Voix du Nord // Droit des étrangers: face à l’afflux de migrants, comment concilier justice et humanité?

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La justice lilloise subit de plein fouet la crise des migrants. L’Europe attire des jeunes gens prêts à prendre tous les risques pour un avenir meilleur. Avant, souvent, d’échouer face à des magistrats de plus en plus sollicités. Au moment où Emmanuel Macron durcit la loi, ambiance et décryptage.

Lakhdar Belaïd | 06/06/201814h00

Les juges des libertés et de la détention et le tribunal administratif sont saisis par des étrangers, souvent retenus au centre de rétention administrative de Lesquin, et voulant retrouver la liberté ou faire annuler des obligations de quitter le territoire.

Un lieu très particulier au sein du palais de justice. Une salle où, souvent, les personnes présentées au magistrat ne sont coupables que d’avoir cherché à échapper à la guerre, à la misère. Voire aux deux. Le matin, souvent, très souvent, les juges des libertés et de la détention (JLD) du tribunal de grande instance de Lille doivent traiter jusqu’à quinze, vingt, voire davantage, dossiers de migrants.

Des juges très sollicités

 

Les JLD sont chargés, en outre, des prolongations de garde à vue ou de détention provisoire pour les affaires correctionnelles et criminelles, des autorisations d’écoutes téléphoniques ou de géolocalisation ou encore du contentieux des hospitalisations d’office. Depuis novembre 2016, leur champ d’action a été étendu à la contestation des placements en rétention administrative des étrangers et leurs prolongations, qui étaient auparavant de la compétence du tribunal administratif. Ce dernier ne demeure pas en reste. Les sans-papiers le saisissent notamment pour tenter d’invalider les Obligations de quitter le territoire français (OQTF) pouvant les viser.

Une salle qui ne désemplit pas

Depuis novembre 2016, la principale salle d’audience des JLD du tribunal de grande instance ne désemplit plus. Un sentiment de mythe de Sisyphe où, tous les jours, des représentants préfectoraux demandent la prolongation de rétention pour des sans-papiers interpellés par la police, le temps de pouvoir les éloigner du territoire français. Les étrangers, souvent assistés par des avocats et par l’association Ordre de Malte, contestent, eux, leur placement au centre de rétention administrative de Lesquin. «  L’Ordre de Malte soulève des moyens (motifs) d’annulation, explique Olivier Cardon, avocat spécialisé dans le droit des étrangers. Le JLD, lui, doit motiver ses décisions.  » Le tout dans des délais très courts.

Au sein de cette mini-tour de Babel, les souffrances se décrivent en arabe, en farsi, en afghan ou en érythréen.

Malgré ces parcours du combattant rigoureux sur l’application des lois, le ton des débats « étrangers » est rarement comparable à celui des audiences correctionnelles voisines. Ici, les prises de bec entre justiciables et magistrats sont rares. Dans le public, se côtoient militants associatifs, amis régularisés ou relations familiales. Au sein de cette mini-tour de Babel, les souffrances se décrivent en arabe, en farsi, en afghan ou en érythréen. Comme dans les autres enceintes de justice, on applique la loi. Certains étrangers repartiront libres, profitant de failles juridiques dans leur dossier. Quant aux autres…

Des chiffres éloquents

Entre 2016 et 2017, le contentieux « étrangers » a augmenté de 53 % au tribunal de grande instance de Lille. En 2017, 2 194 dossiers concernant des rétentions administratives ont été traités. Contre 1 438 affaires jugées en 2016.

De son côté, le tribunal administratif est également fortement sollicité. Cette juridiction peut également être sollicitée par des « Dublinés » (lire ci-dessous). Elle est également chargée de la contestation des Obligations de quitter le territoire français (OQTF).

En 2010, le tribunal administratif de Lille a traité 1 936 dossiers « étrangers ». Ce contentieux représentait 26 % de son activité. En 2017, il a fallu en gérer 4 901. Le contentieux des étrangers y représente maintenant 44 % des affaires totales. Et ce après le transfert aux juges des libertés et de la détention du traitement de la contestation de la rétention administrative.

De plus en plus de « Dublinés » en rétention

Abbas Adjar est le parfait exemple du « Dubliné ». Cet Érythréen de bientôt 40 ans est arrivé en Europe par l’Italie, où il a dû laisser ses empreintes digitales. Auparavant, il a connu des magistrats allemands et norvégiens. En vertu du règlement européen dit « Dublin III », Abbas Adjar aurait dû voir sa demande d’asile être traitée en Italie. C’est ce qu’ont considéré l’Allemagne et la Norvège, où l’Érythréen a visiblement deux enfants. Le voici devant un juge des libertés et de la détention (JLD) lillois. «  Vous avez essayé l’Allemagne, la Norvège et la France, lui explique le plus doucement possible le juge Ludovic Dupré. L’Europe dit que votre place est en Italie. La procédure est régulière.  » Abbas Adjar sera donc maintenu en rétention, le temps d’être renvoyé.

«  Depuis le 15 mars, la loi autorise la rétention des «Dublinés», dénonce l’avocat Olivier Cardon. En septembre 2016, la Cour de Cassation l’avait stoppée. Et des textes pouvaient favoriser les assignations à résidence avec pointage.  » Pour ce spécialiste du droit des étrangers, la charge des magistrats lillois est due à une préfecture qui «  n’arrête pas  » d’interpeller des migrants. À ses yeux, concernant les rétentions de « Dublinés », «  ça va tomber !  » Le barreau de Lille compte une commission totalement consacrée au droit des étrangers.

Le nouveau projet de loi arrive au Sénat

À partir du 19 juin, le Sénat examinera le projet de loi Asile et Immigration défendu par Gérard Collomb, le ministre de l’Intérieur. Ce texte prévoit notamment de faire passer de 45 à 90 jours la durée maximale de rétention administrative d’un étranger. Le délai accordé à un JLD pour rendre une décision passerait, lui, de 24 à 48 heures