Avis de la CNCDH sur le concept de pays tiers sur

https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000036251268

Assemblée plénière du 19 décembre 2017
Adoption à l’unanimité

1. Bien que le droit d’asile constitue un droit fondamental consacré tant par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne que par le droit français, force est de constater la multiplication des entraves à son exercice qui conduit à l’errance, la misère et la peur, voire la mort de milliers de personnes en quête de protection. Si crise de l’asile il y a, c’est en vérité une crise de la politique d’asile dont il faut parler. Tant au niveau européen qu’au niveau national, les Etats se dotent d’outils pour limiter l’accès aux procédures d’asile et externaliser le traitement des demandes d’asile. Le recours au concept de pays sûr constitue à cet égard une illustration particulièrement éloquente de la dérive des politiques d’asile (1).
2. Alors que l’encre des lois du 29 juillet 2015 relative à la réforme du droit d’asile et du 7 mars 2016 relative au droit des étrangers est à peine séchée, la CNCDH a pris connaissance, par voie de presse, de certaines dispositions du nouveau projet de loi  » pour un droit d’asile garanti et une immigration maîtrisée « , notamment de celle visant à intégrer dans le droit français la notion de pays tiers sûr pour en faire un nouveau cas d’irrecevabilité des demandes d’asile. Sans attendre que le texte de ce projet soit définitivement arrêté et qu’elle en soit saisie afin d’exercer sa mission de promotion et de protection des droits de l’Homme, la CNCDH entend faire part de son inquiétude à l’égard d’un concept issu du droit dérivé de l’Union européenne qui, très contestable d’un point de vue juridique (I) et pratique (II), conduit à un bouleversement radical du droit d’asile.

I. – Un concept juridiquement contestable

3. Introduit par la directive du 1er décembre 2005 dans le cadre de l’harmonisation des politiques d’asile des Etats membres prévue par le traité d’Amsterdam (2),  » le concept de pays tiers sûr  » est repris par la nouvelle directive  » Procédures  » n° 2013/32/CE du 26 juin 2013 qui s’est attachée à fixer des procédures communes pour assurer la mise en œuvre d’un régime d’asile européen commun (RAEC) (3).
4. Aux termes des articles 33 et 38 de cette directive refondue, le concept de pays tiers sûr permet à un Etat membre de déclarer irrecevable une demande d’asile et de renvoyer le demandeur concerné vers un Etat non membre de l’Union avec lequel il a  » un lien de connexion « , rendant son renvoi  » raisonnable  » si ce pays est sûr pour lui. La sûreté du pays se caractérise d’une part, par l’absence de risque pour sa vie ou sa liberté pour l’un des motifs de la convention de Genève ou d’atteintes graves au sens de la directive qualification (4), d’autre part, par le respect par cet Etat du principe de non refoulement posé par l’article 33 de la convention de Genève, ainsi que de l’interdiction requise par le droit international de toute mesure d’éloignement susceptible de l’exposer à la torture ou à des traitements inhumains ou dégradants, enfin par la possibilité d’y solliciter la reconnaissance de la qualité de réfugié et d’y bénéficier d’une protection conformément à la convention de Genève. L’application du concept de pays tiers sûr se voit subordonnée à un examen individuel en vue de déterminer si le pays tiers concerné est sûr pour le demandeur (5). En revanche, l’Etat membre est dispensé de l’examen au fond de la demande d’asile (6). La prévalence ainsi donnée à la définition d’espaces de sûreté sur l’obligation de protection, pourtant au cœur du droit d’asile, conduit à s’interroger tant sur la conventionnalité que sur la constitutionnalité de l’application de ce concept.

A. – Sur la conventionnalité du concept de pays tiers sûr

5. En disposant que  » le droit d’asile est garanti dans le respect des règles de la convention de Genève du 28 juillet 1951 et du protocole du 31 janvier 1967 relatifs au statut des réfugiés et conformément au traité sur l’Union européenne et au traité sur le fonctionnement de l’Union européenne  » (7), l’Union européenne confirme au plus haut niveau l’exigence de conformité du droit européen d’asile à la convention de Genève qui en constitue la pierre angulaire, ainsi que le rappelle le droit dérivé relatif à l’asile. Or le concept de pays tiers sûr ne satisfait pas à cette obligation de conformité du droit d’asile à la convention de Genève tant au regard des stipulations de cette convention que de son objet.
6. A cet égard, la CNCDH se doit de rappeler au gouvernement que la convention de Genève subordonne la reconnaissance de la qualité de réfugié à quatre critères qu’elle énonce en son article 1 A 2 (craintes personnelles de persécution, motifs de persécution déterminés, départ du pays d’origine ou de résidence habituelle, perte de la protection de ce pays) (8) mais ignore le concept de pays tiers sûr. Dès lors, en permettant à un Etat membre de refuser de traiter une demande d’asile au motif qu’elle serait irrecevable en raison du passage du demandeur dans un pays tiers sûr, la directive ajoute une condition que la Convention de Genève n’a pas prévue. L’introduction de ce concept n’est donc pas conforme à l’article 1 A2, et ce d’autant que l’article 42 de cette convention interdit d’y apporter des réserves.
7. Le Conseil d’Etat n’a pas manqué de le relever depuis longtemps. Il a ainsi une première fois annulé en Assemblée pour erreur de droit le refus de la qualité de réfugié opposé à un ressortissant guinéen ayant séjourné quatre ans au Sénégal avant de venir en France, au motif qu' » il ne résultait pas de ce seul fait que l’intéressé ait pu être privé de la reconnaissance de cette qualité  » (9). Saisi quinze ans plus tard du refus opposé par le ministre de l’intérieur à l’entrée sur le territoire d’un demandeur d’asile libérien qui, arrivé en France en provenance du Cameroun, pays signataire de la convention de Genève, avait omis d’y demander la qualité de réfugié, il a de même censuré en Assemblée l’erreur de droit entachant un tel motif de refus en relevant qu' » une telle circonstance n’aurait pas par elle-même permis de refuser le statut qu’il sollicitait et qu’elle n’était pas dès lors, au nombre de celles dont le ministre de l’intérieur pouvait légalement tenir compte pour regarder comme  » manifestement infondée  » la demande de l’intéressé et lui interdire pour ce motif […] l’accès au territoire durant l’instruction de sa demande  » (10).
8. La CNCDH relève par ailleurs que si la convention de Genève énonce des clauses d’exclusion du statut de réfugié (art 1 D, E et F), le passage dans un pays tiers sûr ne correspond à aucune des hypothèses visées par ces clauses. Parfois évoquée, l’exclusion au titre de l’article 1 E d’une personne  » considérée par les autorités du pays dans lequel elle a établi sa résidence comme ayant des droits et des obligations attachées à la nationalité de ce pays  » ne saurait justifier l’irrecevabilité d’une demande d’asile présentée par une personne ayant transité ou même ayant séjourné dans un pays tiers sûr. L’application de cette clause requiert une protection élevée dans le pays d’accueil que l’on peut résumer à la condition  » précise et exigeante de possession de facto de la nationalité du pays d’accueil  » (11).
9. A fortiori l’article 31 de la convention de Genève qui interdit aux Etats parties à la convention de sanctionner pénalement les réfugiés arrivant directement sur leur territoire sans documents ne saurait fournir par une interprétation a contrario un appui ou un fondement au concept de pays tiers sûr car il porte sur  » une question différente « . L’immunité pénale n’emporte en effet aucune conséquence sur la reconnaissance du statut de réfugié et ne saurait donc conduire à réserver cette reconnaissance à ceux qui arrivent directement du territoire d’un pays dont ils fuient la persécution en écartant ceux ayant transité par un pays tiers sûr (12).
10. Ignoré de la convention de Genève et non-conforme à ses stipulations, le concept de pays tiers sûr en contredit plus largement l’objet et l’esprit. Il s’inscrit en effet dans une logique radicalement opposée à celle de protection qui fonde la convention. Rompant avec la définition des réfugiés par groupe de nationalités qui prévalait dans l’entre-deux-guerres, la convention a voulu, ainsi qu’il ressort de la définition du réfugié énoncée à l’article 1 A 2, protéger celui qui a des craintes personnelles de persécution. Certes cet article, en employant l’expression  » craindre avec raison  » la persécution, indique que le sentiment personnel de crainte doit prendre appui sur des éléments objectifs. Pour autant, l’on ne saurait inverser les priorités en privilégiant ces raisons objectives définies in abstracto pour conclure à la non-sûreté, ou a contrario à la sûreté d’un pays, et rejeter alors sur ce seul fondement la demande d’asile. De même, le principe de non refoulement vers un pays à risque énoncé à l’article 33-1 de la convention de Genève (13) ne saurait donner un fondement au concept de pays sûr. En effet, ce principe cardinal du droit des réfugiés constitue pour un demandeur d’asile déterminé une garantie fondamentale de non renvoi vers un pays où, pour l’un des motifs de craintes fondant le droit au statut de réfugié, il serait personnellement exposé à un risque pour sa vie ou sa liberté. Dès lors interpréter ce principe comme offrant une protection générale contre le renvoi vers un pays défini a priori comme  » à risques « , et a contrario comme permettant le renvoi d’un demandeur d’asile vers un pays considéré de manière générale comme sans risque, c’est à dire sûr, est contraire tant au texte qu’à l’esprit de cet article.
11. C’est dire que l’appréciation des craintes personnelles laquelle est au cœur du dispositif de Genève implique un examen individuel du besoin de protection, c’est-à-dire un examen au fond de la demande et non un examen de recevabilité ayant pour seul objet de s’assurer de la sûreté du pays de provenance ainsi que de la trajectoire empruntée par le demandeur.
12. Enfin la CNCDH rappelle l’attention particulière qui doit être portée aux préconisations du Haut-commissariat pour les réfugiés (HCR) lequel, aux termes de l’article 35 de la convention de Genève, est chargé d’en surveiller l’application. Or, très tôt préoccupé par les pratiques nationales de réadmission vers des pays tiers sûrs, pratiques informelles ou s’inscrivant dans le cadre d’accords de réadmission et susceptibles d’ouvrir la voie à des renvois en chaîne ou à des retours forcés vers des pays de persécution (14), le HCR a rappelé  » le principe que l’asile ne peut être refusé uniquement pour le motif qu’il aurait pu être demandé à un autre Etat  » (15). De même le fait qu’un réfugié a trouvé une protection efficace dans un autre pays ne délie pas l’Etat d’accueil de son obligation de non refoulement vers des pays à risque (16). Au-delà, le HCR s’est attaché à assortir ce concept de pays tiers sûr d’un ensemble de garanties de fond et de procédure si importantes que leur mise en œuvre parait aléatoire (infra II) et l’usage même de ce concept mis en cause.

B. – Sur la constitutionnalité du concept de pays tiers sûr

13. Sur le fondement de l’alinéa 4 du Préambule de la Constitution de 1946, le Conseil constitutionnel a consacré par sa décision du 13 août 1993 le caractère de droit fondamental de valeur constitutionnelle du droit d’asile et en a précisé la portée (17). Si ce droit n’est pas un droit à l’asile, il implique toutefois un double droit pour le demandeur d’asile : un droit absolu à l’examen de sa demande ainsi qu’un droit au séjour provisoire, le temps du traitement de celle-ci.
14. La CNCDH se doit d’attirer l’attention du gouvernement sur la non-conformité du concept de pays tiers sûr avec l’une et l’autre de ces exigences constitutionnelles.
15. En premier lieu, elle rappelle que le droit absolu à l’examen de la demande d’asile, qui est fondé à la fois sur le respect du droit constitutionnel d’asile et sur les droits de la défense, également de valeur constitutionnelle, s’entend comme le droit à un examen au fond de cette demande par les autorités spécialement dédiées à cette mission, à savoir l’OFPRA et la CNDA. Cet examen doit permettre au demandeur d’être entendu pour exposer son besoin de protection et le bien-fondé de sa demande d’asile. C’est au demeurant le non-respect de cette obligation constitutionnelle qui avait conduit le Conseil constitutionnel à censurer dans sa décision du 13 août 1993 la disposition législative permettant au préfet de priver l’OFPRA du traitement des demandes d’asile relevant d’un autre Etat membre en application des accords européens de Schengen et Dublin (18). Le concept de pays tiers sûr, dont l’application conduit à rejeter pour irrecevabilité une demande d’asile au seul motif que le demandeur a transité ou séjourné dans un tel pays et après un examen portant sur la seule sûreté que présente ce pays pour lui et non sur le fond de sa demande de protection par l’OFPRA, est entaché du même grief d’inconstitutionnalité.
16. En second lieu, ce concept ne respecte pas l’exigence constitutionnelle d’un droit au séjour provisoire le temps du traitement de la demande d’asile. Certes ainsi qu’en a jugé le Conseil constitutionnel dans sa décision du 13 août 1993, ce droit peut être limité par le législateur  » en vue de le concilier avec d’autres règles ou principes de valeur constitutionnelle  » (19), et donc avec un objectif constitutionnel comme celui de la sauvegarde de l’ordre public. Reste toutefois à savoir si le fait de provenir d’un pays tiers sûr répond à une telle nécessité. Alors que le Conseil constitutionnel avait répondu positivement en 1993 dans un cas voisin (20), le commissaire du gouvernement Jean-Marie Delarue a au contraire souligné l’inconstitutionnalité de ce motif de provenance d’un pays tiers sûr, motif ne pouvant être rattaché à la nécessité de la sauvegarde de l’ordre public (21).
17. Enfin la CNCDH se doit de rappeler que si la Constitution comporte depuis la révision du 25 novembre 1993 un nouvel article 53-1 selon lequel  » La République peut conclure avec les Etats européens qui sont liés par des engagements identiques aux siens en matière d’asile et de protection des Droits de l’homme et des libertés fondamentales, des accords déterminant leurs compétences respectives pour l’examen des demandes d’asile qui leur sont présentées « , cette disposition permet seulement des accords visant à confier l’examen d’une demande d’asile à un Etat européen. Elle n’autorise pas la France à se délier de son obligation d’examen d’une demande d’asile en application du concept européen de pays tiers sûr qui exclut par définition le traitement de la demande par un Etat européen.
18. Elle relève de surcroît que s’il était envisagé d’imposer aux Etats membres d’appliquer le concept de pays tiers sûr, alors qu’il ne s’agit aujourd’hui que d’une faculté qui leur est laissée par la directive  » Procédures « , le droit constitutionnel dont les autorités de la République disposent d’accorder  » toujours  » l’asile à qui elles souhaitent en vertu de ce même article 53-1 de la Constitution serait également méconnu (22).

II. – La mise en œuvre aléatoire du concept de pays tiers sûr

19. Non seulement le concept de pays tiers sûr doit être écarté pour les raisons liées à son inconstitutionnalité et à son inconventionnalité, mais de surcroît les conditions de sa mise en œuvre condamnent son introduction dans le droit français et son maintien dans le droit de l’Union européenne.

A. – La sûreté : une notion incertaine

20. L’article 38-1 de la directive Procédures définit la sûreté dans le pays tiers de manière principalement négative par la protection contre les persécutions que peut assurer le pays tiers, tant au niveau juridique que pratique (23). Mais la définition même de la sûreté revêt un caractère aléatoire. Par ailleurs si de manière plus positive, la directive prend en compte la protection au titre de l’asile comme élément de la sûreté du pays tiers, il convient de noter qu’elle ne garantit qu’une possibilité de solliciter la reconnaissance du statut de réfugié et d’obtenir dans ce cas un statut conforme à la convention de Genève. S’agissant de cette dernière condition, la protection est à la fois forte car elle n’envisage que le statut de réfugié et non la protection subsidiaire, et faible car il ne s’agit que d’une possibilité de solliciter ce statut. Il n’est en outre pas envisagé que soit mis en place un système d’asile garantissant l’accès aux procédures et des conditions d’accueil des demandeurs. Au-delà du caractère insuffisant de la notion de sûreté appliqué à un pays, les conditions d’application du concept de pays tiers sûr sont aléatoires.
21. L’article 38 – 2 de la directive encadre l’application du concept par trois règles (24) qui renvoient à celles fixées dans le droit national. Cela signifie que ce sont les Etats qui doivent définir les conditions d’application du concept et qu’en conséquence, ils peuvent aller au-delà de la directive et élaborer des conditions plus restrictives, créant ainsi une disparité dans son application. Aucune des règles n’encadre véritablement les conditions d’application et laisse une grande latitude d’appréciation aux Etats.
22. La directive précise que des règles doivent prévoir  » un lien de connexion  » entre le demandeur et le pays tiers concerné. La notion de connexion est sujette à caution et peut revêtir de nombreuses formes. Mais dans la mesure où ce lien de connexion doit être tel qu’il soit  » raisonnable que le demandeur [se] rende [dans le pays en cause] « , il devrait uniquement être considéré comme tangible (25) et réel et se caractériser par la langue, les liens familiaux, la présence de biens dans le pays, l’intérêt particulier à vivre dans le pays etc., mais en aucun cas par la proximité géographique ou le fait d’être un simple pays de transit.
23. Le concept de pays tiers sûr rend ainsi compte d’une confusion entre les notions de persécution et de protection (26). Au lieu d’examiner les craintes de persécution du demandeur, ce seront finalement son itinéraire, la protection contre des mesures attentatoires à ses droits dans tout pays de passage et la simple possibilité d’y solliciter l’asile qui seront examinés dans un examen conditionnant la recevabilité de la demande. Le droit d’asile ne sera plus un droit personnel tenant compte de la situation de l’intéressé.
24. La directive prévoit ensuite que les Etats pourront choisir la méthode pour s’assurer que le concept de pays tiers sûr peut être appliqué à un pays déterminé ou à un demandeur déterminé. Si ces méthodes prévoient un examen au cas par cas, aucune obligation de procéder à un examen au fond n’est envisagée, ce qui ouvre la possibilité de recourir à des listes. L’établissement d’une liste commune aux Etats membres avait déjà été proposé pour les pays d’origine sûrs mais le Conseil y a renoncé devant l’incapacité des Etats à se mettre d’accord. Pour les pays d’origine sûrs, les Etats dressent eux-mêmes leur liste nationale. En France elle est établie par le conseil d’administration de l’OFPRA. Les disparités entre ces listes sont saillantes. Le nombre de pays figurant sur les listes varie sensiblement d’un Etat à un autre. Certains pays peuvent être considérés comme sûrs dans certains Etats et non sûrs dans d’autres. Ainsi, la France avait déclaré l’Albanie comme pays sûr et non le Kosovo alors que la Belgique avait déclaré l’inverse, à quelques jours d’intervalle (27). L’insécurité créée par cette disparité confirme qu’il n’est pas possible d’établir de liste applicable à tous les Etats membres, comme l’a souligné la CNCDH dans plusieurs de ses avis (28).
25. Le Conseil d’Etat exerce un contrôle des listes des pays d’origine sûrs qui s’est peu à peu renforcé qu’il s’agisse des motifs de classement ou de l’intensité de son contrôle en vérifiant, dans le cadre d’un recours pour excès de pouvoir, si l’OFPRA a fait une juste appréciation de la sûreté. Ce contrôle exercé sur des listes qui évoluent fréquemment atteste de la volatilité de la notion de sûreté et soulève la question de l’évaluation régulière des situations locales.

B. – Les difficultés d’application du concept

26. La déclaration UE-Turquie du 18 mars 2016, bien qu’elle ne mentionne pas explicitement la notion de pays tiers sûr, illustre la relativité du concept de sûreté. En pratique, elle permet le renvoi vers la Turquie de tous les migrants entrés irrégulièrement en Grèce ou interceptés avant leur entrée (29), en les faisant  » bénéficier  » d’une procédure dite accélérée à la suite d’un entretien individuel et en application des règles européennes et nationales de l’asile. Si cette procédure a été confirmée par le Conseil d’Etat hellénique (30), son application fait l’objet de nombreuses critiques en raison notamment des violations des droits fondamentaux et libertés constatées dans le pays et de la violation du principe de non refoulement par la Turquie (31), principe pourtant cardinal garanti par la Convention de Genève relative au statut des réfugiés. A cet égard, l’OFPRA a refusé de participer à l’examen de recevabilité conduit dans les  » hotspots  » auprès des réfugiés arrivés après le 20 mars (2016) (32).
27. La déclaration UE-Turquie confirme que la définition de la sûreté est loin d’être harmonisée. Son évolution est incertaine comme en attestent les discussions au niveau européen autour de l’extension de la notion de sûreté à des zones au sein d’un pays tiers (qui ne serait lui-même pas sûr) (33), faisant écho à la notion déjà existante en droit de l’Union européenne et en droit français d’asile interne dans le pays d’origine. De telles évolutions sont dangereuses car elles ouvrent la possibilité d’une reconnaissance quasi infinie de zones sûres et peuvent rendre de facto sûrs quasiment tous les pays.
28. Des obligations concrètes pèsent sur les Etats en ce qui concerne les conditions d’accès à la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs d’asile, qui ont été définies peu à peu par la jurisprudence européenne mais aussi administrative. La CNCDH rappelle à cet égard la très abondante et importante jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme et notamment l’arrêt M. S.S. c. Belgique et Grèce (34) qui, à propos du Règlement Dublin III, a rappelé notamment les conditions que doit vérifier l’Etat membre avant tout renvoi tandis que la Cour de justice de l’Union Européenne, pointant du doigt les possibles défaillances systémiques en matière d’asile, a pris acte que la sûreté des Etats membres eux-mêmes pouvait être sujette à caution (35).
29. En conséquence, les demandeurs d’asile doivent pouvoir bénéficier de garanties procédurales mais leur mise en œuvre n’est pas effective.
30. L’application du concept de pays tiers sûr a pour effet de renverser la charge de la preuve puisqu’en cas d’irrecevabilité, le demandeur d’asile doit prouver, en se fondant sur sa situation individuelle, que le pays tiers réputé sûr ne l’est pas pour lui. S’il est indispensable que la présomption de sûreté puisse être renversée, elle crée néanmoins une nouvelle situation d’insécurité pour des demandeurs d’asile qui, par nature sont extrêmement vulnérables. Au surplus, le renversement de la présomption de sûreté risque d’être très difficile à opérer, surtout dans des délais courts, ce qui revient en pratique à rendre le recours contre une décision d’irrecevabilité illusoire.
31. Dans ce contexte, la CNCDH rappelle avec force qu’il est indispensable de garantir le droit à un recours effectif devant la juridiction spécialisée du droit d’asile, qu’est la CNDA, conformément à l’article 13 de la CESDH (36), notamment en prévoyant un recours ayant systématiquement un effet suspensif contre la décision d’irrecevabilité (37). Cela est d’autant plus important que les autorités françaises ne cachent pas leur volonté d’appliquer cette notion en Guyane aux demandeurs d’asile ayant notamment transité par le Brésil. Il convient de noter que le régime dérogatoire applicable aux obligations de quitter le territoire français dans les Outre-mer (38) rendrait de facto possible un renvoi massif des demandeurs d’asile vers le Brésil avant toute décision de justice, car le référé liberté ne fonctionne pas en pratique (39).
32. L’application du concept de pays tiers sûr est par ailleurs de nature à alourdir le traitement des demandes d’asile et de le rendre plus complexe car il implique l’examen individuel de la situation du demandeur, la vérification de sa situation (même s’il s’agit uniquement de vérifier son trajet), l’opposabilité du concept de pays tiers sûr, la possibilité de renverser la présomption de sûreté, la contestation du lien avec le pays tiers de renvoi, les recours contentieux à caractère suspensif, sans oublier les cas de déni par l’Etat tiers de sa capacité à accueillir le demandeur d’asile, avec en conséquence l’introduction d’un examen au fond de la demande. La notion de pays tiers sûr aura en outre pour effet de créer une véritable usine à gaz juridique et de d’accroître encore un peu plus un contentieux déjà de masse en matière d’asile.
33. Enfin, au-delà des conditions de mise en œuvre de ce concept, l’Etat tiers doit garantir des conditions matérielles d’accueil comprenant un accès à des moyens de subsistance suffisants : l’accès aux soins, à la santé, à l’éducation, à l’hébergement, au regroupement familial etc. La vulnérabilité inhérente au demandeur d’asile doit par ailleurs être prise en compte et la législation lui offrir en conséquence une protection stable avec la délivrance de titres de séjour spécifiques pour les demandeurs d’asile. Or, il apparaît aujourd’hui que peu d’Etats remplissent toutes ces conditions. Les accords de coopération qui se dessinent entre l’Union européenne et certains pays africains, laissent à penser que les pays tiers qui pourraient être considérés comme sûrs, ne garantissent pas encore l’accès à l’ensemble de ces droits.
34. La CNCDH se voit donc une nouvelle fois conduite à rappeler sa ferme opposition à cette notion. Ses inquiétudes sont d’autant plus sérieuses qu’un projet de règlement européen (comme tel directement applicable dans la législation des Etats membres) prévoit une réforme de l’application de la notion de pays tiers sûr avec notamment l’établissement d’une liste commune qui devrait s’appliquer à tous les Etats après une période de cinq ans suivant l’entrée en vigueur du règlement. Les Etats ne disposeraient plus d’aucune latitude dans l’application de ce concept.
35. La CNCDH entend souligner la gravité de la situation et appelle le gouvernement à renoncer à cette notion qui vide le droit d’asile de sa substance et confirme son instrumentalisation au service de la régulation de flux migratoires.
36. Face à ce bouleversement radical de l’esprit de la convention de Genève, la CNCDH invite le gouvernement non seulement à renoncer au concept de pays tiers sûr mais également à agir auprès de l’Union européenne pour qu’il soit abandonné.

(1) C. Teitgen-Colly,  » le concept de pays sûr « , Mélanges F.Julien-Laferrière,Bruylant 2011, p. 525 ; X.Créach,  » La notion de  » pays tiers sûr « ou l’instrumentalisation des itinéraires par les Etats d’accueil « , Recherches et asile, n° 2, 1997, p. 23.

(2) Directive 2005/85/CE du 12 décembre 2005 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale. Le renvoi vers un pays tiers a été envisagé dès la convention de Dublin (art.5-3) puis repris et développé dans les Résolutions et conclusions dites de Londres adoptées le 30 novembre et 12 décembre 1992 par les ministres des Etats membres de la Communauté européenne.

(3) La nouvelle directive ne considère plus une telle demande comme une demande infondée ouvrant comme telle aux Etats membres la possibilité de la traiter en procédure prioritaire (Dir. 2005/85/CE, art.23-4).

(4) Les atteintes graves sont :  » a) la peine de mort ou l’exécution ; ou b) la torture ou des traitements ou sanctions inhumains ou dégradants infligés à un demandeur dans son pays d’origine ; ou c) des menaces graves et individuelles contre la vie ou la personne d’un civil en raison d’une violence aveugle en cas de conflit armé interne ou international « .

(5) Art. 38-2.

(6) Point 44.

(7) Article 18 de la Charte des droits fondamentaux.

(8) Aux fins de la présente Convention, le terme réfugié s’appliquera à toute personne 2) qui par suite d’événements survenus avant le 18 janvier 1951 er craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays, ou qui, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle à la suite de tels événements, ne peut ou, en raison de ladite crainte, ne veut y retourner.

(9) CE Ass. 16 janvier 1981, Conté, n° 20527.

(10) CE Ass.18 décembre 1996, Rogers, Concl. J.-M. DELARUE, RFDA, 1997 p. 281.

(11) Concl. Bacquet sur CE, Ass 16 janvier 1981, Conté, n° 20527, AJDA 1981, 366.

(12) De surcroît comme l’a relevé J-M Delarue dans ses conclusions sur l’arrêt Rogers, l’article 31 ne dit rien des Etats autres que celui de premier asile et  » il ne saurait y avoir d’a contrario dans [sa] formulation « .

(13) Aux termes de l’article 33-1  » Aucun des Etats contractants n’expulsera ou ne refoulera, de quelque manière que ce soit, un réfugié sur les frontières des territoires où sa vie ou sa liberté serait menacée en raison de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques.  »

(14) UNHCR, Considerations on the Safe Third Country” Concept, Vienne 8 -11 juillet 1996.

(15) Conclusions n° 6 (XXVIII) et n° 125 (XXX) adoptées en 1977 et 1979.

(16) UN HCR, Considerations…prec.1996.

(17) Décision n° 93-325 du 13 août 1993 13 août 1993.

(18) Censure qui fut surmontée par la révision de la Constitution (v. nouvel article 53-1 (infra).

(19) CC 13 août 1993, cons.81.

(20) Motif prévu à l’article 31 bis 2° de l’ordonnance du 2 novembre 1945 d’admissibilité effective du demandeur dans un Etat tiers autre que son pays d’origine et de la possibilité pour lui d’y bénéficier d’une protection effective. Ce motif a été abrogé par la loi du 11 mai 1998.

(21) Concl. sur CE Ass. 1996, Rogers, préc. N’étant pas juge de la constitutionnalité de la loi, le Conseil d’Etat n’a pu se prononcer sur ce point. La loi du 29 juillet 2015 relative à la réforme de l’asile a prévu un cas d’irrecevabilité s’agissant d’un demandeur bénéficiant du statut de réfugié et d’une protection effective dans un Etat tiers où il est effectivement réadmissible ; (art L.723-11, 2°), la loi n’ayant pas été déférée au Conseil constitutionnel, il ne s’est pas prononcé sur la constitutionnalité de cette irrecevabilité nouvelle issue du droit de l’Union qui consacre  » le concept de pays de premier asile « .

(22) Pour les nouvelles irrecevabilités fondées sur l’application du concept de premier asile introduites en 2015 à l’occasion de la réforme de l’asile, le législateur a pris soin d’indiquer que  » L’office conserve la faculté d’examiner la demande présentée par un étranger persécuté en raison de son action en faveur de la liberté ou qui sollicite la protection pour un autre motif  » (art.L723-11 ceseda).

(23) Absence de risque pour sa vie ou sa liberté pour l’un des motifs de la convention de Genève, respect du principe de non refoulement posé par l’article 33, non édiction de mesures d’éloignement contraires aux exigences du droit international, notamment l’interdiction de la torture ou de traitements inhumains et dégradants.

(24) Article 38 – 2 : L’application du concept de pays tiers sûr est subordonnée aux règles fixées dans le droit national, et notamment :

a) Les règles prévoyant qu’un lien de connexion doit exister entre le demandeur et le pays tiers concerné, sur la base duquel il serait raisonnable que le demandeur se rende dans ce pays ;

b) Les règles relatives aux méthodes appliquées par les autorités compétentes pour s’assurer que le concept de pays tiers sûr peut être appliqué à un pays déterminé ou à un demandeur déterminé. Ces méthodes prévoient un examen au cas par cas de la sécurité du pays pour un demandeur déterminé et/ou la désignation par l’État membre des pays considérés comme étant généralement sûrs ;

c) Les règles, conformes au droit international, qui autorisent un examen individuel en vue de déterminer si le pays tiers concerné est sûr pour un demandeur déterminé, ce qui, au minimum, permet au demandeur de contester l’application du concept de pays tiers sûr au motif que le pays tiers n’est pas sûr dans son cas particulier. Le demandeur est en outre autorisé à contester l’existence d’un lien entre lui-même et le pays tiers conformément au point a.

(25) Audition de Jacques Dia Gondo, HCR, administrateur principal chargé de protection du 4 décembre 2017.

(26) Xavier Créach , article précité.

(27) A la suite d’une décision du 16 décembre 2013 par laquelle le conseil d’administration de l’OFPRA avait ajouté l’Albanie et le Kosovo à la liste des pays d’origine sûr, le Conseil d’Etat a annulé partiellement, le 10 octobre 2014, cette dernière, conduisant au retrait du Kosovo de cette liste, estimant qu’il ne pouvait être considéré comme  » d’origine sûr  » eu égard notamment à l’instabilité du contexte politique et social et à l’insuffisance de protection offerte par les autorités publiques, alors qu’il estimait que l’Albanie pouvait être maintenue sur la liste en raison des évolutions positives constatées dans ce pays depuis 2011 (remaniant ainsi sa position exprimée sur la même question le 26 mars 2012 où il avait annulé la décision du conseil d’administration de l’OFPRA pour les deux pays). A l’inverse, le 23 octobre 2014, soit treize jours plus tard, le Conseil d’Etat belge a estimé que l’Albanie ne pouvait pas être considérée comme un pays d’origine  » sûr « , notamment eu égard au taux de reconnaissance élevé en Belgique du statut de réfugié pour ce pays alors qu’il n’a pas vu d’objection à ce que les autres pays de la liste, y compris le Kosovo, aient été désignés comme  » sûrs « .

(28) CNCDH, Avis sur le régime d’asile européen commun, adopté le 28 novembre 2013, JORF n° 0287 du 11 décembre 2013, texte n° 82, CNCDH, Avis sur le projet de loi relatif à la réforme de l’asile, adopté le 20 novembre 2014, JORF n° 0005 du 7 janvier 2015, texte n° 57.

(29) CNCDH, Déclaration à propos du projet d’accord de l’Union européenne -Turquie des 17 et 18 mars 2016, JORF n° 0084 du 9 avril 2016, texte n° 103.

(30) CE hellénique du 22 septembre 2017- jugements 2347/2017 et 2348/2017.

(31) Christoph Tometten,  » la fortification juridique de l’asile en Europe « , La Revue des droits de l’homme, actualités Droits-Libertés, mis en ligne le 7 novembre 2017.

(32) Voir l’audition de Pascal Brice devant le Sénat du 18 mai 2016, lien au 8 décembre 2017 : http://www.senat.fr/rap/r16-038/r16-03825.html

(33) Carine Fouteau  » Le diabolique projet de l’Europe pour les demandeurs d’asile « , Médiapart.fr : 28 novembre 2017.

(34) CEDH, G.C. 21 janvier 2011, M. S.S. c. Belgique et Grèce, req. n° 30696/09.

(35) CJUE 21 décembre 2011, aff. C-411/10 NS c/ Secretary of State for the Home Department.

(36) Article 13 – Droit à un recours effectif : Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la présente Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles.

(37) Audition de Serge Slama du 137 décembre 2017.

(38) CNCDH, avis sur  » le droit des étrangers et le droit d’asile dans les Outre-mer. Le cas de la Guyane et de Mayotte « , adopté le 26 septembre 2017, JORF n° 0276 du 26 novembre 2017 texte n° 41.

(39) Audition de Gérard Sadik du 1er décembre 2017.