Face aux migrations, les limites et les dérives de l’Europe-forteresse

Le Monde du 29 mai

Faute de politique commune, l’Europe ne semble avoir aucune prise sur le phénomène migratoire et s’émeut à chaque arrivée de migrants, même si les chiffres sont sans comparaison avec 2015. Une impuissance qui nourrit le discours des droites populistes.

Par Jean-Pierre Stroobants(Bruxelles, bureau européen)

 

Le dramatique incendie du camp de réfugiés de Moria, en Grèce, en septembre 2020, avait relancé les débats sur la nécessité d’une politique migratoire européenne. En revanche, les récents naufrages de plusieurs embarcations ou l’arrivée de plus de 2 000 migrants en l’espace de vingt-quatre heures à Lampedusa, en Italie, à la mi-mai, n’ont pas eu beaucoup d’effet sur ces discussions, reléguées au second plan et bloquées par les désaccords entre les Vingt-Sept.

L’arrivée récente de milliers de Marocains, dont de nombreux jeunes, à Ceuta, en Espagne, a montré, quant à elle, que des pays savaient désormais user de la migration comme d’un instrument au service de leur politique internationale ou de leurs intérêts. En voulant « punir » Madrid pour sa position à l’égard du Sahara occidental, le Maroc indiquait qu’il avait – comme la Turquie avant lui – bien compris l’impact d’un tel geste sur les opinions d’Européens qui ont le sentiment que, faute d’une véritable politique, l’Europe n’a toujours pas de prise sur le phénomène migratoire.

 

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Le nombre des passages illégaux de frontières en 2020 (114 000 de janvier à novembre) a été le plus bas depuis six ans et a diminué de 10 % par rapport à 2019, selon Frontex. Cela n’empêche pas la droite populiste, ou certains membres de la droite « classique », de continuer à agiter le thème d’un afflux massif et incontrôlé.

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Eviter une crise comme celle de 2015-2016

La réalité aujourd’hui, même si les institutions européennes le contestent, est plutôt celle d’une Europe-forteresse. Qui aide, forme et finance les gardes-côtes libyens, modère ses critiques contre la dérive autoritaire de la Turquie pour ne pas détruire l’accord conclu en 2016 sur le contrôle des flux migratoires, ou ferme les yeux sur les accusations, répétées depuis des mois, visant la Grèce, la Croatie ou la Hongrie. Ces Etats membres sont mis en cause pour leur stratégie de refoulements illégaux (ou « pushbacks ») de demandeurs d’asile.

Seuls les eurodéputés ont montré récemment un intérêt pour cette question en refusant, symboliquement, de contresigner le budget 2019 de Frontex, l’agence des gardes-frontières et gardes-côtes. Cette structure, appelée à se développer considérablement, est investie de la mission d’aider des Etats à protéger les frontières de l’Union. Elle nie en bloc toute participation aux « pushbacks ».

Après l’épisode de Moria, Bruxelles avait hâté la publication de son « pacte global pour la migration », censé éviter la réédition d’une crise comme celle de 2015-2016, marquée par 2,3 millions de passages illégaux des frontières extérieures.

Balançant entre « solidarité et responsabilité », comme le soulignent à l’envi ses promoteurs, ce projet introduit de nouvelles procédures pour accélérer et simplifier l’examen des demandes d’asile avant même que les migrants pénètrent sur le territoire européen. Il modifie le système de demande lui-même, renforce la protection des frontières extérieures et crée de nouveaux outils pour la gestion des crises.

Le texte contourne la difficulté des accords de Dublin, qui obligent actuellement le pays de première arrivée à gérer l’examen d’une demande d’asile. La procédure ne serait pas abolie, comme le réclament l’Italie et la Grèce, mais la situation d’un migrant serait examinée avant son passage de la frontière. Il passerait ensuite par la procédure d’examen, avant d’être admis – ou renvoyé – plus rapidement.

Les pays d’Europe centrale et orientale reçoivent, eux, la promesse d’un renoncement aux mécanismes de relocalisation obligatoire et aux quotas par pays proposés par la Commission présidée par Jean-Claude Juncker (2014-2019). En échange, on leur demanderait de participer activement aux retours et d’apporter une « contribution flexible », notamment financière, à cette nouvelle politique, censée se concrétiser en 2024.

Entre « légers progrès » et blocages

L’ensemble a un objectif très politique, résumé à l’époque par Margaritis Schinas, le vice-président chargé de la controversée « promotion » du mode de vie européen : « Dire aux populistes que l’Europe apporte des solutions aux problèmes migratoires. » Avec une allusion transparente à la prochaine présidentielle française.

La négociation a-t-elle progressé, ce projet verra-t-il le jour ? A Bruxelles, les plus optimistes parlent de « légers progrès ». D’autres évoquent la persistance d’un blocage organisée par les pays du groupe de Visegrad (Hongrie et Pologne en tête, qui refusent carrément le sujet, République tchèque et Slovaquie, dans leur ombre, défendant le statu quo actuel).

L’actuelle présidence portugaise de l’Union a rapidement manifesté sa volonté de ne pas faire du pacte l’une de ses priorités. Il est très probable que la Slovénie, qui prend la suite, de juillet à décembre, ne s’en souciera pas davantage. Le pays ayant à sa tête le premier ministre Janez Jansa, proche du populiste Viktor Orban, son homologue hongrois.

L’Allemagne elle-même n’est pas parvenue à faire vraiment bouger les lignes durant sa présidence, en 2020, et a refusé l’idée d’une action limitée à une « coalition des volontaires ». Aux yeux de Berlin, c’eût été l’abandon des principes de coopération et de solidarité avec, à la clé, une fragmentation supplémentaire du bloc communautaire.

Signal positif

Quelques signes encourageants ont pourtant été enregistrés depuis 2019, n’éteignant pas totalement l’espoir de la Commission – « s’unir autour de nos valeurs communes et notre responsabilité humanitaire ». Quatorze Etats membres de l’UE ont approuvé le « mécanisme de solidarité » pour la relocalisation en 2019 et, à la fin de 2018, 152 pays (hormis les Etats-Unis, dirigés alors par Donald Trump, et le groupe de Visegrad) ont signé, à Marrakech, le pacte global pour des migrations sûres, ordonnées et régulières. Même s’il n’est pas juridiquement contraignant, ce texte pourrait favoriser une meilleure coopération internationale.

La progression limitée de l’extrême droite xénophobe aux élections européennes, couplée à la montée en puissance des écologistes, favorables à une politique raisonnée de la migration, a aussi été perçue comme un signal positif. Il reste que si les réponses à la question migratoire tardent, l’Europe, hésitante et divisée, restera à la merci d’une nouvelle crise. Divers sondages montrent que ce thème pourrait très rapidement s’inscrire à nouveau en tête des préoccupations des citoyens.

Jean-Pierre Stroobants (Bruxelles, bureau européen)

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