Deux demandeurs d’asile portent plainte contre Frontex après des renvois illégaux
Jeancy Kimbenga parle d’une voix calme. Son débit est posé. Sous la pluie battante d’Istanbul, ce vendredi 21 mai, le jeune homme s’abrite dans un magasin dont on entend les jingles incessants dans son téléphone. «Il n’y a pas de réseau à l’hôtel», explique-t-il. Le demandeur d’asile congolais de 17 ans est toujours coincé en Turquie, pays où il a été contraint de s’établir après un périple migratoire tourmenté : une escale en Ethiopie, un changement d’avion puis direction la Turquie et les rivages de la mer Egée, l’eldorado pour de nombreux migrants qui rêvent d’Europe.
Par trois fois, Jeancy, qui a fui son pays après avoir subi la torture de son propre oncle, un colonel de l’armée, a tenté de rallier les côtes grecques dans un canot pneumatique. Aujourd’hui, il vit à Istanbul dans l’attente de réunir la somme nécessaire à une nouvelle traversée. Le 28 novembre 2020, il a même touché au but : son petit bateau a accosté à Kratigou, à 10 kilomètres au sud de Mytilène, la principale ville de la petite île grecque de Lesbos. Là, Jeancy et ses camarades se sont cachés toute une nuit avant de sortir au petit matin.
C’était compter sans les policiers grecs qui l’arrêtent, selon son récit à Libération, avant de l’emmener en mer où il est abandonné à la merci des flots dans un bateau gonflable. Un renvoi illégal, ou «pushback». Quelques heures plus tard, le gamin et ses compagnons d’infortune sont interceptés par les gardes-côtes turques qui les ramènent en Turquie. Sur son téléphone, Jeancy garde précieusement les preuves de son cheminement en terre hellène : des vidéos, des photos, des localisations GPS qu’il a partagées immédiatement sur Whatsapp avec amis et membres d’ONGs : «Je me suis dit qu’il pourrait se passer quelque chose. Je n’avais pas confiance.»
Première plainte de ce genre
Ces éléments sont la base d’une plainte que le jeune homme a déposée le vendredi 21 mai 2021, devant la cour de justice de l’Union Européenne (CJUE) contre Frontex, aux côtés d’une demandeuse d’asile burundaise, elle aussi victime de deux pushbacks. C’est la première du genre. «Je veux porter cette voix pour que cela puisse cesser. C’est vraiment très grave ce qu’il se passe». Ils exigent le retrait de Frontex de la région.
Les deux exilés ont été épaulés pour l’occasion par Omer Shatz et Iftach Cohen, deux avocats spécialisés en droit international, qui avaient déjà intenté une action préliminaire contre la super agence de garde-frontières et de garde-côtes au nom de Front-lex, structure créée spécialement pour ce contentieux. «C’est la première fois que Frontex est face au tribunal pour des violations des droits de l’homme, assure Omer Shatz : nous allons faire respecter le droit au frontière extérieure de l’union Européenne».
Dans un réquisitoire long d’une soixantaine de pages que Libération a pu consulter, l’équipe d’avocats (complétée par Loica Lambert et Mieke Van den Broeck pour l’ONG Progress Law Network, et soutenu par l’ONG Greek Helsinki Monitor) s’attarde sur les récits des violations des droits de l’homme ainsi que sur le manque de mécanismes de contrôle de l’agence européenne de garde-côtes. Aux frontières extérieures de l’UE, Frontex, censé être le garant du respect des traités, ne remplit pas son rôle. Selon Omer Shatz, c’est sous sa responsabilité que des violences, à l’instar des «pushbacks» subis par Jeancy, se déroulent : «Non seulement la Grèce n’aurait pas pu mettre en place cette politique sans Frontex. Mais qui plus est, légalement parlant, tout cela fait partie d’une opération conjointe entre l’agence et le gouvernement grec.»
Contestation en interne
Selon sa régulation interne (et son article 46), Frontex a pourtant l’obligation de faire cesser, séance tenante, toute action qui irait à l’encontre du respect des droits de l’homme. Dès lors, la demande des avocats est simple : Frontex doit retirer ses moyens (avions, bateaux, hélicoptères ou drones) qui patrouillent dans la zone. A la Cour de trancher. Du côté de la direction de l’agence, le leitmotiv est toujours le même. Le directeur français, Fabrice Leggeri, affirme tantôt que les agissements des Grecs ne sont pas établis. Tantôt qu’ils ne constituent pas une violation claire des droits de l’homme. Et ce en dépit des nombreuses preuves amassées tant par les médias que par des ONGs.
De surcroît, les positions du directeur sont depuis peu contestées en interne. Des documents internes à Frontex, que Libération, ses partenaires du média d’investigation Lighthouse Reports et du Spiegel ont pu consulter, en attestent. Les preuves de ces renvois sont «solides» est-il écrit dans un rapport de Frontex, daté de janvier 2021 et rédigé par le bureau des droits fondamentaux, un organe interne de contrôle. «Cette note est une compilation de sources disponibles en ligne. Elle a été écrite avant même deux enquêtes internes, qui n’ont trouvé aucune preuve de violations des droits de l’homme lors d’activités de Frontex», oppose le porte-parole de l’agence, joint par Libération.
La politique de l’agence est de plus en plus remise en question par ses propres employés. Le 30 octobre 2020, un bateau grec, avec une trentaine de migrants à son bord, vogue vers les eaux territoriales turques, sous les yeux de policiers suédois, en mission pour Frontex. «Ce qui m’a surpris, c’est que les garde-côtes grecs n’ont pas escorté le bateau vers le port, mais dans la direction opposée», explique l’une d’entre elles, interrogée dans le cadre d’une enquête interne le 8 décembre 2020, dans un procès-verbal consulté par Libération. «Avez-vous considéré cette manœuvre comme étant un pushback ?», relance l’enquêteur. La réponse est sans appel : «Oui, c’était un pushback.»