https://www.lemonde.fr/international/article/2021/12/28/au-kurdistan-irakien-les-reves-d-ailleurs-d-une-jeunesse-desesperee_6107465_3210.html
Au Kurdistan irakien, les rêves d’ailleurs d’une jeunesse désespérée
LAURENCE GEAI POUR « LE MONDE »
Reportage
Sans avenir, les candidats à l’exil quittent en nombre cette région autonome située dans le nord-est de l’Irak et tentent de gagner l’Europe, souvent au péril de leur vie.
Sur le profil Instagram de Muhammed Fatah Muhammed, une phrase est écrite en anglais : « Des jours meilleurs vont arriver. » Loin, sans doute, du centre-ville de Halabja, ville kurde dans le nord-est de l’Irak, où ce jeune homme de 23 ans au regard doux, le visage fin et barbu, travaille dans un petit restaurant. « De 5 heures du matin jusqu’à 15 h 30, précise-t-il. Et, au mieux, je gagne 6 euros par jour. » Aujourd’hui, comme de nombreux autres jeunes, Muhammed n’a qu’un rêve : quitter le Kurdistan d’Irak pour l’Europe, où vit déjà « une centaine »de ses amis et connaissances. Chaque jour, d’autres continuent de partir, souvent au péril de leur vie. Des milliers de migrants bloqués à la frontière entre la Biélorussie et la Pologne étaient originaires de cette même région autonome du nord de l’Irak. Le 26 décembre encore, les corps de seize migrants kurdes, noyés dans la Manche un mois plus tôt, alors qu’ils cherchaient à joindre l’Angleterre, ont été rapatriés à Erbil.
Parmi les amis de Muhammed, beaucoup ont emprunté les routes de l’exil. « Au Royaume-Uni, il y en a un qui travaille aujourd’hui comme coiffeur. Il a réussi à acheter une maison pour ses parents ici à Halabja. Il a aussi payé pour le mariage de son frère. Je voudrais faire pareil ! », glisse le jeune Kurde.
Muhammed sait pourtant à quel point le chemin est semé d’embûches. En 2016, un bateau de migrants traversant la mer pour arriver en Italie depuis la Grèce a coulé, tuant dix-neuf membres de sa famille, du côté de sa mère. « Seule la tante de ma mère est restée en vie. Elle est partie ensuite aux Pays-Bas avant de retourner ici, où elle est morte il y a peu de temps »,explique le jeune homme. En 2018 déjà, lui-même a tenté sa chance. Quarante jours de route, 4 300 dollars dépensés (3 800 euros) de ses économies pour payer les passeurs, plusieurs pays traversés et une mer franchie, avant qu’il ne se retrouve enfin à Thessalonique, en Grèce.
A trois reprises, Muhammed a ensuite tenté une nouvelle traversée pour l’Italie. La dernière fois, dit-il, la police l’a arrêté après l’avoir tabassé. Le jeune Kurde a alors décidé de faire demi-tour. « Mais je vais refaire le même chemin, peut-être d’ici au printemps. Je veux aller dans n’importe quel pays, pour me débarrasser du Kurdistan, me sauver d’ici. La vie est dure. Il n’y a pas de boulot. Je vendrai la voiture que je viens d’acheter », assure-t-il.
Crise sans issue
Selon les chiffres de l’Organisation des Nations unies (ONU), le taux de chômage, pour les Kurdes âgés de 15 à 29 ans, est de 24 % pour les hommes et de 69 % pour les femmes. Dans cette région, la croissance économique est loin de suivre le rythme de la croissance démographique. Chaque année, pour absorber l’arrivée de jeunes sur le marché du travail, il faudrait quelque 50 000 emplois nouveaux dans la région, estime l’ONU.
Le père de Muhammed, employé gouvernemental dans le Bureau des retraités, gagne à peine assez pour subvenir aux besoins de ses quatre enfants. Muhammed voudrait bien se marier, mais il n’en a pas les moyens. Pour lui, comme pour la grande majorité des jeunes Kurdes, l’espoir d’être embauché par le gouvernement s’est éteint.
Depuis 2014, à cause de la crise économique inédite, tous les recrutements ont été gelés au Kurdistan d’Irak, contrairement à ce qui se pratiquait massivement pendant des années. La région compte près d’un million de fonctionnaires, pour une population de 6 millions d’habitants. Cette année-là, le prix du baril du pétrole, principale ressource d’Erbil, a drastiquement baissé, passant de 100 dollars à 30 dollars. L’organisation Etat islamique a surgi en Irak et en Syrie, mettant sous pression les autorités kurdes. Surtout, l’année 2014 a mis fin à la bulle économique créée avec l’arrivée des aides internationales après la chute de Saddam Hussein en 2003 et les milliards de dollars versés par le gouvernement central, plongeant le gouvernement du Kurdistan d’Irak dans une crise sans issue.
Si, aujourd’hui, Muhammed songe à partir, c’est aussi parce que les plaies infligées par le passé à la population sont loin d’être guéries. Le jeune homme et sa famille se rendent tous les ans, le 16 mars, au cimetière de Halabja, où les pierres blanches portent le nom des Kurdes tués à l’arme chimique par le régime de Saddam Hussein, en 1988. Quatorze membres de la famille de Muhammed, du côté de son père, ont péri lors de ce massacre, qui a, en quelques heures, provoqué la mort de quelque 5 000 civils – en majorité des femmes et des enfants – et fait des milliers de blessés et d’invalides. C’était la fin de la guerre Iran-Irak (1980-1988). La région frontalière de Halabja était brièvement passée sous contrôle iranien, avec l’aide des combattants kurdes. Saddam Hussein s’est vengé en bombardant leur territoire avec un mélange de gaz de moutarde, de tabun et de sarin.
« Nous sommes ignorés »
En cette fin de journée glaciale du mois de décembre, Muhammed Fatah Muhammed déambule dans le cimetière et montre du doigt des pierres. « Ça, c’est ma tante, Perwim Muhammed Qader, et son mari, Bahman Kaka Abdulrahman, explique-t-il. Leurs enfants sont aujourd’hui en Angleterre. » Encore plus loin, plus de pierres, plus de noms, dont celui de deux autres tantes, leurs maris et leurs enfants. « Après l’attaque, personne n’est venu dans la ville pendant un mois. Les morts ont été laissés par terre. Je n’étais pas né, mais j’ai entendu dire que les cadavres se transformaient en poudre comme ça »,poursuit le jeune homme en écrasant entre ses doigts une feuille d’arbre séchée.
L’un de ses oncles, Jalal Hussein, a survécu, mais, touché par un éclat à la colonne vertébrale, il ne peut plus bouger sa jambe droite. Assis sur un lit, cet homme écorche ses mots, ses poumons ayant été gravement touchés lors de l’attaque chimique. « Cela fait trente-quatre ans que mon frère vit avec moi, mais l’Etat n’a rien fait pour lui. Il n’y a eu aucune compensation, aucune aide pour ses opérations,regrette l’un des frères de Jalal Hussein, Ruzigar. On n’a plus d’argent pour s’occuper de lui. Depuis quelque temps, il n’arrive pas à contrôler sa vessie. »
Ancien peshmerga (combattant kurde), Ruzigar s’est battu à Kirkouk lors de l’insurrection irakienne de 1991 contre le régime baasiste de Saddam Hussein, après l’échec de ce dernier dans la guerre du Golfe. La révolte a été matée en un mois par l’armée irakienne. Dans ces combats, Ruzigar a perdu des amis. « On s’est sacrifiés pour nos dirigeants, mais ils ne travaillent pas pour nous, parce qu’ils sont corrompus. Tous des voleurs »,s’emporte-t-il. L’homme, à la retraite depuis quelques années, fait référence aux anciens chefs de la résistance qui ont pris le pouvoir en se substituant au régime de Saddam Hussein au Kurdistan et qui se sont, depuis, considérablement enrichis, aux dépens de la majorité de la population.
La ville de Halabja, utilisée sans cesse par les autorités comme un symbole du martyre kurde, est, elle aussi, « laissée pour compte », disent les habitants. « Tout le monde connaît les Kurdes d’Irak avec ce qui s’est passé ici,explique Shilir, une des sœurs de Ruzigar, une survivante elle aussi de l’attaque chimique de 1988. Et encore aujourd’hui de nombreuses maisons sont en ruine et les services publics demeurent très défaillants. » Dans cette ville de 200 000 habitants, l’eau ne coule que six ou sept heures par jour. Pareil pour l’électricité. « Nous sommes ignorés, poursuit Ruzigar. Si ça ne dépendait que de moi, je dirais que les jeunes doivent tous partir. Cela me rendrait très heureux que Muhammed s’en aille. Peut-être que, comme ça, on pourra emmener Jalal Hussein dans un pays européen et le faire opérer. »
A 70 kilomètres de Halabja, dans l’université publique de la ville de Sharazur, l’enseignant en anglais Hamid Mustafa est entouré des étudiants qui veulent, pour la grande majorité, eux aussi quitter le Kurdistan d’Irak. « Je les comprends. Ici, le chômage est très élevé. La mauvaise gestion est un vrai fardeau. Et l’instabilité règne », explique cet homme de 37 ans, aux cheveux et à la barbe déjà poivre et sel. Son salaire, comme celui de tous les fonctionnaires, a connu des réductions depuis 2017, à cause de la crise économique. « Parfois, pendant des mois, on ne touchait rien du tout, soutient-il. Ici, le système politique appartient à deux clans, les Barzani [à la tête du Parti socialiste du Kurdistan, PSK] et les Talabani [Union patriotique du Kurdistan (UPK), dirigée par Jalal Talabani (1933-2017)]. Ils embauchent qui ils veulent. Même le secteur privé leur appartient. Si tu ne les satisfais pas, tu restes dans les marges. »
L’un de ses étudiants, Shwana Karim, qui se spécialise en langue kurde, fait partie des rares jeunes confiants : « J’ai des contacts. Mes cousins occupent des postes haut placés au sein du parti UPK », assure le jeune homme barbu, assis sur un banc dans la cour de l’université. Son ami Muhammed Zebir n’a pas cette « chance ». « Je n’ai pas de connexions. Si je ne trouve pas d’emploi correspondant à mes études, je partirai. » Dans sa ville natale, Rania, à deux heures d’Erbil, nombreux sont ses amis et ses cousins qui ont déjà pris le chemin de l’exil. La plupart vivent aujourd’hui en Angleterre. Muhammed Zebir aussi a voulu leur emboîter le pas, il y a quelques mois, mais ses parents s’y sont opposés. « Dans notre région, Rania, le chômage est très élevé. Les dirigeants la négligent. La situation est meilleure dans les grandes villes comme Erbil et Souleimaniyé. Pas chez nous. »
Comme tous ses amis, il est au courant d’une récente affaire impliquant le premier ministre du Kurdistan irakien, Masrour Barzani. Selon une enquête du magazine The American Prospect,M. Barzani posséderait un immeuble de 18,3 millions de dollars (plus de 16 millions d’euros) aux Etats-Unis. « Je crois cette histoire. Pourquoi pas ? Ils [les dirigeants] ont volé beaucoup d’argent. Pour eux, 18 millions de dollars, c’est rien du tout », dit le Kurde de 19 ans, au physique frêle.
« La classe moyenne disparaît »
Pour Mera Jasm Bakr, chercheur non résident au centre de réflexion de la Fondation allemande Konrad Adenauer, la frustration chez les jeunes Kurdes est à son comble. « Ils voient quotidiennement une classe, proche des leaders, qui s’enrichit. Ce sont aussi les fils des dirigeants, comme une dynastie, qui profitent politiquement et financièrement du système. Et cela est vécu par les jeunes comme une absence de méritocratie dans le pays. La classe moyenne, elle, est en train de disparaître. »
A l’université de Sharazur, même le naufrage du 24 novembre ne semble guère altérer la décision des jeunes de partir. « Je sais que le voyage présente des risques. Mais hors de question que je reste ici », soutient Muhammed Zebir.
A Rania, à trois heures de route de Halabja, dans l’un des seuls parcs de la ville, Faryad Rahman compte deux amis d’enfance déjà installés au Royaume-Uni. Lui-même affirme bientôt vouloir tenter sa chance. Diplômé en informatique, le jeune homme de 23 ans cherche un emploi depuis un an et demi. Il n’appartient à aucun parti politique, ce qu’il juge nécessaire pour trouver un travail. « Ici, pour réussir, tu dois être jaune [couleur du PSK] ou vert [couleur d’UPK], soutient-il. Ces partis demandent beaucoup de choses : tu dois assister à leurs conférences, publier des posts sur Facebook et ailleurs, en soutien au parti et pour démontrer ta loyauté, pour qu’ils te proposent enfin un travail. »
Bijan Hussein Aziz chez lui à Erbil, au Kurdistan irakien, le 16 décembre 2021. Il est déjà allé avec sa famille en France. Il a retenté sa chance seul mais a été bloqué en Biélorussie et souhaite repartir, car il se sent menacé ici.Le jeune homme a participé à une manifestation en 2014 à Rania pour réclamer que la construction d’une route menant à sa ville soit terminée. La police est intervenue et plusieurs participants ont été blessés. « J’ai arrêté de manifester, parce que mes amis dans les partis politiques m’ont dit que des gens appartenant aux partis infiltrent les contestataires et jettent des pierres pour donner un prétexte aux policiers de nous tirer dessus. C’est pour cela que je n’y vais plus. » Le jeune homme a réfléchi à ce qu’il dirait, une fois arrivé au Royaume-Uni. Il compte se présenter comme citoyen iranien. « Je dirai que ma vie en tant que Kurde en Iran est en danger, glisse-t-il. Comme ça, j’aurai plus de chances d’obtenir l’asile politique. »