Plusieurs milliers de réfugiés restent massés dans l’immense forêt de Podlachie, entre Pologne et Biélorussie.
Par Jakub Iwaniuk (Varsovie, correspondance), Le Monde, le 16 décembre 2021
C’est devenu, au fil des semaines, une sinistre routine : chaque nuit, plusieurs dizaines de migrants forcent, avec le soutien actif des gardes-frontières biélorusses, les fils barbelés le long de la « frontière verte » de l’Union européenne, entre la Pologne et la Biélorussie, parsemée sur près de 180 kilomètres d’épaisses forêts, de marécages et de rivières. Ces incidents ne se font pas sans violences : jets de pierre et de pétards en direction des forces polonaises, provocations de la part de l’armée biélorusse. Pendant ces assauts, qui engagent parfois jusqu’à deux cents personnes, les forces biélorusses aveuglent les gardes polonais avec des stroboscopes et des lasers.
Sur le front humanitaire, les activistes dévoués à l’aide des migrants sont exténués. Ils sont une cinquantaine à se relayer en permanence depuis des mois, pour apporter les premiers secours à ceux qui, perdus dans la forêt, signalent leur détresse par téléphone. Au-delà des vêtements chauds, de la nourriture, des boissons ou des kits de survie, ce sont les batteries de recharge des téléphones portables qui sont les biens les plus convoités. Dans les immenses forêts de Podlachie, appelées par les migrants « la jungle », on peut survivre plusieurs journées sans nourriture, mais pas sans la localisation GPS de son téléphone.
La première semaine de décembre, les températures nocturnes dans la région sont tombées en dessous de – 10 °C. Il fait nuit noire à 16 heures. Le bilan officiel d’une vingtaine de morts est largement sous évalué selon les activistes, et les populations locales relatent régulièrement de macabres histoires de corps aperçus en forêts ou dans les marécages. En raison du flou juridique entourant le statut de la zone, les habitants restent relativement discrets vis-à-vis des autorités, car toute documentation photographique ou vidéos était encore récemment interdite. L’endroit reste largement surmilitarisé.
Piège infernal
Après trois mois d’interdiction totale d’accès aux médias et aux ONG à proximité immédiate de la frontière côté polonais, pour cause d’« état d’urgence », les autorités de Varsovie ont été forcées de lever légèrement ces restrictions. Les règles n’en restent pas moins draconiennes : l’accès des journalistes est encadré par l’armée et ne peut se faire de manière autonome. Les médias ne peuvent recueillir des informations qu’auprès des sources officielles, polonaises et biélorusses, et par le biais des rares vidéos indépendantes fuitant de la zone. Trois photoreporters qui se trouvaient pourtant en dehors du secteur interdit ont été victimes de violences de la part de l’armée polonaise.
Pour les migrants, le piège infernal entre les gardes-frontières biélorusses et polonais reste tendu. Les premiers forcent violemment les réfugiés à franchir la frontière (des passages à tabac et des cas de réfugiés poussés dans des cours d’eau ont été rapportés) tandis que leurs homologues polonais pratiquent le refoulement de manière systématique, déportant des familles entières en pleine forêt. La destruction des téléphones portables est aussi devenue une pratique courante. Les médias polonais relatent des histoires bouleversantes, comme celle d’une fillette de 4 ans, séparée de ses parents et perdue en forêt, dont la trace n’a toujours pas été retrouvée. Le médiateur de la République polonaise a été saisi de l’affaire. La mort d’une femme, après avoir fait une fausse couche en forêt, a également profondément ému l’opinion publique.
Cinq mois après le déclenchement de la crise migratoire, résultat de l’installation par le régime du président biélorusse, Alexandre Loukachenko, d’un pont aérien entre Minsk et le Moyen-Orient, deux logiques s’opposent sur le front de ce « conflit hybride » : d’un côté celle de la raison d’Etat polonaise et de l’Union européenne, qui refusent de céder au chantage d’un régime devenu infréquentable ; de l’autre celle des ONG, qui soulignent le besoin criant d’une aide humanitaire professionnelle. En Pologne, sous le gouvernement nationaliste de Jaroslaw Kaczynski, ces deux logiques sont incompatibles. Même si le nombre de réfugiés concerné est relativement modeste par rapport à la crise migratoire de 2015 – une vingtaine de milliers tout au plus –, il s’agit pour Varsovie d’une question de principe.
Lettre à la Commission européenne
A cet égard, le projet d’Alexandre Loukachenko visant à déstabiliser l’UE a provoqué l’effet inverse : la Pologne, pays ostracisé sur la scène européenne pour ses violations répétées des principes de l’Etat de droit, a profité d’un élan de solidarité sans précédent de la part de ses partenaires européens, des institutions européennes et de ses alliés de l’OTAN. Avec l’approche de l’hiver, la situation s’est aussi retournée contre le dictateur biélorusse, qui se voit obligé de rapatrier par la force nombre de réfugiés. Quatre mille personnes auraient déjà embarqué à bord de charters retours vers la Syrie et l’Irak. Neuf mille personnes avaient, fin novembre, réussi à passer la frontière et à rejoindre l’Allemagne. Mais il resterait encore entre 5 000 et 7 000 réfugiés en Biélorussie, selon les autorités polonaises
« Nous nous préparons à ce que cette crise s’étende dans la durée, au-delà de l’hiver, estime le porte-parole du coordinateur des services spéciaux polonais, Stanislaw Zaryn. Les Biélorusses ont mis en place tout un dispositif de hangars, pour faire passer l’hiver à ces personnes. C’est pourquoi la construction du mur que nous prévoyons à la frontière est nécessaire. » Le gouvernement se fixe pour objectif de terminer l’infrastructure de 180 kilomètres de longueur, composée de barreaux de cinq mètres de hauteur et de barbelés, d’ici le milieu de l’année 2022.
Loin des considérations géopolitiques, les organisations d’aide aux migrants et les défenseurs des droits humains, regroupées dans la vaste coalition Groupe frontière (« Grupa Granica »), qui ont porté assistance à près de 6 000 personnes depuis le début de la crise, ont écrit une lettre ouverte au ton cinglant à la Commission européenne, critiquant vertement les derniers projets de mesures de l’exécutif européen relatifs à la gestion des frontières.
« Ce projet met en place des mesures qui renforcent l’état de non-droit et les atteintes aux droits de l’homme, dénoncent-elles. Il légalise explicitement les pratiques exercées par le gouvernement polonais (…). Nous sommes effarés du fait qu’un projet enfreignant les droits humains et la Convention de Genève sur les statuts des réfugiés puisse être approuvé par les institutions européennes. »
« Je vois déjà la mort devant nous »
Farhad Mohammed, un Kurde Irakien de 34 ans, joint par téléphone, se trouve dans le principal hangar mis à disposition par les autorités biélorusses à Bruzgi, à deux kilomètres de la frontière. Mille personnes environ s’y entassent. « Actuellement, nous attendons tous une bonne nouvelle venant de l’Union européenne, qu’ils nous autorisent à rentrer », affirme-t-il. Un espoir entretenu par les services biélorusses, qui recrutent régulièrement de nouveaux candidats aux tentatives de passages en force, leur promettant de l’aide.
Farhad déplore les conditions de séjour dans le centre. « Nous n’avons pas le droit de sortir. Même quand nous allons aux douches, nous sommes accompagnés par l’armée. Rien n’est gratuit ici, et les Biélorusses nous exploitent : payer pour recharger son téléphone, des taux de change exorbitants, les prix des repas… Combien de temps pouvons-nous tenir comme ça ? » Mais, dit-il, pas question de se faire rapatrier.
« Je vois déjà la mort devant nous. Par – 15 °C, nos chances sont faibles. Mais il y a des familles avec enfants ici qui sont prêtes à tout. Même en cas de mauvaises nouvelles de l’UE, nous retenterons notre chance par la “jungle”. C’est le cas d’au moins la moitié de ceux qui sont ici. » S’il y a un point sur lequel s’accordent les autorités polonaises, les activistes et les réfugiés, c’est que la crise migratoire, bien que moins médiatisée qu’à ses débuts, n’est pas près de s’estomper.
Jakub Iwaniuk (Varsovie, correspondance)