et du système d’asile européen, qui éclatent pourtant au grand jour (5).

Parce que les mots ne servent pas seulement à décrire, mais aussi à fonder des politiques et des actions, parler de crise des réfugiés, c’est appeler à des mesures urgentes et exceptionnelles – souvent normalisées par la suite – et à justifier la fermeture des frontières comme unique moyen de gestion des mobilités humaines. Une fermeture qui ne fait que provoquer la « crise » qu’elle prétend soigner. Les images sensationnalistes de personnes entassées aux lisières de l’Europe sont reprises par les médias, sous label de « crise », et légitime de nouvelles formes de contrôle.

Quitte à parler de crise, parlons alors de crise des politiques migratoires et des systèmes d’accueil, ou même de crise de l’Etat de droit. La crise prend alors un sens nouveau: elle n’est plus seulement déséquilibre ou catastrophe, mais elle devient moment critique: un moment où l’incapacité de nos politiques à prendre des décisions raisonnables et adéquates pour faire face à la situation est mise à nu. Un moment où les enjeux et les tensions sont mis en lumière et où ce qui paraissait normal jusqu’alors est remis en question. Un moment où des choix doivent être faits et où des décisions peuvent être prises pour repenser plus radicalement les régimes migratoires.

CRISTINA DEL BIAGGIO et RAPHAËL REY

(1) Vivre Ensemble: Statistiques en Suisse.

(2) Stünzi Robin, “Asile, urgence, insécurité”, Vivre Ensemble, 138, juin 2012 et “La migration, une menace? Contexte et enjeux autour de la ‘sécuritisation’ de la migration”, Tangram, 26, 12/2010.

(3) UNHCR, “L’OCDE et le HCR appellent à améliorer l’intégration des réfugiés”, 28.01.2016.

(4) Philippe Rekacewicz, “Mourir aux portes de l’Europe”, VisionsCarto.net, 28.04.2014.

(5) Spijkerboer Thomas, “The systemic failure of the Common European Asylum System, as exemplified by the EU-Turkey deal”, 18.03.2016.

22.07.2016 // Communiqué de presse inter-associatif

Calais, le 22 juillet 2016 – Depuis le mardi 19 juillet, la préfecture du Pas-de-Calais a mis en place des « contrôles administratifs et sanitaires » sur les boutiques du bidonville de Calais. Matériel, marchandises, mais aussi argent et papiers personnels de migrants sont saisis. Des gardes à vue et des convocations devant la justice sont mises en œuvre.

La création de restaurants, épiceries, échoppes de coiffeurs, réparateurs de vélos, etc. a commencé dès le printemps 2015. Elle n’est pas récente, et, si, comme l’affirme la Préfète du Pas-de-Calais, ces lieux font courir des dangers à ceux qui les fréquentent,  on peut alors s’étonner que l’administration n’ait pas procédé plus tôt à ces opérations. Il est d’ailleurs ironique de voir les autorités s’inquiéter des conditions d’hygiène dans les restaurants du bidonville, alors que depuis des années – plus d’un an sur le bidonville actuel – elles laissent des milliers de personnes vivre dans des conditions indignes. Seules les dénonciations et condamnation de ces conditions de vie par les tribunaux, le Défenseur des droits et d’autres institutions nationales ou internationales ont permis d’obtenir quelques robinets et toilettes supplémentaires. La destruction de la zone Sud du bidonville en mars dernier n’a fait que renforcer la promiscuité et donc l’indignité des conditions de vie.

En réalité l’existence d’échoppes et de restaurants correspond à une quadruple nécessité :

  • Le bidonville est un lieu isolé, à l’écart de la ville, où, en avril 2015, les autorités ont poussés les réfugiés pour les éloigner du centre de Calais. Comme tous, les réfugiés ont besoin de services qui sont aujourd’hui trop distants et en centre-ville ;
  • L’unique repas et le petit-déjeuner distribués au centre Jules Ferry par une association mandatée par l’Etat ne peuvent assurer qu’une partie des besoins. L’existence de restaurants et de cuisines communautaires et/ou associatives, qui vendent ou donnent des repas, est nécessaire ;
  • Face à l’indignité des conditions de vie imposées aux réfugiés dans le bidonville, ces cuisines, restaurants et échoppes sont aussi des lieux de convivialité et de sociabilisation, qui contribuent à la pacification d’un camp surpeuplé.
  • Ils assurent un petit revenu à des personnes migrantes qui doivent trop souvent attendre durant des mois de pouvoir demander l’asile en France, lorsqu’ils sont « dublinés », c’est-à-dire lorsqu’ils ont laissé, de gré ou de force, leurs empreintes digitales dans un autre pays européen.

La contribution de ces échoppes est donc fondamentale pour la paix et la sécurité de tous.

Il a été affirmé que les commerçants de Calais souhaitaient vivement la destruction des boutiques du camp, car elles seraient une concurrence déloyale. Or les cuisines et restaurants s’approvisionnent dans les commerces calaisiens. Par ailleurs, de nombreux commerces calaisiens refusent ou limitent leur accès aux réfugiés, et la police bloque fréquemment les migrants qui veulent se rendre en centre-ville de Calais.

Si cette décision est l’occasion de la mise en place de lieu d’accueil en ville pour les réfugiés, alors nous sommes tout à fait disposés à la soutenir. Mais est-ce le souhait de tous ?

Par ailleurs le « Kid’s restaurant » a subi le même sort que les autres boutiques. Or il s’agit d’un lieu créé par des réfugiés et des bénévoles pour accueillir une centaine de mineurs isolés, les protéger, et leur préparer et servir gratuitement des repas, à partir de vivres fournies par les associations d’aide aux réfugiés. A une question posée lors de la conférence de presse du 19 juillet, la Préfète, Mme Buccio, a argumenté en affirmant qu’il y avait « peut-être aussi des ventes » dans ce lieu. Cela est inexact.

Par conséquent, les cuisines, créées par les réfugiés et les bénévoles (Ashram kitchen, Kitchen of Calais, Belgian kitchen, L’Auberge des Migrants / Help Refugees kitchen), qui distribuent quotidiennement et gratuitement des repas et des sacs de vivres, se sentent aussi menacées. Et cela malgré les assurances qu’elles seraient épargnées, assurances reçues dans l’après-midi du 21 juillet, soit 48 heures après le début des opérations de contrôle.  Ces cuisines, comme les restaurants, jouent un rôle fondamental dans l’alimentation du bidonville. Le centre Jules Ferry ne fournit qu’un repas par jour, à moins de la moitié des 7 000 résidents du camp.

L’opération menée par la préfecture ne peut donc avoir pour conséquence que de désorganiser la vie sociale du bidonville et de faire affluer les réfugiés au centre Jules Ferry. Il  créera une rupture grave dans la sécurité alimentaire du camp, et finalement ajoutera au découragement de ces personnes bloquées à la frontière. Mais, peut-être est-ce ce que le gouvernement souhaite, avec l’espoir que la dégradation des conditions de vie du camp découragent les arrivées à Calais et permettent une expulsion rapide des personnes (sur)vivant actuellement sur le bidonville. Mais les arrivées continuent (en moyenne 47 nouvelles personnes par jour sont arrivées au mois de juin) et continueront.

Les associations signataires demandent :

  • L’arrêt des opérations de démantèlement des restaurants et autres boutiques du camp ;
  • Le rétablissement du Kid’s restaurant, et des autres lieux fermés ;
  • La protection des cuisines associatives et collectives, tant que l’Etat n’a pas mis en place des moyen d’alimenter correctement les réfugiés – deux repas par jour et des vivres pour cuisiner de manière autonome – et d’assurer les autres besoins de base, conformément aux règlements internationaux ;
  • Une table ronde avec l’ensemble des acteurs du camp, représentants les exilés et toutes les associations, pour l’amélioration des conditions de vie des réfugiés.

Signataires

  • Elise Care
  • Emmaüs Dunkerque
  • Help Refugees
  • L’Auberge des migrants
  • Legal Shelter/La Cabane juridique
  • Médecins du monde – Délégation Hauts-de-France
  • Réveil voyageur
  • Secours Catholique – Délégation du Pas-de-Calais
     

Les Inrocks // Rozenn Le berre // Les violences policières intégrées au paysage quotidien des exilés

http://www.lesinrocks.com/2016/07/20/actualite/calais-violences-policieres-integrees-paysage-quotidien-exiles-11854707/

Calais : les violences policières intégrées au paysage quotidien des exilés

  • La police est comme les Talibans !

Azizullah est en colère. Il a de quoi. La semaine dernière, comme chaque nuit depuis quelques mois, il était au port. Il essayait de pénétrer dans le ventre d’un ferry pour gagner l’Angleterre. Ce soir-là, après plusieurs heures de marche par la plage, il entre dans l’enceinte du port. Des policiers arrivent. Le frappent à la matraque. En riant.

Azizullah s’échappe. Essaie d’escalader la barrière pour sortir du port. Lorsqu’il est au sommet, en équilibre fragile au-dessus des barbelés, les policiers agitent la barrière pour le faire tomber. En riant. Azizullah tombe. Son poignet se fracture sur le coup. Les policiers s’éloignent et le laissent au sol. Ils riaient toujours. Azizullah répète :

  • La police n’est pas correcte. On est en France ici, non ? On n’est pas en Afghanistan !

Un ami d’Azizullah se mêle à notre conversation :

  • Vous savez, si parfois on casse des trucs, ce n’est pas contre vous, les Français. C’est juste qu’on est énervés de se faire taper dessus chaque nuit. Alors parfois, on ne se contrôle plus et on tape dans des murs ou dans des rétroviseurs. Ce n’est pas contre vous les Français. On est désolés, c’est juste parce qu’on est énervés.

Nous sommes dans la jungle de Calais. Depuis plusieurs mois, je suis bénévole auprès de Médecins du Monde. L’une de mes missions est de travailler sur les violences policières : j’accompagne les exilés dans leur démarche pour porter plainte après des agressions de policiers ou gendarmes à leur encontre. Des agressions, il y en a quasiment toutes les nuits.

C’est presque devenu une habitude. Quand je vois un bras dans le plâtre, un genou qui flanche ou une balafre sur un visage, je demande : « comment ça vous est arrivé ? » Je n’ai pas tenu de comptes statistiques, mais je peux affirmer qu’on m’a très souvent répondu: « police ! » En général le mot « police » est suivi de « mouchkil » (problème, dans plusieurs langues) ou de « not good ».

« Je ne suis qu’un réfugié »

Fawad, lui, hésite à affirmer que la police est « not good ». Il ne voudrait pas qu’on croit qu’il critique la France, car il est reconnaissant qu’on le tolère dans ce pays. Oui, la France tolère Fawad. Elle l’autorise à vivre dans sa tente entre la boue et les rats. Elle l’autorise à manger une fois par jour, après des heures de queue, et à prendre une douche minutée à six minutes, après d’autres heures de queue. Alors Fawad ne voudrait pas critiquer. Mais quand même, hier soir, la France a été un peu loin. Il l’avoue à demi-mots. Dans un demi sourire.

Hier soir, Fawad était caché dans un camion. Aux moments des contrôles à l’entrée dans le ferry, il a été détecté par les chiens, entraînés à reconnaître la présence humaine. Un policier est monté dans le camion, lui a pulvérisé du gaz lacrymogène au visage et l’a frappé à la matraque. Puis, dehors, il lui a fait placer ses mains sur la paroi du camion. Il a sorti un pistolet et a fait semblant de lui tirer dessus. Il a fini par baisser son arme et dire, en anglais : « Je ne peux pas te tuer ! ». Il riait. Comme les policiers qui ont agressé Azizullah.

Alors Fawad trouve que, tout de même, ce n’est pas normal. « Mais bon, je ne suis qu’un réfugié… », dit-il en secouant la tête. Puis, dans un immense sourire, comme si les paroles prononcées quelques secondes avant étaient déjà des vieux souvenirs oubliés : « Je te laisse, je vais jouer au football avec mes amis ! »

Au fait, Fawad a quinze ans. Il l’a dit au policier, d’ailleurs, pendant que l’arme était pointée dans son dos.

« Imagine que le policier est innocent »

J’ai la gorge pincée quand je quitte Fawad. Accompagnée d’une autre bénévole, je décide d’aller prendre le thé chez un groupe de koweïtiens que je connais bien. Dès notre approche, les jeunes hommes qui étaient assis sur les deux uniques chaises se lèvent d’un bond. Je tente de leur dire qu’il n’y a aucun problème et que je peux m’asseoir par terre. Je sais que mon argumentation est vaine :

  • Tu vas pas t’asseoir par terre comme une Arabe quand même !

Sami laisse échapper un rire sonore et s’active pour nous préparer du thé à la cardamome, sa spécialité. Sami sait que je travaille sur les violences policières. Il n’aime pas ça. Selon lui, comme les habitants de la jungle sont en situation irrégulière en France, c’est normal que la police les pourchasse. C’est illégal de monter dans les camions, comme ils le font chaque nuit, donc c’est normal que la police les frappe. Il est particulièrement contre le fait de porter plainte :

  • Tu vois, imagine que je porte plainte. Imagine que le policier qu’ils mettent en prison est innocent. Comment je fais moi, pour vivre en paix, si je sais qu’un innocent est en prison par ma faute ? Non, vraiment, ce n’est pas un problème si la police nous frappe.

On débat pendant longtemps avec Sami. Les autres en ont marre. Mohamad lance un autre sujet, bien plus intéressant à ses yeux :

  • Vous êtes mariées ?
  • Non.
  • Non plus.
  • Comment c’est possible ? Moi, je me marie avec vous ! Vous avez quel âge ?
  • 27.
  • 31.
  • Ah, euh… Bon, en fait vous êtes un peu trop vieilles.

Tout le monde éclate de rire. On boit une nouvelle tasse de thé. On arrête de parler de police et de violence. Pour un temps.

De multiples plaintes ont été déposées pour violences policières. Pour l’instant, aucune n’a aboutit. Le 31 mai, un CRS a été relaxé par le tribunal de Boulogne-sur-Mer. Sur une vidéo tournée en 2015, on le voyait donner de violents coups de pieds à des hommes et les faire basculer par-dessus la glissière de sécurité de l’autoroute.

NB : Tous les prénoms ont été modifiés.

Les usages militants du droit // Danièle Lochak, La Revue des droits de l’homme, juin 2016

Article intéressant (en .pdf).

Voici le résumé que l’on trouve sur le site de La Revue des droits de l’homme:

À partir de l’observation des pratiques des associations de défense des droits de l’Homme dans le contexte français, on entend rendre compte de la place qu’occupe le droit dans les combats militants : quelles formes revêt l’utilisation de cette arme et plus particulièrement de l’arme contentieuse ? Comment et à quelles conditions permet-elle de faire aboutir des revendications politiques ? Quelles sont les limites de son efficacité et les pièges éventuels qu’elle comporte ?

La vie des idées // Karen Akoka // Crise des réfugiés, ou des politiques d’asile ?

http://www.laviedesidees.fr/Crise-des-refugies-ou-des-politiques-d-asile.html

Qu’est-ce qu’un réfugié ? Comment le distinguer du migrant ou du demandeur d’asile ? Comment ces notions ont-elles évolué au cours du XXe siècle ? La sociologue Karen Akoka revient sur le travail institutionnel de distinction entre bon et mauvais réfugié pour éclairer l’actuelle « crise » des migrants en Europe.

« Crise des réfugiés », « crise des migrants » : ces expressions dont on ne compte plus les occurrences dans les médias comme dans les discours publics sous-entendent que nous assisterions à une augmentation exponentielle du nombre d’étrangers arrivant en Europe qui mettrait en danger ses équilibres économiques et sociaux. Pudiquement cachée derrière le terme flou de « crise », l’idée d’un trop-plein inédit s’est ainsi largement imposée malgré l’importante production scientifique qui montre, toutes disciplines confondues, à quel point cette image est fausse.

Sont ainsi ignorés les travaux sur « l’urgence démographique » de l’Union européenne (UE) montrant que son déficit démographique est tel que l’arrivée d’un million de migrants chaque année pendant 50 ans pourrait à peine le compenser ; que le million d’arrivées clandestines dans l’UE en 2015 correspond à seulement 0,2% de sa population ; que les chiffres sur l’augmentation des entrées clandestines produits par Frontex [1] (dont les budgets ont triplé en quelques années) reflètent en partie l’augmentation de sa propre activité ; que seules les entrées en Europe et non les sorties sont généralement comptabilisées alors que près de la moitié des migrants quittent leur pays d’accueil dans les cinq ans qui suivent leur arrivée ; qu’il n’y a non seulement pas de corrélation avérée entre chômage et migrations mais que ces dernières représentent bien souvent une contribution économique non négligeable [2] ; qu’historiquement les nations européennes (la France la première) sont des pays d’immigration construits par le brassage de ses populations ; que laisser les exilés s’entasser au Liban, en Turquie ou en Jordanie constitue une bombe à retardement source de futurs conflits et de déséquilibres géopolitiques graves…

C’est pourtant autour de ce cadrage erroné d’un « trop plein » que les pouvoirs publics élaborent leurs « solutions » aussi variées dans leurs formes qu’analogues dans leur objectif : réduire le nombre de migrants. Si ces « solutions » essuient ici ou là des critiques, que ce soit pour leur manque de réalisme (agir sur les causes de départ), d’efficacité (dissuader les migrants de venir) ou d’humanité (généraliser les expulsions), l’une d’elle réunit en revanche une large unanimité, autant en raison de son acceptabilité morale que de sa supposée faisabilité : faire le tri entre réfugiés et migrants.

Au nom d’un impératif de réduction du nombre sont donc distingués ceux qui fuiraient pour des raisons politiques et seraient individuellement menacés (regroupés sous le terme de réfugiés et que l’Europe se devrait d’accueillir) et ceux qui seraient partis pour des raisons économiques (regroupés sous le terme de migrants) et que l’Europe pourrait refouler.

Bien que rarement questionnée, cette distinction entre migrants et réfugiés est pourtant loin d’aller de soi. Contrairement à une idée profondément ancrée, il n’existe pas de réfugié en soi que les institutions compétentes pourraient identifier pour peu qu’elles soient indépendantes ou en aient les moyens. Le réfugié est au contraire une catégorie qui se transforme sans cesse, au fil du temps, au gré des priorités politiques et des changements de rapports de force.

Pour saisir à quel point la catégorie de réfugié est un construit et n’a ni réalité objective ni neutralité, il convient de mobiliser l’histoire. En se penchant sur les transformations des définitions du réfugié [3] autant que sur les différentes interprétations auxquelles une même définition a quelquefois pu donner lieu, on voit qu’elles en disent bien plus long sur les sociétés qui les élaborent et les mettent en œuvre que sur les individus qu’elles sont censées désigner.

De la variabilité des définitions…

Le terme « réfugié » n’est apparu que tardivement dans la langue française. D’abord en tant que participe passé (fin XVe siècle) il n’est employé comme substantif et au pluriel (les réfugiés) qu’au XVIIIe et reste réservé jusqu’au XIXe aux huguenots qui avaient été contraints de fuir suite à la révocation de l’édit de Nantes en 1685. Pourtant d’autres groupes tels que les juifs et les maures d’Espagne avaient eux aussi précédemment (XVe siècle) été chassés à cause de leur religion.

Plus tard, sous la Monarchie de Juillet, il désigne exclusivement les étrangers ayant quitté leur pays à la suite d’événements politiques qui reçoivent des subsides de l’État, non ceux pouvant subvenir à leurs propres besoins. Ce cadrage du « problème » des réfugiés sous l’angle de la distribution de l’argent public s’inscrit, comme le montre Gérard Noiriel, dans le contexte d’un État libéral qui fait des fonctions de maintien de l’ordre et de charité un outil central de la gestion de classes laborieuses identifiées comme dangereuses [4].

Plus tard encore, dans les années 1920, le terme, entré dans le droit international, ne s’applique qu’aux ressortissants de certains groupes nationaux, en particulier les Russes. Quelles que soient les raisons de leur départ (une majorité fuit la famine), tous ceux qui quittent la Russie devenue bolchévique se voient collectivement reconnaître le statut de réfugié : l’enjeu principal est alors pour l’Europe occidentale l’endiguement de la révolution russe. Par contraste, les Espagnols ou les Italiens qui fuient les régimes fascistes de leur pays au même moment ne sont pas visés par ce statut et ne peuvent donc y prétendre. Pour le cas italien, comme le montre Bruno Groppo, c’est en partie parce que Mussolini y veille dans les instances internationales. Le contexte y est également pour beaucoup : durant la période des années 1920 l’antifascisme n’est pas encore un thème politique structurant. Quand il le devient, dans les années 1930 ce n’est guère l’Italie mais la France elle-même et l’Allemagne qui sont objet d’inquiétudes et d’attention [5].

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, alors que l’enjeu est désormais la dénazification, la procédure d’asile fonctionne comme une instance de purge contre les anciens ennemis et les traîtres : sont explicitement exclus du statut de réfugié les anciens collaborateurs des nazis ainsi que les « Volksdeutsche » : ces Allemands dits « ethniques » expulsés des pays d’Europe de l’Est où ils vivaient depuis plusieurs générations.

Avec les débuts de la Guerre froide et le retour du communisme comme problème public, une attitude plus flexible est adoptée envers tous les anticommunistes, même ceux suspectés d’avoir fui pour des motivations économiques ou d’être des anciens collaborateurs des nazis. C’est le début de la « guerre-froidisation » de la définition du réfugié [6].

Quelques années plus tard, le 28 juillet 1951, la définition du réfugié donnée par la Convention de Genève (encore en vigueur aujourd’hui) rompt avec la logique collective antérieure en mettant fin aux définitions par groupes de nationalité, mais pas avec celle de la guerre froide, en instituant la persécution comme seul critère pour définir le réfugié. En effet, s’il semble aller de soi, le critère de la persécution est en réalité loin d’être neutre. Comme le montre Jacqueline Bhabha [7], deux grandes conceptions du réfugié se sont opposées avant l’adoption de la Convention de Genève. La première, portée par le bloc occidental, promeut la persécution comme critère central de définition du réfugié. Elle permet de dénoncer les violences politiques commises par les gouvernements autoritaires contre les citoyens et ainsi protéger leurs libertés politiques dans la lignée de l’héritage idéologique des Lumières tourné vers un ordre libéral et démocratique qui dénonce la tyrannie mais néglige les injustices socio-économiques. La deuxième conception portée par le bloc socialiste pose les inégalités socio-économiques comme problème et critère central de la définition du réfugié. Cette conception doit permettre de défendre les droits économiques et sociaux des citoyens et donc de dénoncer les violences socio-économiques dans la lignée de l’héritage idéologique communiste, plus sensible aux droits collectifs qu’aux libertés individuelles.

La définition du réfugié comme persécuté telle que retenue dans la Convention de Genève garantit ainsi aux dissidents soviétiques d’obtenir une protection internationale en écartant les exclus du monde occidental. Elle confirme la hiérarchie propre au bloc occidental qui place les droits civiques au dessus des droits socio-économiques ; les droits individuels au dessus des droits collectifs, et les violences politiques au dessus des violences économiques. Et c’est ainsi que les réfugiés « de la faim » ou « de la pauvreté » sont restées des « causes orphelines » [8]. On peut faire l’hypothèse que si la conception des États socialistes l’avait emporté, un réfugié aurait été précisément celui qui fuit la misère ou la pauvreté, tandis que le dissident politique aurait incarné la figure du migrant indésirable.

Cette liste non exhaustive des fluctuations du terme réfugié, invite à penser cette catégorie comme le résultat de configurations et de rapports de forces par définition toujours changeants. En s’arrêtant sur plusieurs moments de la « trajectoire » de cette catégorie on saisit mieux à quel point, loin d’avoir émergé de manière spontanée et de constituer des réponses neutres, les définitions qui se sont succédées les unes aux autres sont liées aux États qui les énoncent, aux principales fonctions que ceux-ci s’assignent, aux grands principes idéologiques sur lesquels ils reposent et à l’état de leurs relations diplomatiques avec les pays d’origine des populations à qui ils réservent ou refusent le qualificatif de réfugié.

… à la variabilité des interprétations

Mais l’enjeu n’est pas seulement dans les définitions, il réside aussi dans l’interprétation des textes et l’application des catégories. L’interprétation de la Convention de Genève qui prévaut dans l’ensemble des pays occidentaux aujourd’hui est celle de l’exigence d’une crainte de persécution individuelle. Pourtant non seulement cette exigence ne figure nulle part dans le texte de la Convention de Genève mais elle est loin d’avoir prévalu jusque dans les années 1980.

Il suffit, en France, dans les années 1950-1970, d’être russe, hongrois, polonais, arménien ou tchécoslovaque, puis dans les années 1980 d’être cambodgien, laotien ou vietnamien, c’est-à-dire de quitter un régime communiste, pour obtenir le statut de réfugié. Nul besoin d’être un dissident, d’évoquer un risque individuel de persécution ni même de cacher ses motivations économiques pour ces preuves vivantes de la supériorité du libéralisme et du capitalisme occidental sur l’idéologie communiste. Les dossiers individuels conservés aux archives de l’Office français de protection des réfugiés et des apatrides (Ofpra) montrent que le statut de réfugié leur est délivré même lorsqu’ils déclarent être venus en France pour travailler. Les rapports d’activité de l’institution sont parsemés d’appels à « la tolérance », « la bienveillance », « l’interprétation large », « l’application souple des critères » au sujet de l’attitude à adopter à l’égard de ces populations [9].

Les raisons qui expliquent ce large accueil sont nombreuses. Dans le contexte de la concurrence idéologique propre à la Guerre froide, il s’agit avant tout de discréditer le communisme et ses différents régimes. À ce socle commun se greffent des considérations propres à chaque groupe national et à chaque période. Ainsi, en 1956 l’accueil triomphal des Hongrois permet aussi de détourner l’attention du fiasco franco-britannique sur le canal de Suez. Mais c’est sans aucun doute l’accueil des « boat people » de l’ex-Indochine qui porte les logiques observées pour chacun des groupes à leur paroxysme. Malgré le nombre inédit de leurs arrivées (plus de 150 000 entre 1979 et 1986, un chiffre jamais atteint depuis) le statut de réfugié leur est délivré de manière automatique, dans bien des cas sans qu’ils soient même auditionnés par l’Ofpra. Le taux d’octroi du statut de réfugié de ceux que l’institution appelle les « ex-Indochinois » oscille ainsi entre 97 et 99% sur la période tandis que des dispositifs inédits (hébergements, assistantes sociales, aides financières etc.) sont mis en place pour eux. C’est que leur arrivée ne permet pas seulement de décrédibiliser les nouveaux régimes de la péninsule avec lesquels toutes relations diplomatiques ont été rompues et qui ont le double tort d’être communistes et anciens vainqueurs de la guerre de décolonisation contre la France. Elle est également considérée comme une opportunité économique en cette période où l’immigration de travail a été suspendue mais où de nombreux secteurs, tels que l’industrie automobile, ne sont pas touchés par la crise et ont besoin de main d’œuvre. Plus encore, du fait de leur réputation de travailleurs dociles et non syndiqués, ils sont perçus comme une main d’œuvre idéale pour remplacer les ouvriers sub-sahariens et surtout maghrébins, considérés eux comme trop politisés à l’heure où se multiplient les grèves, dans le secteur automobile notamment. Enfin, du fait de leur jeunesse, ils sont perçus comme susceptibles de compenser le vieillissement prévisible de la population française.

Loin du paradigme vrai-faux et des catégories réifiées et cloisonnées de réfugiés et de migrants tels qu’on les connaît aujourd’hui, les années 1950-1980 sont non seulement marquées par une interprétation large de la Convention de Genève, mais par une grande porosité entre les catégories de réfugiés et migrants, mobilisées de façon fluctuantes selon les besoins et intérêts du moment. En France, trois cas sont emblématiques de cette porosité : le cas des demandeurs d’asile yougoslaves dans les années 1960, espagnols et portugais entre 1950 et 1980, et des « boat people » dans les années 1980.

Les archives de l’Ofpra montrent que le représentant du ministère des affaires étrangères au conseil d’administration de l’institution réclame à plusieurs reprises au début des années 1960 un examen plus rigoureux des demandes d’asile yougoslaves. Il défend que le trop grand nombre de Yougoslaves admis comme réfugiés nuit aux relations entre la France et la Yougoslavie de Tito. Le pays est certes communiste mais n’appartient pas au Pacte de Varsovie et a pris ses distances avec l’URSS. Bien que l’Ofpra fasse rapidement preuve de plus de sévérité envers les Yougoslaves en les rejetant davantage, il évoque au conseil d’administration de 1964, la nécessité de faciliter leur accès au marché du travail pour diminuer encore le nombre de ceux d’entre eux qui se tournent vers l’asile. C’est chose faite en 1966 : la France et la Yougoslavie signent des accords de main-d’œuvre et les Yougoslaves se tournent plus massivement vers les procédures d’immigration, à la plus grande satisfaction du ministères des affaires étrangères.

Autre exemple, celui des demandeurs d’asile espagnols et portugais des années 1950 à 1980 qui sont traités avec plus de rigueur que les Soviétiques, Arméniens, Hongrois ou Polonais. Ils sont néanmoins, comme le montrent les travaux d’Alexis Spire [10] la nationalité la plus favorisée en terme de régularisation au titre du travail durant cette même période. Ce n’est donc pas pour éviter leur installation en France que ce traitement plus sévère leur est réservé, mais bien parce que c’est en tant que migrant et non que réfugié que leur présence est souhaitée, notamment pour préserver les bons rapports entre la France et les régimes dictatoriaux de Franco et Salazar [11].

La gestion des demandes d’asile des « boat people » de l’ex-Indochine dans les années 1980 suit la même logique mais en sens inverse. Ces derniers sont en effet acheminés en France après avoir été sélectionnés en Thaïlande sur des critères largement éloignés de la Convention de Genève (services rendus à la France, présence d’une famille sur le territoire national, connaissance de la langue française etc.). Si ce n’est pas vers les procédures d’immigration mais bien vers celles de l’asile que le gouvernement français les dirige, en conditionnant les droits qui leur sont spécifiquement ouverts à l’obtention du statut de réfugié, c’est cette fois bien parce c’est en tant que réfugiés et non que migrants que leur présence est souhaitée. En plus de discréditer les régimes communistes, leur statut de réfugié permet d’éviter la réouverture du débat de 1973 sur la fermeture de l’immigration de travail que leur accueil comme migrant aurait risqué de raviver.

Parallèlement, en l’absence de différences nettes entre réfugiés et migrants en termes de traitement institutionnel et de droits [12], c’est également le choix subjectif des exilés de se tourner vers l’une ou l’autre procédure (asile ou immigration) qui participe à leur qualification. Certains s’abstiendront de demander le statut de réfugié vécu comme une rupture symbolique trop forte avec le pays d’origine ; ou parce qu’il leur paraît trop contraignant (il interdit les retours pour de courts séjours à l’occasion d’un décès ou d’un mariage par exemple). D’autres au contraire feront le choix de se tourner vers les dispositifs de l’asile parce qu’ils y verront une manière de dire leur résistance au régime de leur pays, ou de faire vivre l’idée d’y retourner.

Bien loin d’une définition universelle, la qualification comme réfugié apparaissait ainsi comme le résultat d’un processus à l’intersection entre, d’un côté, des choix subjectifs et de l’autre, des dispositifs d’action publique participant à l’orientation stratégique des étrangers selon leurs groupes d’appartenance, les besoins et les intérêts supposés de la période.

La rigidification des catégories depuis les années 1980

Si les années 1950-1980 sont une période d’interprétation souple de la Convention de Genève et de grande porosité entre les catégories, l’image du réfugié de cette période restée dans la mémoire collective est celle du dissident individuellement menacé, incarné par la figure du refuznik soviétique. Et c’est à partir de cet archétype du réfugié, largement éloigné de ce que fut la réalité quotidienne de la demande d’asile durant cette période, que sont jugés les requérants aujourd’hui. C’est ainsi que s’est construite en creux la figure du « faux » : celui qui ne serait pas individuellement persécuté mais qui chercherait à échapper à des violences collectives ou à la misère économique.

Or c’est seulement durant les années 1980 que se généralisent les exigences de qualification individuelle et de preuves, qui restent néanmoins différenciées selon les nationalités jusqu’à la fin de la décennie. Deux groupes illustrent particulièrement cette « gestion différenciée » [13] : les « ex-Indochinois » et les « Zaïrois ». Alors que les premiers reçoivent automatiquement le statut de réfugié sur la seule base de leur nationalité, les seconds doivent prouver qu’ils craignent d’être individuellement persécuté. Alors que les fraudes commises par les « ex-Indochinois » sont étouffées, celles commises par les Zaïrois sont médiatisées. Alors que les « ex-Indochinois » sont qualifiés de réfugiés avant même d’en avoir reçu le statut, les Zaïrois sont qualifiés de « demandeurs d’asile », terme qui apparaît avec la médiatisation de leurs fraudes. Tandis que les agents chargés d’instruire les demandes des « ex-Indochinois » sont majoritairement cambodgiens, vietnamiens et laotiens, tous ceux qui instruisent les demandes zaïroises sont français.

Avec la fin de la Guerre froide, l’institution de l’immigration comme problème public en contexte de crise économique et l’évolution des nationalités de demandeurs d’asile (désormais largement issus de pays décolonisés avec qui il s’agit de préserver de bonnes relations diplomatiques), reconnaître le statut de réfugié apparaît peu à peu moins utile, voire diplomatiquement délicat et économiquement néfaste. Il est ainsi désormais demandé à tous les requérants de prouver qu’ils craignent individuellement d’être persécutés, mais aussi qu’ils ont combattu pacifiquement pour défendre leurs groupes ou leurs idées. À titre d’exemple, les Kurdes de Turquie autrefois reconnus comme réfugiés sur la seule base de leur appartenance ethnique doivent désormais montrer qu’ils sont non seulement individuellement menacés mais qu’ils n’ont pas pris part à la lutte armée portée par le PKK. Cette double injonction, à certains égards contradictoire, s’enracine à mesure que les relations entre la Turquie et l’Europe se réchauffent et que l’usage de la violence politique disparaît des répertoires légitimes au profit de la non violence [14]. Plus globalement les taux d’octroi du statut de réfugié s’écroulent et la surenchère des exigences entraîne la multiplication des fraudes qui justifient à leur tour un nouveau cycle d’exigences et de contrôle.

Les années 1980-1990 sont ainsi celles du passage d’une conception du réfugié marquée par une grande porosité avec la catégorie de migrant, à la rigidification de la catégorie de réfugié, puis à sa dualisation avec l’apparition de celle de demandeur d’asile. Au-delà de la fin de la Guerre froide, ces transformations s’inscrivent dans le contexte plus large de la crise de l’État-providence qui voit le traitement bureaucratique de la pauvreté judiciarisé, individualisé et marqué par une rigueur juridique et gestionnaire affectant les demandeurs d’asile comme les autres catégories de précaires. Le passage du réfugié au demandeur d’asile fait ainsi écho à la transformation du chômeur en demandeur d’emploi.

Il convient donc de se distancer de la manière dont sont posés les débats aujourd’hui, comme l’illustrent bien les controverses sur l’augmentation du taux de rejet, passé de 20% au milieu des années à 80% au début des années 1990. Cette évolution spectaculaire est pour les uns le signe d’un détournement de la procédure d’asile par les demandeurs qui seraient désormais en majorité des « faux ». Pour les autres elle est au contraire le signe d’un détournement du droit d’asile par les institutions qui ne seraient désormais plus indépendantes et rejetteraient les « vrais ». Pour d’autres enfin elle est le reflet de la désuétude de la convention de Genève qui, adoptée au début des années 1950, ne serait plus adaptée aux réalités migratoires contemporaines.

L’analyse historique révèle donc qu’il n’y a ni « vrais » déguisés en faux, ni « faux » déguisés en « vrais », ni institutions autrefois indépendantes et désormais sous contrôle. Ce n’est pas la fin de l’indépendance mais au contraire le changement de subordination des institutions de l’asile qu’exprime l’augmentation des taux de rejets depuis les années 1980 : le passage de leur subordination aux politiques diplomatiques marqué par un nombre élevé d’accords dans le contexte de la Guerre froide, à une subordination aux politiques migratoires marqué par un nombre élevé de rejets dans le contexte de la crise économique et de l’institution de l’immigration comme problème public.

Du « problème » communiste au « problème » islamiste : ruptures contemporaines

Un des enseignements de l’analyse historique est que le nombre importe peu lorsqu’existe une volonté politique, comme le montre l’exemple des demandeurs d’asile « ex-Indochinois ». Mais l’analyse historique invite également à poser l’hypothèse du passage d’un problème communiste à un problème islamiste comme nouveau sous-bassement idéologique sous-tendant la détermination du statut de réfugié. Plusieurs éléments semblent l’indiquer.

Le premier est l’élargissement du bénéfice du statut de réfugié à une nouvelle catégorie de personnes : les victimes de violences liées à leur genre ou à leurs orientations sexuelles. Or ces violences, telles que l’excision, le mariage forcé ou la persécution des homosexuels, sont massivement identifiées à des pratiques relevant de l’Islam radical. L’ouverture du statut de réfugié à cette nouvelle catégorie de victimes, dans une période marquée par des restrictions toujours plus importantes, ne serait-il pas le signe que la figure de l’islamiste qui exciserait ses enfants, châtierait les homosexuels et se marierait avec plusieurs femmes contre leur volonté, se serait substituée à celle du communiste générant de nouvelles « paniques morales » et peurs pour la démocratie et la liberté [15] ?

Les travaux de Jacqueline Bhabha montrent ainsi que dans les années 1980 les femmes qui dérogeaient aux normes religieuses en vigueur dans leur société étaient déboutées du droit d’asile sous prétexte qu’il ne fallait pas interférer dans les coutumes propres à un pays. Le changement récent d’attitude à leur égard est selon elle largement liée au crédit accordé aux thèses sur le choc des civilisations et sur les menaces islamistes [16].

La philosophe féministe et spécialiste des études de genre, Judith Butler, montre quant à elle l’imbrication entre d’un côté les politiques sexuelles et de l’autre, les politiques d’immigration et les affaires étrangères. Elle attire l’attention sur le fait que les combats des militants pour les droits des femmes sont devenus l’instrument de légitimation de la violence d’État dans ce qu’elle appelle une « guerre contre l’Islam » menée selon elle tant à l’extérieure qu’à intérieure : « L’anachronisme supposé de l’Islam (que les politiques sexuelles viennent confronter) justifie la mission civilisatrice américaine et la violence qu’elle déploie [17] ».

Le deuxième indice est la hiérarchie des légitimités qui place les Syriens au-dessus des Irakiens, Afghans, Soudanais, Congolais, ou Erythréens qui fuient pourtant également des dictatures sanguinaires et des conflits généralisés, où les déplacés se comptent par millions et les morts par centaines de milliers. Les ressemblances sociologiques entre les exilés syriens et les classes moyennes européennes (niveau d’éducation, mode de vie, apparence) ainsi que la présence de nombreuses familles et de jeunes enfants expliquent en partie cette différence de légitimité. Mais en reprenant l’idée d’un statut de réfugié adossé à des considérations géopolitiques et idéologiques, il apparaît également que les Syriens fuient à la fois le nouvel ennemi paradigmatique des démocraties occidentales (l’État islamique) et un régime (celui de Bachar El Assad) avec lequel tout lien diplomatique a été rompu. Par contraste, les Afghans, les Erythréens et une partie des Irakiens fuient des dictatures et des conflits sanglants mais des pays non islamistes (bien que musulmans), alliés des occidentaux qui plus est. Les Erythréens (et les Soudanais) fuient plus encore des régimes avec lesquels l’Union Européenne poursuit d’intenses négociations pour qu’ils empêchent leurs citoyens – ainsi que les migrants qui traversent leurs territoires – de se diriger vers l’Europe.

Mais la différence entre la période où le communisme était construit comme un problème public et celle ou l’islamisme lui succède est que l’immigration est désormais elle aussi constituée comme tel. Ces transformations complexifient considérablement les processus d’inclusion et d’exclusion. Au moment où on accueille les victimes de l’islamisme, d’autres procédures sont simultanément activées pour éviter qu’il en arrive un trop grand nombre. Les Afghans qui fuient les Talibans doivent montrer, preuves à l’appui qu’ils sont individuellement visés pour obtenir le statut de réfugié. Les Syriens, loin d’être acheminés jusqu’en Europe comme l’étaient les « ex-Indochinois », doivent franchir de nombreux obstacles pour pénétrer sur le continent et espérer jouir du traitement relativement favorable que certains États leur réservent, comme l’exemption d’une exigence de persécution individuelle subsumée sous la catégorie « réfugié de guerre » que leur exode a popularisé. Et si les chiffres laissent penser qu’ils obtiennent le statut de réfugié une fois l’entrée forcée, c’est en fait un statut au rabais, dit « protection subsidiaire » [18], qui leur est souvent délivré [19].

Mais la rupture la plus décisive d’avec les continuités exposées jusqu’ici réside peut-être ailleurs que dans la complexification des régimes d’inclusion et d’exclusion ou dans la transformation des considérations idéologiques qui sous-tendent la figure du réfugié légitime. Ces transformations peuvent en effet aussi se lire comme des continuités pour peu qu’on ait en tête la permanence des fluctuations sur la longue durée.

C’est davantage dans les nouveaux principes et nouvelles pratiques institués par l’accord UE-Turquie du 18 mars 2016 que semble se dessiner la véritable rupture. En stipulant que tous les migrants, Syriens et demandeurs d’asile compris, arrivés en Grèce après le 20 mars 2016, peuvent être renvoyés en Turquie, l’accord propose en effet une solution inédite. Il ne s’agit plus de différencier entre bons réfugiés à accueillir et mauvais migrants à refuser mais de renvoyer les candidats à l’asile en amont de ce tri, Syriens (c’est-à-dire réfugiés en puissance) inclus. Car les Syriens, figures contemporaines du réfugié légitime, obtenaient jusqu’ici une protection juridique dans les grands États de l’UE, dès lors qu’ils réussissaient à rejoindre son territoire. L’accord UE-Turquie (qu’il soit ultérieurement révoqué ou non) a ainsi ouvert une nouvelle brèche : l’idée qu’il ne suffirait plus, ni d’atteindre l’Europe pour avoir le droit d’y demander l’asile, ni d’y être considéré comme un réfugié pour avoir le droit d’y rester. Ladite « crise des réfugiés », qu’aucune donnée sérieuse ne vient (comme on l’a vu) attester, apparaît ainsi bien davantage comme une crise des politiques de l’asile.

Karen Akoka, « Crise des réfugiés, ou des politiques d’asile ? », La Vie des idées , 31 mai 2016. ISSN : 2105-3030.

URL : http://www.laviedesidees.fr/Crise-des-refugies-ou-des-politiques-d-asile.html

 


 

Notes

[1] Frontex (contraction des termes « frontières » et « extérieures) est l’agence européenne de surveillance des frontières extérieures des États membres de l’UE. Voir sur la Vie des idées l’article de J. Jeandesboz.

[2] Parmi les nombreux travaux sur le sujet voir ceux de Mouhoud El Mouhoub ; de Lionel Ragot et de Xavier Chojnicki ainsi que les rapports annuels de l’OCDE qui montrent que les contribution des immigrés (cotisations sociales, TVA, occupation d’emplois non pourvus, consommation) est supérieure à ce qu’ils reçoivent en termes de prestations sociales ou dépenses publiques et que sur la longue durée l’immigration est un facteur positif pour la croissance économique. X. Chojnicki et L. Ragot, On entend dire que l’immigration coûte cher à la France – Qu’en pensent les économistes ?, Les Échos Editions et Eyrolles, 2012 ; Mouhoud El Mouhoub, « Quelles sont les conséquences de l’immigration dans les pays riches ? », Regards croisés sur l’économie 2/2010 (n° 8).

[3] Il s’agira ici d’un passage en revue non exhaustif.

[4] Gérard Noiriel « Représentation nationale et catégories sociales. L’exemple des réfugiés politiques », Genèses, vol. 26, 1997, p. 25-54. Sur les réfugiés au XIXe siècle voir également les travaux de Delphine Diaz et Sylvie April.

[5] Bruno Groppo, « Entre immigration et exil : les réfugiés politiques italiens dans la France de l’entre-deux-guerres », Matériaux pour l’histoire de notre temps, n°44, 1996, p. 27-35.

[6] Pour reprendre l’expression de Daniel Cohen dans In war’s wake : Europe’s displaced persons in the postwar order, New York, Oxford University Press, 2012, 237 p.

[7] Jacqueline Bhabha, « Embodied rights : Gender Persecution, State Sovereignty, and Refugees », Public Culture, n° 9 (1), 1996, p. 3-32.

[8] Pour reprendre l’expression de Pierre Lascoumes et Patrick Le Galès dans Sociologie de l’action publique, Paris, Armand Colin, 2006, 126 p.

[9] Rapports d’activité des années 1950 à 1970 conservés aux archives de l’Ofpra.

[10] Alexis Spire, Étrangers à la carte, Paris, Grasset, 2005.

[11] Pour plus de détails sur le lien entre relations diplomatiques et attribution du statut de réfugié voir pour le cas espagnol : Karen Akoka, L’administration de l’asile : la fabrique du réfugié par l’OFPRA (1952-1990), Thèse de sociologie, décembre 2012. Pour le cas portugais Victor Pereira, L’Ofpra et les réfugiés portugais, PUR (à paraître).

[12] Les réfugiés ne bénéficient notamment pas de droits spécifiques en ce qui concerne le séjour jusque dans les années 1980.

[13] Sur cette notion voir Nicolas Fischer et Alexis Spire, « L’État face aux illégalismes », Politix, n°87, 2005, p. 7-20. Michel Foucault, Surveiller et punir : naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975.

[14] Voir le numéro de la revue Cultures & Conflits, n° 81-82, printemps/été 2011 : « Le passage par la violence en politique ».

[15] Sur la manière les discours sur la sexualité en Europe contribuent à renforcer et à recomposer les frontières entre un « nous » national se voulant tolérant et progressiste et un « eux » altérisé et dépeint comme homophobe voir l’excellent dossier coordonné par Alexandre Jaunait, Amélie Le Renard, et Elisabeth Marteu (dir.), « Nationalismes sexuels », Raisons politiques, n°49, 2013, 171 p.

[16] Jacqueline Bhabha, op. cit.

[17] Judith Butler, Ce qui fait une vie. Essai sur la violence, la guerre et le deuil, Zones, coll. 2010.

[18] La protection subsidiaire est largement moins protectrice que le statut de réfugié : elle n’ouvre le droit en France qu’à un séjour d’un an, renouvelable en fonction de la situation dans le pays et non de dix ans, sans possibilité de regroupement familiale à la différence du statut de réfugié qui prévoit un séjour de dix ans et le droit au regroupement familial.

[19] Selon les données de l’Ofpra, parmi les 95% des demandeurs d’asile syriens ayant reçu une protection en 2015, le tiers s’est vu délivrer une protection subsidiaire et non le statut de réfugié.


Rapport 2015 sur les centres et locaux de rétention administrative

Rapport commun: Assfam, Forum Réfugiés, France terre d’asile, La Cimade et l’Ordre de Malte.

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Enfermement et éloignement : des pratiques démesurées au détriment des droits fondamentaux

Les cinq associations intervenant dans les centres de rétention administrative présentent leur sixième rapport commun.

En 2015, près de 48 000 personnes ont été privées de liberté dans les centres et locaux de rétention administrative. Ces cinq dernières années (2011-2015), la France s’est distinguée par un usage massif de l’enfermement des personnes étrangères en vue de leur éloignement (230 000 personnes enfermées sur cette période). Une privation de liberté banalisée, alors que trop souvent l’enfermement est inutile voire abusif et illégal.

24 centres de rétention sont passés au crible : statistiques précises, témoignages et spécificités locales. L’édition 2015 du rapport offre analyses et chiffres inédits pour décrypter une politique migratoire menée au détriment des droits fondamentaux des personnes étrangères.

Vous pouvez télécharger le rapport ici.

Ci-dessous, les pages relatives au Centre de rétention administrative de Coquelles.

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