Roberto Saviano : «La Méditerranée est l’une des plus grandes fosses communes au monde»

Interview dans Libération du 2 mai 2021 par Arnaud  Vaulerin

L’auteur de «Gomorra» lance un cri de résistance contre une Europe en train de mourir, tétanisée par l’extrême droite et la peur des migrants. Dans un livre à base de photos, d’interviews et de témoignages, il dénonce notamment les attaques contre les ONG et leurs missions de sauvetage en mer.

Depuis le début de la crise migratoire qui a explosé avec les printemps arabes en 2011, il est en vigie. Si Roberto Saviano s’est fait connaître avec Gomorra et cette immersion dans l’enfer de la Camorra, l’auteur italien a également enquêté sur les routes de la drogue et les trafics d’humains des cartels et de la pègre qui lui valent des menaces de mort. Avec En mer, pas de taxis, un livre d’interviews, de photos et de témoignages forts publié jeudi (1), il revient sur le «grand mensonge» et la «propagande» autour de l’immigration et la construction de «l’ennemi parfait» en la personne du migrant. Et dénonce les renoncements de l’Europe et ses compromissions avec les trafiquants et les milices. Avant de «prendre position» pour ne pas laisser le terrain aux extrémistes et aux conspirationnistes.

A la différence de vos autres livres, plus littéraires, il était important de témoigner, d’être en retrait et de donner la parole à ceux qui agissent et survivent ?

Le témoignage est pour moi fondamental, cela signifie s’imprégner, s’engager physiquement même. On peut dénoncer sans témoigner, on peut prendre position sans témoigner, moi je veux témoigner. Et je voulais des photos dans ce livre pour prouver ce que je dis. Car la situation en Méditerranée est niée, les ONG sont prises pour cible, non pas seulement parce qu’elles sauvent des migrants, mais parce qu’il leur est reproché d’inciter les gens à partir, à faciliter le départ. Mais la vérité est que ces ONG sont attaquées parce qu’elles sont des témoins au milieu de la mer, quand les gardes-côtes libyens tirent, quand les bateaux coulent, quand les cadavres flottent. Mais l’Italie, et plus largement l’Europe, ne veulent pas que cela se sache. Il était donc essentiel d’écrire ce texte et de publier ces photos.

Ce livre est-il né après les déclarations méprisantes de Luigi di Maio en 2017 (alors député du Mouvement Cinq Etoiles, aujourd’hui ministre des Affaires étrangères) qui parlait des «taxis méditerranéens» sauvant des migrants ?

Oui. C’est ainsi qu’il définit le travail des ONG, en parlant de taxis de la mer. Mais au-delà de cette expression presque littéraire, en mer, il n’y a pas de taxi, il n’y a pas de possibilité d’appeler pour être secouru, il n’y a pas de téléphone. Depuis lors, la magistrature italienne a ouvert des enquêtes sur le rôle des ONG, notamment sur la base des lois absurdes : ainsi ces organisations peuvent être poursuivies quand il y a trop de gilets de sauvetage à bord. L’ONG Mediterranea Saving Humans, elle, est accusée d’avoir reçu de l’argent du géant danois du transport maritime AP Moller-Maersk après avoir recueilli, sur ordre des gardes-côtes italiens, des migrants bloqués à bord d’un cargo de la compagnie. La société a versé 125 000 euros à l’ONG. Selon le procureur, Mediterranea est intervenu pour se faire de l’argent. Or, la vérité est que ces armateurs, ces compagnies financent aussi des ONG pour ne pas être contraints d’arrêter leur activité pour secourir des radeaux et des migrants à sauver, au risque de perdre des millions. Mais quel est ce monde où nous sommes prêts à imaginer des joueurs de foot gavés de millions d’euros, mais où nous ne pouvons pas envisager une donation aux ONG ?

Ces derniers jours, les informations sur des naufrages meurtriers près de la Sicile, des îles Canaries, ce sauvetage de 200 personnes de l’Ocean Viking se sont multipliées. L’Organisation internationale pour les migrations parle d’au moins 599 morts depuis janvier…

Ça n’arrêtera jamais parce que l’Europe n’a cessé de se tromper sur tout ce qu’elle pouvait faire. Il y a d’abord un problème italien : l’Europe, la France surtout, l’Allemagne, l’Espagne, ont délégué la gestion des flux à l’Italie. Mais attention, ce n’était pas un chèque en blanc, on ne forçait pas la main de l’Italie non plus. Celle-ci a signé le règlement de Dublin en échange d’une plus grande souplesse sur la dette. Elle a permis l’accueil des migrants. Le premier pays où le migrant est reconnu et identifié s’occupe de cette personne. Et c’est souvent l’Italie et la Grèce. La Ligue [formation d’extrême droite], comme le Rassemblement national en France, n’ont jamais cherché à renégocier cet accord, parce que ces deux partis ont besoin d’inventer l’histoire de l’envahisseur migrant pour agiter les peurs lors des campagnes électorales.

L’UE n’est pas parvenue à lancer un dialogue avec les pays du pourtour méditerranéen sur cette question…

La Libye, par exemple, est aux mains des milices. C’est un pays que l’Europe n’a pas réussi à pousser vers la démocratie. Le modèle démocratique est non seulement de plus en plus en crise mais également inexportable. L’Italie paie des milices libyennes qui torturent, tirent, emprisonnent et font de la contrebande. L’Italie se plie à la Libye et la France, de son côté, se plie à l’Egypte en accordant la Légion d’honneur à un tyran comme Al-Sissi. L’Europe est en train de dire que la démocratie est très fragile et qu’elle n’a plus la force de devenir un instrument pour convaincre les populations libyennes, turques, syriennes et égyptiennes de se soulever parce que l’Europe n’aime pas les insurgés. Cette année, c’est pourtant l’anniversaire de la Commune de Paris, non ? L’Europe dit qu’elle ne fera pas la guerre en Libye, mais la fait en finançant les guérillas locales. Dans un tel monde, comment penser l’Europe ? L’Europe, en train de mourir de vieillesse, est une maison de retraite en face d’un jardin d’enfants.

Un constat formulé par l’ex-ministre italienne des Affaires étrangères, Emma Bonino…

Exactement. Cette situation ne pourra pas durer. En Italie, il est urgent d’accueillir un million de migrants et d’en faire des citoyens italiens, de les installer dans le Sud, afin de faire revivre cette région qui se vide. Les migrants peuvent être une ressource de vie. Dans le même temps, ils racontent toutes les mauvaises politiques que l’Europe a entreprises avec l’Afrique. Mais, je n’oublie pas que les Africains ont d’énormes responsabilités. On dit que ces migrants aimeraient retourner chez eux. Mais quand un migrant arrive en Libye, il ne peut plus revenir en arrière. Tu ne peux pas partir. Aujourd’hui, si un Ghanéen ou un Tchadien bloqué en Libye souhaite rentrer chez lui, sa famille doit payer. Mille dollars pour rentrer ou trois mille pour l’Italie. Comment gagner cet argent ? En faisant l’esclave. Les trafiquants libyens kidnappent aussi les migrants, les emprisonnent dans des camps de concentration. La famille doit payer l’eau et la nourriture. C’est ce qui se passe en Libye et c’est tout à fait différent de ce que nous disent les populistes européens. Tout cela, la Libye le fait avec l’argent européen.

Début avril, le président du Conseil italien, Mario Draghi, s’est rendu en Libye…

Pour remercier le régime libyen et exprimer sa satisfaction. Dans une lettre publiée par le Corriere della Sera, j’ai écrit une lettre à Mario Draghi pour lui dire qu’il était victime d’un malentendu, parce que la Libye et n’a jamais sauvé personne. La vérité est que l’immigration est une excuse et un parapluie qui sert à cacher le seul intérêt réel : le pétrole, l’un des meilleurs de la planète.

Nous ne nous posons pas le problème à régler plus tard, mais essayons d’y répondre maintenant. Tout de suite, il y a des gens qui sont en train de mourir, qui ont besoin d’être sauvés. L’ambulance ne se pose jamais de questions politiques. Elle existe pour sauver ceux qui sont malades et en danger. C’est le principe du sauvetage en mer. La règle d’or.

—  

On se souvient d’Angela Merkel accueillant un million de migrants en 2015. Aucun leader européen n’incarne une vision, un projet européen ?

Ce geste honore Merkel et restera dans l’histoire. Mais il a effrayé tous les autres leaders, a inquiété ses électeurs et fragilisé la chancelière. Aucun dirigeant européen n’a de vision, ne semble vraiment comprendre comment empêcher ce massacre. La Méditerranée est un cimetière, l’une des plus grandes fosses communes au monde et il n’y a pas de solution. C’est pourquoi je soutiens les ONG. Nous ne nous posons pas le problème à régler plus tard, mais essayons d’y répondre maintenant. Tout de suite, il y a des gens qui sont en train de mourir, qui ont besoin d’être sauvés. L’ambulance ne se pose jamais de questions politiques. Elle existe pour sauver ceux qui sont en danger. C’est la règle d’or du sauvetage en mer. Après, on pourra essayer de comprendre les réseaux et les trafics.

L’Union européenne est-elle en train de se perdre ?

L’Europe se désagrège, parce qu’elle est terrifiée par la poussée populiste. Même en pleine pandémie, les populistes ont multiplié les énormités. Matteo Salvini n’a cessé de dire que les migrants pouvaient se promener librement quand les Italiens devaient rester enfermés. Le Pen mise tout sur l’islamophobie, la criminalité. Où est l’erreur de la gauche et des partis démocratiques qui, ces dernières années, n’ont jamais été capables de dire les choses, d’énoncer la vérité ? Ils ont seulement essayé de réparer la forme : vous ne devez pas utiliser un langage patriarcal ou raciste, etc. Tout cela est très bien, mais en substance, les choses changent. Des banlieues françaises sont bien aux mains du crime organisé. L’intégration est compromise, oui, mais ce n’est pas parce qu’il y a l’islam ou des Sénégalais, comme le pense le RN, c’est parce que la situation économique, la dégradation, a fait gagner les gangs et pas les travailleurs. L’intégration ne tient pas la route, parce qu’on n’a plus investi assez dans les écoles. Il ne faut pas nier les problèmes. On dit que les migrants qui partent ont payé les trafiquants. C’est vrai, mais cela ne veut pas dire que je dois les laisser au milieu de la mer. J’entends, je lis : «si vous sauvez les migrants, les trafiquants le savent et donc ils feront encore plus d’affaires». C’est faux. Même quand il y a moins de navires de sauvetage, le nombre de départs reste identique. Les gens essayeront toujours de partir. Enfin, n’oublions pas le rôle joué par les trafiquants, les gardes-côtes libyens, comme l’a démontré l’ONU. De tous ses trafics, notamment via la plateforme maltaise, l’être humain est la marchandise qui a le moins de valeur.

Vous écrivez que les faits et les données précises ne suffisent pas pour lutter contre la propagande antimigrant. Comment faire ?

Arrive un moment où les données argumentées ne sont d’aucune utilité. Il n’y a que de l’émotion face à la raison. Malheureusement, la gauche italienne, et pas seulement elle, estime que son électorat a peur des migrants. L’ex-ministre de l’Intérieur, Marco Minniti [Parti démocrate] parlait de la perception émotionnelle du savoir. Mais le travail politique doit être de transmettre ces données, de démonter les erreurs, de rendre compte de la réalité comme, par exemple, que les campagnes du sud du pays sont aux mains de la pègre depuis longtemps. Les migrants travaillent dans ces campagnes. Il y a deux jours, le crime organisé à Foggia [dans les Pouilles] a tiré sur des migrants. Tout cela s’est déroulé dans l’indifférence. Le débat politique ne se soucie plus de rien, car manifestement la pandémie a mangé tout ce qui pouvait être mangé.

Que faire, concrètement, face au «grand mensonge» antimigrants qui devient viral ?

C’est très difficile. Il faut rester sur la brèche, savoir sur quoi on travaille, faire pièce à toute attaque. Je me souviens d’une émission à la télévision où on a diffusé la vidéo d’une mère désespérée qui avait perdu son enfant en mer. J’ai traité Matteo Salvini et Giorgia Meloni [ancienne ministre, extrême droite] de «bâtards» parce qu’ils avaient dit que les trafiquants s’alliaient pour sauver des vies, délégitimaient les sauveteurs. Je l’ai fait non pas pour recourir à leur registre, mais parce que je voulais attaquer les mensonges véhiculés par le populisme italien – le néofascisme italien en ce qui concerne Meloni. Nous devons trouver tous les moyens pour démonter les conneries sur l’immigration – comme ces vidéos où on affirme que les migrants sont des acteurs –, financées par une partie de la droite européenne, réactionnaire, de tradition fasciste qui n’a rien à voir avec la droite démocratique.

Votre dernier livre publié cet hiver s’intitule Gridalo, «Crie-le». Est-ce une manière de lutter contre la propagande, d’occuper encore plus l’espace public ?

Il faut arrêter de penser que le cri est du ressort des populistes. Il ne faut pas laisser l’espace public aux conspirationnistes, aux fascistes. Nous devons rester à l’intérieur du cadre de la raison et être en mesure de crier que les choses vont mal. Le cri d’espoir doit permettre de dire que les cris ne sont pas tous identiques. Il y a ceux qui ont raison et ceux qui ont tort, être partisan n’est pas être réactionnaire et factieux. C’est à la mode de vulgariser. Cela devient une forme intelligente de ne pas prendre parti. Nous aimons écouter le vulgarisateur parce qu’il ne prend pas de positions, ou si peu. Moi, je veux prendre position. Et ça ne signifie pas manipuler la vérité. C’est le moment de participer et ne pas se cacher derrière le «ni de droite ni de gauche». C’est une forme d’escroquerie.

Mais il n’y a pas un risque à emprunter un chemin menant à une plus grande violence verbale ?

Mais la violence est dans les faits. A cause du Covid, il y a un climat insurrectionnel en Italie. Les hôpitaux s’effondrent. Les restaurants sont fermés, les usines ont des difficultés, on ne vend plus rien. Le monde du travail est à genoux, à l’arrêt. Bientôt, ils vont virer des gens, ce sera l’enfer. La violence est au coin de la rue. Disons que je lance une invitation à crier, à prendre parti avec l’instrument de la conviction, de l’argumentation, de la résistance. Ce sont des instruments efficaces. La violence de la guerre civile est un spectre qui agite la droite. Je ne ferai jamais ça. Il faut plus d’espace d’expression, c’est important notamment face à la crise du Covid. D’après ce qu’on nous dit, le nombre de personnes infectées, les décès sont en réalité plus importants. La gestion des vaccins est calamiteuse ; celle des hospitalisations a été désastreuse. Ce problème est européen. L’Europe est en crise, elle n’invente plus rien, elle est train de mourir.

Votre quotidien est toujours celui de la «vità blindata» (la vie blindée) ?

Toujours. Le 4 mai, je dois à nouveau comparaître pour une audience d’un procès lancé en 2006. Quinze ans ! Quand la procédure a démarré, il y avait la presse du monde entier. Cette fois, nous serons seuls dans une petite salle. Le boss, son avocat et moi. Tout un symbole, comme la fin de la bataille anti-mafia.

(1) Ed. Gallimard, 176 pp., 25€.

Ce contenu a été publié dans pays par psm. Mettez-le en favori avec son permalien.