« Les gouvernements ne défendent plus le droit d’asile, qu’ils regardent comme une voie détournée de l’immigration »
Thierry Le Roy est arrivé au terme de son second mandat à la présidence de France terre d’asile, où lui succède l’ancienne ministre de l’éducation nationale Najat Vallaud-Belkacem. Au moment de quitter cette fonction, il évoque ici à titre personnel, dans une tribune au « Monde », l’évolution des politiques publiques européennes en matière d’asile et d’immigration.
Les réfugiés d’Afghanistan et ceux d’Ukraine ont rencontré en Europe des mouvements de solidarité qui permettent de penser que l’asile et la protection des réfugiés restent des valeurs dans l’esprit des Européens. L’asile reste aussi reconnu comme un droit par les Etats parties à la convention de Genève, et revendiqué en Europe par les bénéficiaires de la protection internationale.
Le sommet européen de Tampere (1999), en Finlande, a posé les bases de l’exercice des compétences transférées aux Etats par le traité d’Amsterdam en matière d’asile et d’immigration. La tendance commune des dirigeants européens était de traiter à part les questions d’asile, réglées par le droit, et de les distinguer de l’immigration de séjour et de travail, regardée comme un aspect du marché intérieur. L’immigration de provenance extra-européenne (alors plus ou moins stoppée pour des pays comme la France) était regardée comme une affaire d’opportunité et de souveraineté nationales.
Pourtant, depuis la convention de Genève (1951) relative au statut des réfugiés, le paysage a changé. D’abord, les gouvernements ne défendent plus le droit d’asile qu’ils sont tenus d’appliquer. Ils regardent souvent l’asile comme une voie détournée de l’immigration provenant de pays tiers en crise, indistinctement économique et politique.
Des tensions sur le droit d’asile
De fait, les motifs des migrants demandeurs d’asile paraissent souvent mixtes, et nécessitent, pour la reconnaissance du statut de réfugié, une procédure longue et délicate, qui requiert en France des centaines d’agents et de juges, assortie d’un droit de recours qui doit être effectif, et au terme desquels les retours de ceux qui sont déboutés sont difficiles.
Cette situation crée, à elle seule, des tensions sur le droit d’asile. Les gouvernements en Europe se soucient presque tous de réduire la durée des procédures et, plus encore, l’accès même à la procédure sur leur territoire. Ils cherchent à arrêter les flux en amont des frontières, comme a fait l’Union européenne (UE) avec la Turquie en 2016, ou à convaincre les pays tiers de transit de les retenir. Parfois, les demandeurs d’asile sont refoulés.
Le Royaume-Uni vient même de voter une loi qui retire aux migrants arrivés irrégulièrement sur son territoire le droit d’y demander l’asile. La convention de Genève n’est plus seulement ignorée, mais bravée. Il y a désormais des politiques de l’asile (et de l’immigration), il n’y a pas de politique du droit d’asile comme l’avait imaginée en 1999 le sommet européen de Tampere.
Des difficultés à maîtriser les flux et contrôler les entrées
Dans le même temps, s’est développé face à cela le thème de l’impuissance des politiques publiques, désormais omniprésent : celle des Etats séparément, ou ensemble au sein de l’UE. Il y a encore une dizaine d’années, les institutions de l’UE travaillaient avec acharnement à un « paquet asile » de textes qui devaient à la fois harmoniser et mieux garantir l’exercice du droit d’asile dans les Etats membres, et organiser des politiques solidaires d’accueil des demandeurs d’asile.
Cela alimente, du coup, l’argumentation des «no borders», qui plaident pour l’abolition des frontières, et des partisans du droit à la mobilité. On soupçonne même les ministres de l’intérieur de ne pas organiser pour les demandeurs d’asile un accueil digne et à la hauteur des flux par crainte des « appels d’air », question qui reste mal documentée.
Une issue qui n’est pas fatale
Une variante de ce thème de l’impuissance se retrouve dans les études statistiques des démographes, qui révèlent que, quoi qu’on fasse, les chiffres de l’immigration varient peu en longue période. Le sentiment d’impuissance rend timide.
Aujourd’hui encore, la présidence française de l’UE se contente, comme bilan, de mesures de consolidation des contrôles aux frontières extérieures et intérieures de l’UE. Le droit d’asile serait donc menacé par la paralysie des politiques publiques ? Cette issue n’est pourtant pas fatale. L’observation des politiques récentes des Etats européens, et de leur diversité, vient contredire ce premier regard.
Ecartons l’examen des pays européens en bloc, forcément trompeur car un grand nombre de ces pays, et non les plus peuplés, ont peu d’expérience historique de l’immigration venue d’autres continents. On peut citer à ce titre aussi bien la Suède (qui a fourni, en quelques années, des réponses très contrastées) que les pays de l’Est européen, encore peu ouverts (sauf pour les Ukrainiens de souche, et encore).
Des évolutions différentes
Mais il est intéressant de regarder l’évolution des grands Etats de l’Europe de l’Ouest, qui présentent des réponses politiques si différentes et si changeantes :
– l’Italie, pays d’entrée et de transit, devient pays d’immigration. Elle accueille une immigration de travail (à travers des quotas, qu’elle va augmenter) mais pas d’asile tant que le règlement Dublin ne sera pas réformé ;
– le Royaume-Uni, qui était autrefois l’image même de l’asile, persiste depuis le Brexit à mener une politique très dure contre toutes les formes d’immigration irrégulière, en y englobant les migrants qui demandent l’asile à sa frontière (à Calais). Mais peut-on regarder comme durable une politique qui se durcit tandis que le gouvernement qui la mène s’affaiblit ? Il existe donc une hypothèse de changement de politique à la prochaine alternance, à laquelle le gouvernement français devrait se préparer.
– l’Allemagne, premier pays européen d’asile et d’immigration, a beaucoup varié, à partir de 2016 avec les réfugiés syriens, et à nouveau en 2021 avec un nouveau gouvernement dont le « contrat de coalition » affiche une grande ouverture, notamment à l’immigration de travail ;
– la France, dont la situation en matière d’asile est comparable à celle de l’Allemagne, n’a pas suivi la même évolution. Alors que ces deux pays sont ceux qui accueillent en Europe, de loin, le plus de réfugiés, de demandeurs d’asile et d’exclus du système, la présidence française de l’UE n’a pas tenté de proposer une réponse politique commune à ces questions.
C’est peut-être le changement le plus voyant de ces dernières années pour les associations qui accompagnent les migrants et les demandeurs d’asile : la politique de la migration et de l’asile, thème du pacte sur la migration et l’asile proposé en 2020 par la Commission européenne, se joue désormais sur cette gestion des frontières, et non sur l’ensemble des dispositifs d’accueil et d’intégration (guichets saturés, hébergements et logements engorgés, accès limité à la langue, aux formations, au travail).
Même l’ouverture qui se dessine, ici ou là, de voies légales à l’immigration de travail, pour des raisons démographiques et économiques bien perçues, n’est pas intégrée comme un élément de résolution de la question de l’asile aujourd’hui sous pression. La souveraineté européenne doit-elle être réduite à la maîtrise de ses frontières ?
Thierry Le Roy, haut fonctionnaire, ancien élève de l’Ecole nationale d’administration (promotion Simone Weil, 1974), était, depuis juin 2016, président de France terre d’asile. Membre du Parti socialiste, il a précédemment occupé de nombreux postes dans l’appareil d’Etat, notamment auprès de Nicole Questiaux, ministre de la solidarité nationale en 1981, comme directeur du cabinet de François Autain, secrétaire d’Etat chargé des immigrés, et directeur de cabinet du ministre de la culture Jack Lang, en 1984. Il a également travaillé de 1997 à 2000 auprès de Jean-Pierre Chevènement, ministre de l’intérieur, comme responsable des affaires internationales