Tribune, Le Monde, publiée le 28 juillet 2022
Pierre Buhler, ancien diplomate
Les lignes de force que dessine le nouveau rapport de l’ONU sur la population mondiale doivent être intégrées dans les politiques publiques, insiste l’ancien diplomate Pierre Buhler.
L’humanité franchira, en novembre 2022, la barre des 8 milliards d’habitants. Telle est l’une des conclusions de la récente étude prospective de la division de la population de l’Organisation des Nations unies (ONU). Le précédent seuil symbolique, celui des 7 milliards, avait été franchi en octobre 2011. Le suivant, celui des 9 milliards, est attendu dans une quinzaine d’années.
Au-delà de ces annonces, ce rapport biennal, dirigé par le démographe français Patrick Gerland – un hommage discret à la très réputée école française de démographie –, révèle des tendances lourdes qui, imperceptiblement, transforment en profondeur la carte démographique de la planète et son paysage géopolitique.
Tout d’abord, ce rapport confirme que le XXIe siècle ne sera pas seulement, suivant la prophétie d’Alfred Sauvy, le « siècle du vieillissement démographique ». Il sera aussi, selon la formule du démographe Hervé Le Bras, « l’âge des migrations ». Si celles-ci sont une constante de l’histoire de l’humanité, la proportion de la population concernée, pour les raisons les plus diverses, par ce phénomène n’a cessé d’augmenter.
Une situation très différenciée selon les pays
Le rapport établit avec force que, dans les pays développés, la migration est désormais le premier facteur de la croissance de la population. Alors que, durant les décennies 1980-2000, la croissance naturelle, de 104 millions, était très supérieure à l’apport net de la migration internationale (44 millions), ce rapport s’est inversé durant les vingt années suivantes, où l’apport de la migration a quasiment doublé (81 millions), devançant l’accroissement naturel (66 millions).
Le rapport démontre que cette ressource sera, à l’avenir, pour les pays développés, la seule à permettre de combler le solde démographique naturel, d’ores et déjà négatif. L’Europe est concernée au premier chef. Son déficit de croissance naturelle, de près d’un million l’année précédant l’épidémie de Covid-19, est appelé à rester durablement sur une pente baissière, que seul l’apport migratoire (1,4 million en 2021) permet de compenser.
La situation est certes différenciée selon les pays. La France maintient une faible croissance naturelle de sa population, mais tel n’est pas le cas de l’Allemagne et de l’Italie, davantage touchées par le vieillissement et les faibles taux de fécondité. Mais alors que la première compense largement son déficit par l’immigration, l’Italie, dont le solde migratoire est faible, se dépeuple d’année en année.
Le ralentissement de la croissance démographique de l’humanité
La situation est plus critique encore à l’est de l’Europe, en Bulgarie, en Lituanie, en Lettonie, pays exposés à une perte de leur population de plus de 20 % à l’horizon 2050. Tel est le cas également dans d’autres pays, peu ouverts aux flux migratoires ou peu attractifs. La population du Japon, dont l’âge médian est, avec près de 49 ans, le plus élevé au monde, se contracte ainsi à raison de 750 000 par an, entraînant une décrue de l’ordre de 16 % en l’espace d’une génération.
La principale explication en est que le taux de fécondité, qui est, avec le taux de mortalité, le principal déterminant de toute évolution démographique, a, lui aussi, atteint un point bas – 2,3 enfants par femme en 2022, alors qu’il dépassait les 5 enfants par femme pendant les années 1950 et 1960.
La « bombe démographique » n’a pas eu lieu
Les années 1960 avaient, en effet, nourri les thèses catastrophistes de la « bombe démographique » – selon le titre du livre à succès du biologiste Paul Ehrlich, chef de file de l’école du malthusianisme aux Etats-Unis, qui avait précédé de peu le rapport Meadows pour le Club de Rome. La population mondiale a, depuis lors, plus que doublé, sans pour autant que la « bombe explose ».
Ces chiffres sont cependant des moyennes, qui cachent des disparités géographiques majeures, conséquences des différentiels de taux de fécondité entre pays et grandes régions. Alors que dans nombre de pays développés les taux de fécondité se sont littéralement effondrés depuis plusieurs décennies, ils ne baissent que très lentement dans d’autres pays.
La population d’Afrique subsaharienne continue, en effet, de connaître des taux de croissance de l’ordre de 2,5 % par an, alimentés par un taux de fécondité de 4,6 enfants par femme, avec des pointes dans des pays comme le Niger – où il est proche de 7 – ou encore la République démocratique du Congo (6,1).
L’Afrique, la moitié de la croissance de la population mondiale
Après avoir doublé pendant le quart de siècle écoulé, la population de cette partie du continent est appelée à quasiment doubler de nouveau d’ici à 2050, fournissant la moitié de la croissance de la population mondiale. Il est, à cet égard, intéressant de constater que des pays du monde arabe, comme l’Egypte et l’Algérie, où la baisse du taux de fécondité s’était, de façon inexpliquée, inversée autour des années 2010, ont retrouvé, depuis quelques années, une pente descendante.
Si le poids démographique de l’Asie n’a pas vocation à s’affaiblir significativement, la redistribution de la population affectera, dans les décennies à venir, l’Asie de l’Est, à la population vieillissante, au bénéfice de l’Asie du Sud, aux taux de fécondité plus élevés et dont la population est plus jeune.
Le changement le plus marquant sur le plan symbolique sera le rattrapage imminent, en matière démographique, de la Chine – où l’âge médian, celui qui divise une population en deux moitiés, sera alors de plus de 50 ans – par l’Inde, un quart plus peuplée, à l’horizon 2050.
Au-delà de l’incertitude qui affecte toute démarche de prospective, ce rapport dessine des lignes de force durables que les politiques publiques doivent intégrer, qu’il s’agisse des objectifs du développement durable, de la lutte contre le dérèglement climatique ou des politiques d’immigration des pays développés. L’Europe, en particulier, doit abandonner sa posture de déni à cet égard et comprendre que l’immigration est la seule solution au dépeuplement et au déclin.
Pierre Buhler est ancien ambassadeur, chargé d’enseignement à l’Ecole de relations internationales de Sciences Po et à Hertie School (Berlin), auteur de « La Puissance au XXIe siècle. Les nouvelles définitions du monde » (CNRS Editions, 3e éd., 2019)