Le comptoir des médias (Suisse).
http://asile.ch/2016/07/25/decryptage-crise-migratoire-crise-politiques-europeennes/
Le mot “crise” nous entoure, nous envahit même. Petit tour d’horizon non exhaustif de la présence de la “crise” dans le panorama médiatique suisse. Depuis cet été, et les images de centaines d’hommes, femmes et enfants bloqués sur la “route des Balkans”, l’expression “crise des réfugiés” s’est imposée comme une évidence. “L’UE prend de nouvelles mesures pour faire face à la crise des réfugiés” (RTS, 24.09.2015); “Les images chocs de la crise des réfugiés planent sur l’hémicycle” (La Liberté, 09.09.2015); “L’UE reste divisée sur la gestion de la crise des réfugiés” (Tribune de Genève, 15.09.2015). Le mot « crise » s’est invité dans les débats également lorsque les médias ont commenté le plan d’urgence élaboré par la Confédération, “en cas de crise migratoire” (RTS, 20.04.2016). Ou pour commenter l’accord que l’Union européenne (UE) a signé avec la Turquie: “La crise des réfugiés, un levier pour la Turquie face à l’Europe” (Tribune de Genève, 06.03.2016).
Arrêtons-nous quelques instants sur ces termes et précisons quelques effets de leur usage dans le contexte migratoire. Parler de crise, c’est tout d’abord insister sur un changement soudain et profond d’une situation de stabilité et d’équilibre présumée. C’est aussi insister sur le changement présent, voire sur la catastrophe future, en passant sous silence les «crises» passées et les continuités historiques qui sous-tendent les phénomènes actuels.
Pour nuancer l’exceptionnalité de la situation actuelle, rappelons, d’une part, que les mouvements de personnes ont toujours existé et leur importance est principalement liée aux contextes socio-politiques des pays d’origine ou de provenance. Ainsi, le nombre d’arrivées que la Suisse a connu en 2015 est encore bien en dessous de celui des années 1990 (1, voir aussi graphique ci-dessous).
Rappelons aussi que ce n’est pas la première fois que la rhétorique de la crise et de l’urgence est mobilisée en Suisse. De nature cyclique, celle-ci revient à chaque fois qu’une hausse des demandes est constatée. Depuis le début des années 1980, elle a été le moteur des nombreuses révisions de la Loi sur l’asile et de l’adoption de mesures de plus en plus restrictives (2). On peut également nuancer l’alarmisme affiché par les politiques et les médias en élargissant le regard: si la Syrie et les pays qui l’entourent peuvent parler de crise, l’Europe n’est, elle, touchée que marginalement: le nombre de demandeurs d’asile arrivés en Europe en 2015 correspond à environ 0.3% de la population totale de l’UE (3).
Se dédouaner de ses obligations?
Parler de crise des réfugiés, c’est aussi négliger les raisons humaines et politiques pour lesquelles les personnes quittent leur pays, et nier leur besoin de protection. On oublie vite que des obligations internationales s’appliquent et que les Etats ne peuvent refouler à l’envi les personnes qui demandent protection. Associée à d’autres “crises”– sécuritaire ou économique – celle des réfugiés ne fait que renforcer l’image de l’invasion de l’Europe et cautionner des pratiques qui vont à l’encontre du droit international et européen en matière d’asile, comme en témoignent les récents accords entre l’UE et la Turquie.
Parler de crise des réfugiés, c’est encore insister sur le fait que la crise vient d’ailleurs et montrer les pays européens comme victimes des conflits et des guerres qui ont lieu «ailleurs». En ôtant toute responsabilité aux politiciens et institutions européens, l’évocation de la «crise» passe sous silence l’implication des pays occidentaux dans les situations désastreuses de nombreux pays du Sud. Elle fait oublier les entraves légales à la migration, depuis les années 1980, et les dispositifs de contrôles frontaliers de plus en plus perfectionnés qui contribuent à l’augmentation de la mortalité (4) des routes migratoires. La rhétorique de la crise voile en réalité les défaillances systémiques des politiques migratoires et du système d’asile européen, qui éclatent pourtant au grand jour (5).
Parce que les mots ne servent pas seulement à décrire, mais aussi à fonder des politiques et des actions, parler de crise des réfugiés, c’est appeler à des mesures urgentes et exceptionnelles – souvent normalisées par la suite – et à justifier la fermeture des frontières comme unique moyen de gestion des mobilités humaines. Une fermeture qui ne fait que provoquer la « crise » qu’elle prétend soigner. Les images sensationnalistes de personnes entassées aux lisières de l’Europe sont reprises par les médias, sous label de « crise », et légitime de nouvelles formes de contrôle.
Quitte à parler de crise, parlons alors de crise des politiques migratoires et des systèmes d’accueil, ou même de crise de l’Etat de droit. La crise prend alors un sens nouveau: elle n’est plus seulement déséquilibre ou catastrophe, mais elle devient moment critique: un moment où l’incapacité de nos politiques à prendre des décisions raisonnables et adéquates pour faire face à la situation est mise à nu. Un moment où les enjeux et les tensions sont mis en lumière et où ce qui paraissait normal jusqu’alors est remis en question. Un moment où des choix doivent être faits et où des décisions peuvent être prises pour repenser plus radicalement les régimes migratoires.
CRISTINA DEL BIAGGIO et RAPHAËL REY
(1) Vivre Ensemble: Statistiques en Suisse.
(2) Stünzi Robin, “Asile, urgence, insécurité”, Vivre Ensemble, 138, juin 2012 et “La migration, une menace? Contexte et enjeux autour de la ‘sécuritisation’ de la migration”, Tangram, 26, 12/2010.
(3) UNHCR, “L’OCDE et le HCR appellent à améliorer l’intégration des réfugiés”, 28.01.2016.
(4) Philippe Rekacewicz, “Mourir aux portes de l’Europe”, VisionsCarto.net, 28.04.2014.
(5) Spijkerboer Thomas, “The systemic failure of the Common European Asylum System, as exemplified by the EU-Turkey deal”, 18.03.2016.