« Le Royaume-Uni se défausse de ses responsabilités en matière d’asile »

Brigitte Espuche :

Le Royaume-Uni a franchi le pas de la sous-traitance de l’asile en signant un accord avec le Rwanda, en avril dernier, afin d’y envoyer ses demandeurs d’asile. Mais la Cour européenne des droits de l’homme en a décidé autrement, clouant le premier avion au sol mi-juin. Co-coordinatrice du réseau Migreurop, Brigitte Espuche explique comment le Royaume-Uni et l’Europe en sont arrivés là.

Médiapart, Nejma Brahim, 26 juillet 2022

Le mois de juillet sera décisif pour les demandeurs d’asile du Royaume-Uni. En juin dernier, les premiers exilés qui devaient être « relocalisés » au Rwanda, qui a accepté de gérer leurs demandes d’asile sur son sol pour le compte du Royaume-Uni, ne sont finalement pas partis. La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a rendu une décision défavorable, empêchant l’avion de décoller in extremis.

L’annonce du départ programmé de Boris Johnson du poste de premier ministre ne devrait pas changer les plans. Pour lui succéder en septembre, la ministre des affaires étrangères Liz Truss affronte l’ancien chancelier de l’Échiquier, Rishi Sunak. Lors du débat qui les a opposés lundi soir, tous deux se sont prononcés en faveur de la poursuite du projet controversé.

Brigitte Espuche, co-coordinatrice du réseau Migreurop depuis 2015, décrypte l’avancée de la sous-traitance de l’asile, dont les conséquences sont souvent graves, et qui a déjà démontré ses limites en Australie. Elle pointe aussi les intérêts d’un État tiers non membre de l’Union européenne, comme le Rwanda, à accepter ce type d’accord. « Les exilés deviennent alors une monnaie d’échange : le marchandage se fait sur leur dos, en violation de leurs droits », relève la spécialiste des questions liées au contrôle des frontières et à l’externalisation.

Mediapart : En quoi consiste l’accord entre le Royaume-Uni et le Rwanda ?

Brigitte Espuche : C’est un partenariat de migration et de développement économique conclu en avril 2022, dont l’objectif est de sous-traiter au Rwanda, pays non membre de l’UE, les demandes de protection jugées irrecevables par le Royaume-Uni. En somme, il s’agit d’envoyer au Rwanda les personnes qui seraient arrivées sur le territoire britannique de manière dite « irrégulière », pour que le Rwanda gère leur demande de protection. Il est important de souligner que cet « accord » n’est pas un traité international. C’est un protocole d’entente, un arrangement qui relève du droit informel.

 

Le Royaume-Uni se défausse de ses responsabilités en matière d’asile. Les dirigeants cherchent aussi à faire de la communication politique sur la « maîtrise des flux migratoires » : l’une des promesses du Brexit était de diminuer les traversées dites « irrégulières » dans la Manche, or la mobilité à cette frontière ne freine pas, au contraire. Avec cet accord avec le Rwanda, le Royaume-Uni veut externaliser l’asile, et cela n’a rien de nouveau.

Le Royaume-Uni avait proposé dès 2003, avec Tony Blair, des centres « de transit » hors Europe pour y envoyer les demandeurs d’asile. Cette velléité d’externaliser l’asile est donc très ancienne. Mais à l’époque, les autres membres de l’UE considèrent que c’est un cap infranchissable du fait du principe de non-refoulement. Vingt ans plus tard, cette digue est rompue sans problème, aussi parce que le Royaume-Uni ne fait plus partie de l’UE.

Le Brexit a-t-il contribué à en arriver là ?

Sans doute en partie. Mais ce n’est pas la seule raison. Quand on est membre de l’UE, on est partie aux règlements européens, et en l’occurrence au règlement Dublin, qui impute la responsabilité de l’examen de la demande d’asile au premier pays européen foulé, où les empreintes sont prises. Une personne qui serait allée d’un pays A vers un pays B au sein de l’UE pour y demander l’asile, peut être renvoyée dans le pays A par le pays B au titre de Dublin. N’étant plus membre de l’UE, le Royaume-Uni ne peut plus faire cela. Il tente donc d’établir des accords bilatéraux avec certains États, d’abord européens – qui refusent –, puis avec un pays tiers, le Rwanda, qui a un intérêt financier et diplomatique à conclure ce genre d’accord informel. Cela pose problème, car ce protocole n’est pas juridiquement contraignant, et ne confère donc pas de droits ou d’obligations. Si le gouvernement n’a pas soumis cet arrangement au Parlement pour un vote ou un examen formel, la justice britannique devra se prononcer sur la légalité de ce protocole en septembre.

Le Royaume-Uni n’en est pas à sa première tentative pour se défausser de ses responsabilités en matière d’asile…

Le Royaume-Uni a en effet eu beaucoup d’idées pour externaliser l’asile. Au départ, il cherche à s’appuyer sur la « solution du Pacifique », mise en œuvre en 2000 par l’Australie, qui interdit l’accès à son territoire aux demandeurs d’asile placés en détention « offshore », sur deux îles au large de la Papouasie-Nouvelle Guinée (Manus et Nauru), pour que soit traitée leur demande d’asile. S’appuyant sur ce précédent, décrié partout, le Royaume-Uni propose en septembre 2020 de créer des camps externalisés, sur les îles de l’Ascension et de Sainte-Hélène (au milieu de l’Atlantique), voire dans des pays étrangers ou sur des ferries inutilisés, pour y maintenir les demandeurs d’asile le temps d’examiner leur requête. Cela ne fonctionne pas. Il propose ensuite, en septembre 2021, de légaliser les refoulements dans la Manche, mais se heurte à des contestations internes. Le ministère de l’intérieur français dit aussi que c’est contraire au droit international (bien que la France elle-même refoule à ses frontières) et qu’il ne l’acceptera pas. Le Royaume-Uni a finalement trouvé un allié auprès du Rwanda, qui a accepté le deal mais impose de pouvoir accepter chaque personne que le Royaume-Uni lui envoie.

Sur quels critères le Rwanda peut-il refuser une personne ?

Par exemple, il a déjà souligné qu’il n’accepterait pas les mineurs. Le Rwanda peut aussi décider de ne pas traiter une demande de protection, et donc ne pas accepter une personne que le Royaume-Uni veut lui envoyer. Mais il peut aussi l’accepter et la débouter de sa demande d’asile, ce qui impliquerait d’expulser cette personne de son territoire ensuite. Selon la législation internationale, il faudrait un accord entre le Rwanda et le pays d’origine du requérant. Mais on sait qu’en Afrique comme en Europe, des refoulements sauvages existent sans accords de réadmission.

Cet accord viole-t-il le droit international et la convention relative aux réfugiés ?

Oui, c’est une violation de l’esprit et de la lettre de la convention de Genève que de prévoir la possibilité pour deux partenaires d’externaliser l’asile hors du territoire européen. Mais le plus préoccupant reste les critères extrêmement larges sur lesquels s’appuie le Royaume-Uni pour envoyer au Rwanda les personnes dont la demande d’asile n’est pas jugée « recevable ». Car les critères d’irrecevabilité sont extrêmement larges : toute demande peut être irrecevable si le requérant est passé par des postes-frontières non habilités, a effectué un voyage dangereux en small boat ou par camion, ou est passé par un pays tiers sûr qui aurait pu lui octroyer l’asile.

De plus, le Rwanda n’a rien à voir avec le parcours migratoire de ces exilés. L’un des arguments utilisés pour justifier l’externalisation de l’asile consiste à dire que les personnes doivent être protégées au plus près de leur région d’origine. Parmi les nationalités qui étaient dans l’avion, il y avait un Albanais, deux Kurdes irakiens, trois Iraniens, un Vietnamien. Le Rwanda est bien loin de ces pays. Il faudrait s’intéresser au choix des personnes, qui vont d’abord vers un pays où il y a une communauté qui peut les soutenir, des opportunités économiques et une langue commune. Ces critères-là ne sont pas du tout pris en compte dans cet accord avec le Rwanda. Seul l’intérêt du Royaume-Uni prime.

Du côté du Rwanda, les intérêts sont-ils purement financiers ?

Des lieux d’hébergement ont été aménagés, appelés « centres d’accueil », et financés grâce à ce protocole d’entente à hauteur de 120 millions de livres, soit 145 millions d’euros. Autant d’argent qui n’est pas utilisé pour l’accueil mais pour l’externalisation, c’est énorme. Ses intérêts sont aussi diplomatiques. En faisant du Rwanda un partenaire légitime, on le réhabilite au niveau international et il redevient un interlocuteur fiable et respectable. Cela permet de faire fi des voix qui s’élèvent en dehors ou à l’intérieur du pays pour dénoncer les restrictions à la liberté d’expression ou aux droits des personnes LGBTI.

D’ailleurs, il est intéressant de pointer que le Rwanda peut décider d’examiner la demande d’asile des personnes qu’on lui envoie en vertu des critères de la convention de Genève, et donc des personnes LGBTI. Quand on sait les critiques faites au Rwanda sur ce sujet, on se pose des questions sur la manière dont seront traitées ces demandes. Les demandeurs d’asile au Rwanda auront-ils accès à des procédures équitables et efficaces ? C’est l’une des questions posées par la CEDH dans sa décision mi-juin.

Sur quoi s’est justement basée la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), qui a stoppé in extremis le décollage de l’avion qui devait acheminer les premiers migrants au Rwanda, le 14 juin dernier ?

Son argument est de dire qu’on ne peut procéder à ces expulsions tant que la justice britannique ne s’est pas prononcée sur la légalité du deal, et que le Royaume-Uni ne s’est pas assuré que le Rwanda est un pays sûr. La Cour dit aussi qu’il existe un risque de violation de la convention européenne des droits de l’homme, à laquelle le Rwanda n’est pas partie. Rien ne garantit que cet accord informel sera respecté par le Rwanda, et aucun mécanisme obligatoire ne permet aux demandeurs déjà au Rwanda de revenir en Angleterre si cette expulsion est jugée illégale par les tribunaux nationaux. La Cour estime qu’il y a un risque de dommage irréparable à partir du moment où l’on ne sait pas s’ils le pourront.

Le Rwanda se considère quant à lui comme un pays sûr, soulignant que depuis 2019, il accueille dans le cadre du mécanisme de transit d’urgence les personnes évacuées de Libye. Pour lui, cela gage du respect des droits humains au Rwanda. Sauf que les opposants et la société civile pointent les restrictions des libertés, qui pourraient s’appliquer aux étrangers.

La décision de la CEDH est-elle assez significative pour dire que cet accord bafoue les droits des exilés ?

Oui. En tout cas, elle vient sauver ce qui reste du principe de non-refoulement. Et elle vient surtout rappeler au Royaume-Uni qu’il est toujours membre du Conseil de l’Europe et toujours partie à la convention européenne des droits de l’homme et à la convention de Genève, qui l’obligent. En gros, ce n’est pas parce que le pays n’est plus membre de l’UE qu’il n’a plus d’obligations en vertu du droit international et du droit d’asile.

La réponse de Boris Johnson a d’ailleurs été de dire que le Royaume-Uni pourrait se retirer de la convention européenne des droits de l’homme. Et il en a la possibilité. Une nouvelle déclaration des droits est en cours d’examen pour remplacer la loi sur les droits de l’homme actuelle. Les opposants estiment que ce projet de loi va créer une catégorie acceptable de violations des droits.

L’externalisation a déjà été mise en œuvre ailleurs dans le monde par le passé. A-t-elle montré ses limites ?

Il y a des modèles précédents. Guantánamo était un centre pour demandeurs d’asile avant d’être une prison militaire. Comme dit plus haut, l’Australie a mis en place l’externalisation dès les années 2000. Plus récemment, ce qui s’est joué entre l’Italie et la Libye, ou entre la Turquie et la Grèce, est aussi un vrai précédent.

Mais collaborer avec un État tiers a des conséquences. Ce dernier va souvent utiliser le marchandage, intrinsèque à l’externalisation, pour se retourner contre l’UE. Cela a été le cas pour la Turquie avec la Grèce en mars 2020, le Maroc avec l’Espagne en mai 2021 et la Biélorussie avec la Pologne dès août 2021. Les exilés deviennent alors une monnaie d’échange : le marchandage se fait sur leur dos, en violation de leurs droits. C’est l’effet boomerang de l’externalisation. Il y a aussi un effet boule de neige, qui permet à d’autres États tiers de négocier l’argent de l’UE, comme le Kenya a pu le faire en menaçant de fermer le plus grand camp de réfugiés au monde, Dadaab. C’est terriblement cynique.

Quelles conséquences sur la vie des exilés ?

Une violation absolument totale de leurs droits. Les Nations unies ont largement critiqué la « solution du Pacifique », tandis que l’Australie ne s’est jamais cachée du fait qu’elle ne respectait pas le droit international.

Sur les îles de Manus et de Nauru, leurs conditions de vie sont terribles. Au Rwanda, même si les autorités affirment que tout serait mis en œuvre et que les demandeurs d’asile seraient bien traités, avec des dépenses journalières à hauteur de 67 euros par jour et par personne, on ne sait pas ce qu’il en sera. Des risques subsistent. Et les personnes n’ont de toute façon pas fait le choix de demander une protection au Rwanda ou de s’y établir.

Comment expliquer que la sous-traitance des migrations et de l’asile soit autant dans l’ère du temps ?

C’est une tendance qui vient de loin. Les premières velléités datent de 1986 avec le Danemark (qui a d’ailleurs également conclu en avril 2021 un protocole d’entente avec le Rwanda, et adopté en juin 2021 une loi lui permettant d’externaliser l’asile). Et c’est parce qu’elles sont profondes qu’elles se donnent à voir aujourd’hui. Entre-temps, des digues se sont rompues. Depuis 2015 en particulier, la protection des frontières prime sur la protection des personnes. Les États européens ne veulent plus accueillir. Le seul consensus qui existe au sein de l’UE est de tarir à la source les mouvements migratoires ou de renvoyer les personnes considérées comme indésirables au plus vite. Le précédent entre la Turquie et la Grèce en 2016 a permis de franchir un seuil sur la base d’une « déclaration », des exilés déjà arrivés sur le territoire grec ont été renvoyés vers la Turquie, considérée par la Grèce comme un pays sûr. On est dans l’externalisation de l’asile pure.

L’argument fallacieux utilisé pour justifier cela est souvent de sauver des vies, d’éviter aux exilés de prendre des risques durant le parcours migratoire. Mais en réalité, on « relocalise » des gens qui sont déjà sur le territoire européen. Pourquoi on sous-traite dans des pays non européens ? parce qu’ils ne sont pas soumis aux mêmes standards de protection. On a donc des États soumis à des réglementations qu’ils ne souhaitent pas respecter, qui passent par un pays tiers qui n’y est pas soumis, pour qu’il mette en œuvre la politique que les premiers ont choisie, en échange de contreparties. L’externalisation, c’est la délocalisation de la gestion des migrations et de l’asile mais aussi la déresponsabilisation des États qui sous-traitent.

Pour y parvenir, tous les coups juridiques et politiques sont permis. On a franchi des lignes rouges, et il sera difficile de revenir en arrière. Le fait de sous-traiter, loin de nos frontières, est une façon de ne pas s’exposer aux critiques et d’invisibiliser les conséquences. C’est contourner le droit européen. Ces évolutions caractérisent la remise en cause du cœur du projet européen et du droit international, en évitant la supervision démocratique. C’est le plus préoccupant pour l’avenir.

Au lieu d’externaliser, que faudrait-il faire ?

Pour Migreurop, la réponse est simple. Respecter le droit international : accueillir, protéger, et garantir le droit à la mobilité. A minima, il faudrait accueillir les demandeurs d’asile qui se présentent à nous et étudier leur demande sur le sol européen. Donner à chacun la liberté de choisir librement le pays d’accueil dans lequel il souhaite demander une protection et s’établir. Et en définitive défendre la liberté de circulation de toutes et tous au nom du principe d’égalité.