« Depuis 2015, les quatre cinquièmes des auteurs d’attentats terroristes sur le territoire national sont des ressortissants français », assure Laurent Nuñez, coordonnateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme.
Après l’attaque au commissariat de Rambouillet, lors de laquelle une fonctionnaire de police est morte, des personnalités politiques de droite et d’extrême droite ont affirmé qu’il existait un lien entre immigration et terrorisme. En cause : le parcours de l’assaillant, Jamel Gorchane, un Tunisien de 36 ans. Cet homme, qui était arrivé en France en 2009, exerçait la profession de chauffeur-livreur et avait obtenu une carte de séjour en décembre 2020.
« Il faut cesser de nier le lien entre terrorisme et immigration, notamment l’immigration la plus récente« , a réagi Valérie Pécresse, présidente de la région Ile-de-France, le 25 avril, sur Europe 1 et CNews. Une vision partagée par le Rassemblement national. « Le lien entre l’immigration et le terrorisme, il est évident », a notamment affirmé Jordan Bardella, vice-président du RN, le 26 avril sur CNews. Ce lien est également fait, le même jour, par Thierry Mariani sur la même chaîne, et par Laurent Jacobelli, porte-parole du RN, sur LCI. Rien d’étonnant : le parti présidé par Marine Le Pen tient ce discours depuis plusieurs années.
Des étrangers impliqués lors des attentats de 2020 et 2021
Avant Rambouillet, les précédents attentats islamistes ont effectivement été perpétrés par des ressortissants étrangers. Abdoullakh Anzorov, qui a décapité Samuel Paty en octobre 2020, était un jeune Russe tchétchène né à Moscou en 2002. Il avait obtenu le 4 mars 2020 un titre de séjour en France valable jusqu’en mars 2030. Brahim Aouissaoui, qui a mené l’attaque à la basilique Notre-Dame à Nice en octobre 2020, est un Tunisien né en 1999. Arrivé à Lampedusa (Italie), en septembre 2020, il avait posé le pied sur le sol français le mois suivant. Abdallah Ahmed-Osman, auteur de l’attaque qui a endeuillé Romans-sur-Isère (Drôme) en avril 2020, est soudanais. Il est arrivé en France en 2016 et avait obtenu le statut de réfugié l’année suivante. Si les profils de ces meurtriers peuvent suggérer un lien entre terrorisme et immigration, la réalité est plus complexe.
Revenons sur les termes employés. L’Insee, qui s’appuie sur la définition du Haut Conseil à l’intégration, écrit « qu’un immigré est une personne née étrangère à l’étranger et résidant en France ». L’institut ajoute que « la qualité d’immigré est permanente : un individu continue à appartenir à la population immigrée même s’il devient français par acquisition. C’est le pays de naissance, et non la nationalité à la naissance, qui définit l’origine géographique d’un immigré. »
Sauf que, pour l’instant, il n’existe pas, pour la France, de grande base de données avec des chiffres exhaustifs permettant d’analyser un éventuel lien entre terrorisme islamiste et immigration, donc des personnes venues d’un pays étranger et installées en France. C’est une « grande difficulté », remarque auprès de franceinfo le sociologue Xavier Crettiez, membre du Comité scientifique de prévention de la radicalisation (Cosprad), instance rattachée au Premier ministre.
« Les services de renseignement, qui ont beaucoup de sources, ne les ouvrent pas aux chercheurs. »
Xavier Crettiez, sociologueà franceinfo
« C’est un vrai problème structurel en France que l’on ne trouve pas dans d’autres pays », affirme le coauteur du livre Violences politiques (éditions Armand Colin, 2021). Le spécialiste rappelle qu’aux Etats-Unis, le psychiatre et chercheur sur le terrorisme Marc Sageman a pu travailler sur une base de données d’environ 2 000 jihadistes d’Al-Qaïda fournie par la CIA.
« Complètement marginal statistiquement »
Malgré ces obstacles en France, il est possible de s’intéresser, de façon partielle, au lien entre terrorisme et immigration en se penchant sur les entrées dans le pays. Catherine Wihtol de Wenden, directrice de recherche au CNRS et spécialiste des migrations, rappelle à franceinfo que la France compte environ 250 000 entrées légales par an (258 929 en 2018 et 274 676 en 2019, selon le site officiel de l’administration française). Il faut y ajouter, souligne-t-elle, les demandeurs d’asile et les entrées illégales, ces dernières étant très difficiles à quantifier.
La chercheuse estime que si l’on ramène ces chiffres au nombre d’attentats ou de tentatives d’attentats impliquant des personnes de nationalité étrangère, le résultat est « complètement marginal statistiquement », même si « c’est dramatique parce que cela a des effets dévastateurs sur la population ». Catherine Wihtol de Wenden estime par ailleurs qu’il faut davantage ouvrir les frontières afin de favoriser l’immigration légale, comme elle l’expliquait dans La Croix en 2013. Et de marteler : « Il n’y a pas de lien entre les flux migratoires et le terrorisme. »
Sa conclusion rejoint celle de quatre économistes américains qui ont analysé les données de 170 pays entre 1990 et 2015, focalisées notamment sur l’immigration en provenance de pays comptant une population musulmane majoritaire. Leur article, publié en 2019 dans le Journal of Economic Behavior and Organization (en anglais), est sans appel : « aucune preuve empirique » ne permet de suggérer qu’une croissance de la part de la population immigrée au sein d’un pays est « corrélée significativement » à une augmentation des actes de terrorisme.
Les auteurs d’attentats, en majorité français
Une autre façon d’étudier, partiellement, l’éventuel lien entre immigration et terrorisme est de s’intéresser à la nationalité des personnes qui ont mené des attentats ou des tentatives d’attentats. C’est ce qu’a fait Laurent Nuñez, coordonnateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme, le 26 avril, sur France Inter. « Depuis 2015, les quatre cinquièmes des auteurs d’attentats terroristes sur le territoire national sont des ressortissants français », a-t-il assuré. « Entre 2014 et 2020, sur les 184 individus impliqués dans 101 projets aboutis, échoués ou déjoués, 40 étaient de nationalité étrangère, soit une proportion de 22% », a-t-il ensuite détaillé auprès de 20 Minutes.
Jean-Charles Brisard, président du Centre d’analyse du terrorisme, confirme ces observations, selon un comptage réalisé par son think tank. « Pour les auteurs d’attentats aboutis, c’est-à-dire ayant entraîné la mort, nous sommes à 60% de Français, déclare-t-il à franceinfo. Si l’on ajoute les auteurs de tentatives d’attentats à cela, on est à 67% de Français. Et si l’on ajoute les individus interpellés pour des projets d’attentats, on est à 80% de Français », précise-t-il.
Ce constat général est partagé par les premiers résultats de Xavier Crettiez. Le sociologue travaille actuellement sur une « sociographie du jihadisme français ». Il se fonde sur des sources administratives issues des services de l’Etat, détaillant quelque 400 profils directement liés au terrorisme islamiste. Sur les 100 premiers déjà traités et intégrés dans sa base de données en cours d’élaboration, il note 75% de personnes de nationalité française, 12% qui ont la double nationalité, le reste étant des personnes de nationalité étrangère.
Si les Français sont majoritaires, comment toutefois expliquer cette surreprésentation de ressortissants étrangers parmi les personnes impliquées dans des attentats ou des projets d’attentat alors que, selon l’Insee, ils ne représentent que 7,4% de la population française ? « Faire cette comparaison n’a aucun sens, car l’échantillonnage est trop faible », avec d’un côté 67 millions de personnes et de l’autre seulement une centaine d’étrangers impliqués dans des actes terroristes, balaye auprès de franceinfo le politologue Olivier Roy, spécialiste de l’islam politique. « Si l’on avait des chiffres qui portaient sur des milliers de personnes, cela commencerait à être significatif, mais ce n’est pas le cas », ajoute le professeur à l’Institut universitaire européen de Florence.
Le terrorisme « domestique »
Une chose demeure : les chiffres montrant l’implication d’une très large majorité de Français se trouvent dans la lignée de ceux publiés par l’Institut français des relations internationales (Ifri) en 2018. Dans une étude (en PDF) épluchant les profils et parcours de quelque 130 personnes condamnées en France dans des affaires de jihadisme entre 2004 et 2017, l’Ifri montre que 119 sont des Français (soit 91,5% de l’ensemble). Parmi eux, 29 sont binationaux (14 Franco-Marocains, 10 Franco-Algériens et 5 Franco-Tunisiens). Seulement 11 sont étrangers (3 Marocains, 3 Algériens, 3 Tunisiens, un Indien et un Pakistanais).
« Le terrorisme qui touche la France est essentiellement domestique. Les individus condamnés sont en grande majorité nés en France et ont grandi dans ce pays. »
L’Institut français des relations internationalesdans une étude publiée en 2018
Jean-Charles Brisard fait le même commentaire : « Le terrorisme en France, et depuis plusieurs années, est endogène. Il est le fait d’individus qui résident dans notre pays et qui décident de frapper. »
« Un lien indirect »
En allant au-delà de la question de la nationalité, le sociologue Jean-Baptiste Meyer, auteur en 2016 d’un article intitulé Le lien entre migration et terrorisme, un tabou à déconstruire, évoque un « lien indirect », qui se trouve dans l’origine des parents.
L’Ifri le soulève également dans son étude de 2018, écrivant que « le facteur migratoire joue un rôle important dans le phénomène jihadiste ». En se fondant sur les jugements de quelque 130 individus condamnés en France dans des affaires de jihadisme entre 2004 et 2017, l’institut a recueilli des précisions sur l’origine des parents de 125 prévenus ou accusés. Selon ce comptage, 74 ont des parents originaires du Maghreb (59,2% de l’ensemble), 22 de France (17,6%), 12 d’Afrique subsaharienne (9,6%), 7 d’Asie (5,6%) et un de Haïti (0,8%). Neuf personnes sont issues d’un couple mixte (8 France-Maghreb, un France-Afrique subsaharienne), soit 7% de l’ensemble.
Olivier Roy et Xavier Crettiez observent de leur côté des proportions similaires sur cet aspect. Autrement dit, en France, une majorité des personnes impliquées dans des attentats, des tentatives ou projets d’attentats ne sont pas des immmigrés, mais des enfants d’immigrés. « Nous avons une écrasante majorité de seconde génération, entre 1995 et 2015 », tranche Olivier Roy, environ 60%, selon un décompte réalisé par ses soins.
« L’immigration n’est pas LE facteur, mais c’est un facteur parmi d’autres. »
Olivier Roy, politologueà franceinfo
« Cela serait se voiler la face que de décider que, pour ne pas jeter l’opprobre sur les immigrés, il faut sous-estimer ce facteur. Non, il faut le prendre pour ce qu’il est et le recontextualiser », fait-il valoir.
La famille serait-elle donc en cause ? Non car elle ne joue qu’un rôle mineur dans la dérive extrémiste, selon Xavier Crettiez. Il relève que, sur les 100 premiers profils de son échantillon, dans près de 70% des cas, la personne qui s’est radicalisée ne l’a pas fait sous la pression de sa famille. La découverte des textes religieux survient principalement par deux canaux, selon le chercheur : internet (avec des vidéos religieuses et jihadistes, et les réseaux sociaux) et le cercle amical.
La seconde génération, plus perméable au discours jihadiste ?
« Une très grande majorité sont des ‘born again’, c’est-à-dire qu’ils ont découvert sur le tard le Coran, le jihad, explique-t-il. Ils n’étaient pas du tout pratiquants jusqu’à la grande adolescence et soudainement se mettent à lire les textes religieux et s’enthousiasment pour la religion. »
« La plupart des ‘born again’ le sont devenus indépendamment de leur famille. »
Xavier Crettiez, sociologueà franceinfo
« Certains, pas la majorité, se sont radicalisés contre leur famille, parce qu’ils trouvaient qu’elle s’était trop assimilée, qu’elle était devenue trop française », illustre le sociologue.
Comment expliquer cette part importante de personnes issues de la seconde génération ? Même s’ils sont nés en France, le fait de grandir dans une famille immigrée et musulmane peut-il créer, chez certains, une forme de perméabilité au discours jihadiste ? « Certaines personnes, parce qu’elles ont des racines immigrées, s’imaginent une communauté de pensée avec la oumma musulmane. Jugeant celle-ci attaquée en Syrie (…), elles ressentent une affinité. Oui, on peut le dire. Mais ce n’est pas toujours aussi clair que cela », explique Xavier Crettiez.
Olivier Roy, lui, pointe une « déculturation du religieux » pour certaines personnes de la seconde génération. Ces dernières parlent très peu arabe, voire pas du tout. Elles ne peuvent donc pas échanger avec leurs grands-parents. Et avec leurs parents, quand ces derniers parlent arabe, elles répondent en français, avance le spécialiste. Selon lui, le problème de la radicalisation est nettement moins présent pour les personnes issues de la troisième génération car « il n’y a plus de déculturation ». D’après Olivier Roy, les personnes de cette génération peuvent discuter en français avec leurs parents, qui le parlent très bien, et ainsi « transmettre un néo-islam à la française ».
Le rôle des Français qui se sont convertis
Il serait trop long de résumer les différentes hypothèses sur les mécanismes qui amènent à la radicalisation islamiste. D’autant que les experts sont divisés sur le sujet. Malgré les divergences, presque tous les spécialistes contactés par franceinfo attirent l’attention sur l’implication de personnes converties. Jean-Charles Brisard estime que le potentiel danger du terrorisme islamiste réside moins chez les étrangers qui entrent sur le territoire français que chez « des personnes françaises, nées en France, qui se sont converties ».
« Nous avons observé une hausse constante de la part des convertis parmi les individus impliqués dans des projets d’attentats, passant de 18% en 2015 à 40% en 2019. »
Jean-Charles Brisard, président du Centre d’analyse du terrorismeà franceinfo
« C’est une part importante », insiste Jean-Charles Brisard, affirmant que les convertis représentent « un vivier-cible pour les recruteurs » jihadistes. Il rappelle que « la propagande du groupe Etat islamique [en France] était dirigée essentiellement par des convertis », mentionnant notamment les frères Fabien et Jean-Michel Clain, Léonard Lopez, Adrien Guihal ou encore Thomas Collange.
« Un converti rejette la culture de ses parents », commente Olivier Roy. Surtout, pour le politologue, « la lecture ethnique » du terrorisme jihadiste a conduit à minimiser jusqu’à maintenant la place des convertis. Or ils illustrent, d’après lui, le fait que la question n’est pas ethnique. « Les convertis montrent très bien qu’il peut y voir du terrorisme sans immigration. »