« Ma ville est devenue une forteresse » : témoignage d’un No Border de Calais
Il a grandi à Calais. Indigné par le système d’« apartheid » local, il s’est engagé auprès des populations en transit. D’abord avec des associations locales puis dans le mouvement No Border qui lutte contre les frontières. Témoignage.
CET ARTICLE EST EN ACCÈS LIBRE. Politis ne vit que par ses lecteurs, en kiosque, sur abonnement papier et internet, c’est la seule garantie d’une information véritablement indépendante. Pour rester fidèle à ses valeurs, votre journal a fait le choix de ne pas prendre de publicité sur son site internet. Ce choix a un coût, aussi, pour contribuer et soutenir notre indépendance, achetez Politis, abonnez-vous.
Le mouvement No Border, tout le monde peut s’en revendiquer. Et personne ne le représente. C’est d’abord une idée : nous sommes pour l’ouverture des frontières. Mais c’est aussi des manières de faire et d’agir qui peuvent différer selon les groupes et les spécificités des territoires ou des frontières. Le terme No Border a beaucoup été utilisé par les autorités pour criminaliser et marginaliser toutes pratiques qui vont à l’encontre des stratégies mises en place contre les personnes migrantes. Plus précisément, à Calais, on a été accusé de travailler avec la « mafia » impliquée dans la gestion des passages, tout comme de diriger les migrants en les incitant à la violence… Comme si ces personnes avaient besoin du « blanc » pour s’organiser ou décider comment elles veulent répondre à la violence de la frontière, aux violences policières ou aux violences de groupuscules d’extrême droite.
À lire aussi >> Notre dossier « La frontière tue »
Nous, nous avons pris pour habitude de rester discret et de ne pas répondre aux accusations, quitte à laisser les autorités nous criminaliser et créer l’image de nous qui les arrange. No Border est devenu le bouc émissaire que les autorités sortent de leur chapeau pour justifier l’horreur qu’elles ont créée à cette frontière. Toute violence créée par l’existence même de la frontière est imputée à ce mouvement. Du coup, on peut nous mettre beaucoup de choses sur le dos. Plus largement, les défenseurs des migrants qui ont l’air d’avoir des positions plus radicales que juste humanitaires sont taxés de No Border. C’est devenu un terme générique un peu fourre-tout.
Mais, pour nous, il renvoie à un certain mode d’organisation et à des manières de faire : ne pas agir pour les communautés de personnes en situation de migration mais avec elles, les inclure dans un maximum de processus, protéger leur anonymat, leur rendre possible l’accès à la ville, ne pas parler à leur place, faire en sorte qu’elles puissent être autonomes, qu’elles puissent s’approprier l’outil médiatique par exemple, qu’elles soient moins dépendantes de l’aide humanitaire en étant en mesure de préparer des repas elles-mêmes sur leurs lieux de vie, soutenir les personnes enfermées en centre de rétention. Bref, on essaie d’être cohérent avec les problématiques du terrain qui peuvent changer vite et de s’adapter aux demandes des personnes migrantes. Ce sont des expérimentations, des tentatives remises en question constamment avec toujours en toile de fond l’idée de ne pas accepter ce qui ne devrait pas être acceptable, la fatalité de la frontière, de ne pas réduire des personnes à la catégorie « migrant » et à l’image misérabiliste qui souvent va avec. C’est tout simplement de reconnaître que ce sont des individus avec une histoire, un parcours, des connaissances, des savoir-faire, etc.
À Calais, après le camp No Border de l’été 2009, l’une des grandes décisions a été de rester de manière permanente et continue dans le Calaisis. Des gens venaient nous rejoindre pour une semaine, un mois, un an, avec leur propre projet ou pour s’impliquer dans ceux existant déjà. Le temps qu’ils étaient là, ils déployaient toute leur énergie avec une disponibilité folle et un engagement total. On avait des débats sur la question de la communication avec les médias, la question des privilèges de ceux nés du « bon côté » de la frontière, sur les approches à avoir. Certains étaient plus légalistes que d’autres, certains attachés à ne pas arriver avec ses gros sabots d’athée, à respecter la culture de l’autre. Tous étaient contre la frontière.
Toutes nos pratiques visent à répondre aux principes de la liberté de circulation, la liberté d’installation et la fermeture instantanée des centres de rétention. On essaie de mettre à la base de toutes nos actions et de notre manière de nous organiser l’antiracisme, l’antisexisme et l’antiautoritarisme entre autres. Des fois, on échoue, on en discute et on réessaie. C’est peut-être ça au fond, pour moi, la différence avec des associations classiques, qui sont souvent hiérarchisées et ralentissent l’émergence de questionnements quant aux manières de fonctionner et d’agir.
Morning watch et patrouilles
Juste après notre arrivée à l’été 2009, il y a eu la destruction de la grande jungle « pachtoune » et de tous les autres lieux de vie des personnes migrantes. Pour essayer de faire face à cette nouvelle situation où les autorités empêchaient les espaces de vie de se recréer, on avait mis en place des stratégies qui rendaient le travail de la police moins efficace : Morning Watch et patrouilles. On restait de très longues heures devant les squats, et si la police débarquait, on sifflait pour que les migrants puissent se sauver, qu’ils soient moins nombreux à être conduits en rétention. Cela a beaucoup énervé la police. La violence a grimpé. Alors on s’est mis à filmer.
Après des mois de récoltes de vidéos, photos, témoignages, on a monté un dossier « Calais, la frontière tue » et publié des vidéos « Calais, vidéos de la honte ». Les deux montraient et dénonçaient la violence policière et institutionnelle. Ça a été un travail difficile, très violent. On se levait tôt, qu’il pleuve, qu’il neige ou qu’il vente, et on risquait de prendre des coups, d’être embarqués en garde à vue, de voir des ami.e.s se faire enfermer en centre de rétention… C’est comme ça que j’ai grandi dans cette ville.
Calais fut le dossier initial de Dominique Baudis, le premier Défenseur des droits, décédé en 2014. On avait recueilli beaucoup de témoignages de personnes migrantes. Je crois qu’on a réussi à les faire entendre. L’équipe du Défenseur des droits a pris conscience du caractère véridique de nos informations. C’est la première fois qu’on s’est ouvert aux médias. Et ce fut notre première approche légaliste : mettre la pression sur les autorités pour qu’enfin elles respectent la notion de squat et d’inviolabilité du domicile.
La stratégie des autorités, c’est de briser les migrants physiquement et psychologiquement, pour qu’ils veuillent repartir ou qu’ils ne soient plus en capacité physique et mentale de passer. Nous défendions qu’ils puissent se poser. Qu’ils puissent avoir le temps de reprendre des forces. Pour cela, il fallait préserver des espaces où la police ne pouvait pas faire ce qu’elle voulait.
Une des victoires a été de forcer la police à respecter le droit et à ne plus venir dans les squats de migrants en procédure juridique, comme par exemple le squat Galou ou la Maison des femmes de l’avenue Victor-Hugo, un espace non mixte. Ce sont les habitantes de ce lieu qui ont décidé d’écrire aux Calaisien.nes pour qu’ils et elles viennent à leur rencontre, et qui ont également décidé d’ouvrir leur maison aux médias . Je pense que cette maison explique bien ce qu’est No Border : on n’a jamais décidé pour elles, on les a juste soutenues dans leurs choix, peu importe les risques que ces choix comprenaient.
L’État a renoncé à l’évacuation de la Maison des femmes, parce qu’il était devenu inacceptable pour la population locale que ces femmes se retrouvent à la rue. Sa seul condition était que les personnes No Border quittent le lieu pour laisser la place à une association officielle. Celle-ci a accepté de maintenir les pratiques décidées par les habitantes : pas de prises d’empreintes à l’entrée, pas d’identité demandée, pas d’hommes et leurs règles de vie.
Renforcer la frontière augmente le prix de passage
Quand on soutient des personnes, on ne sait pas qui on aide. Il y a des enjeux qu’on ne voit pas, des choses que l’on ne sait pas, parce qu’une frontière est un lieu flou dont les règles peuvent être invisibles, mais les effets, eux, ne le sont pas. Il y a aussi des hiérarchies intérieures à comprendre et à prendre en compte dans nos manières d’aborder les différentes jungles et squats. Lutter contre la frontière ça passe aussi par reconnaître ce qu’elle peut être. Elle engendre des conflits propres : quand on empêche des personnes de vivre, et qu’on les force à survivre, par exemple en détruisant leurs habitations, en confisquant leurs couvertures et leurs tentes, les autorités mettent différents groupes en concurrence face aux besoins de base.
Ça m’a toujours choqué à Calais de voir des personnes plutôt « amies » devenir « ennemies » parce qu’on a privé un groupe de telle ou telle chose, je me suis souvent demandé si les autorités n’avaient pas un intérêt à créer cette situation de concurrence pour pouvoir punir les « fautifs » et ainsi, rendre légitime la répression quotidienne. Des gens survivent dans les camps, d’autres en vivent. Ça fait partie de la réalité des frontières. Renforcer la frontière n’a fait qu’augmenter le prix de passage pour les migrants, et les forcer à se mettre de plus en plus en danger. Aujourd’hui, dans l’imaginaire collectif, il n’y a plus de jungle à Calais. Il y a moins d’exilés qu’il y a encore deux ans. Mais ceux qui y sont aujourd’hui prennent encore plus de risques. Beaucoup se sont rendus à Paris, qui joue un rôle de réservoir, ou dans d’autres villes. La frontière n’est pas qu’aux frontières.
En tant que Calaisien, c’était compliqué de fermer les yeux sur la situation des personnes migrantes qui arrivaient dans ma ville. Adolescent, j’ai trouvé insupportable de vivre dans une ville soumise à un système d’apartheid. J’ai d’abord rejoint des associations comme La Belle Étoile et Salam. Mais cela me frustrait de m’en tenir à préparer des repas sans essayer d’autres choses, que la seule réponse à la situation se résumait aux besoins de première nécessité. Je trouvais que l’organisation des files d’attente pour la distribution des repas, par exemple, était très pénible à vivre. J’ai eu envie de faire autre chose et autrement. Dans une organisation autogérée, tout le monde est invité à cuisiner ensemble. Les personnes migrantes s’approprient ce dont on les prive.
À Calais, tout le monde est impacté par la frontière d’une manière ou d’une autre, personne n’ignore la présence des migrants, que les gens l’exprime ou non, qu’ils prennent position ou non. Ça fait partie de la réalité, de la vie quotidienne. La question est plutôt de quelle manière cette frontière nous impacte. Calais est anéanti par la psychose de l’appel d’air et de la peur du « migrant. » Tout est fait et mis en œuvre dans cette ville pour que les personnes migrantes inspirent un sentiment de peur et d’insécurité.
Les gens prennent leurs voitures avec la peur au ventre, la peur d’écraser un migrant qui traverse l’autoroute, la peur de voir quelqu’un traverser le jardin, de prendre un caillou dans le pare-brise : une des manières de passer est de stopper les poids lourds sur la route et de s’y cacher pour aller en Angleterre. La maire a créé une adresse électronique pour que les habitants puissent « signaler » l’installation d’un squat de migrants. C’est un appel à la délation, à la vigilance. La population se scinde entre promigrants et antimigrants, mais ces derniers sont plus décomplexés, car rendu plus légitimes par les positions de la maire.
Calais est une ville portuaire, une ville côtière, un espace de transit par définition. Mais elle est devenue une forteresse où les arbres et les buissons sont coupés pour ne pas pouvoir servir d’abris. Une ville entourée de grilles et de barbelés. Ce qui peut être encore choquant ailleurs, ici est banal. La normalité n’est pas d’accueillir et vivre avec, mais de dénoncer, enfermer, avoir peur de l’Autre. Récemment, le magasin Decathlon a reçu l’ordre de ne plus vendre de gilets de sauvetage sans papiers d’identité. La frontière grandit.
Le Brexit a soulevé l’espoir de voir les accords du Touquet tomber. Mais l’Angleterre a dû négocier avec la France. Quelle offre a été faite pour que la France accepte d’être le chien de garde du Royaume-Uni ? Quel sont les avantages dont la France a bénéficié ? Quel est le prix pour accepter de défigurer cette ville, de faire de la chasse à l’homme, de bien vouloir que des personnes y meurent ? Quel prix a été payé pour que les calaisien.nes soient obligé.es de vivre avec des murs comme horizon ?
Les frontières ont toutes leurs caractéristiques propres. Des zones particulières avec leur propre réalité. À Calais, le passage de toutes ces populations différentes pourrait être une force. Une frontière, ça pourrait être beau, si ça n’était pas fermé. Or, « Calais » ne veut plus être une zone de passage. Mais une impasse.
Je n’ai pas appris à être No Border, c’est Calais qui m’a appris. »