Réinsérer les réfugiés par la cuisine : l’étonnante école des Cuistots migrateurs

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Réinsérer les réfugiés par la cuisine : l’étonnante école des Cuistots migrateurs

Virginie Félix – Photos, Léa Crespi

Publié le 04/01/21  dans Télérama

« Nous nous sommes inspirés de l’école créée par Thierry Marx pour réinsérer des personnes éloignées du marché du travail. » Imaad Ali, responsable pédagogique. Léa Crespi pour Télérama

« Nous nous sommes inspirés de l’école créée par Thierry Marx pour réinsérer des personnes éloignées du marché du travail. » Imaad Ali, responsable pédagogique.

Ils sont Soudanais, Afghans, Ougandais ou Libyens. Tous font partie de la première promotion d’une formation culinaire gratuite ouverte à Paris par Les Cuistots migrateurs. Un traiteur solidaire qui aide les réfugiés à s’insérer. Et espère former en 2021 une centaine d’élèves.

Sur le mur blanc, les Post-it s’éparpillent façon puzzle. « Le navet » côtoie « le poulet », « le saumon » fraye avec « le piment », « la mandoline » voisine avec « la marmite ». Et une poignée de verbes colorés — habiller, attendrir, pocher, barder… — rappelle la poésie du lexique culinaire. Dans une salle de classe du quartier du Père-Lachaise, à Paris, le français s’enseigne à la façon Top chef, et les élèves ont tous dépassé l’âge de la cour de récré. Ce vendredi après-midi, ils sont neuf, trois femmes et six hommes, âgés de 26 à 46 ans, assis autour d’une table en U, qui apprivoisent les sonorités coriaces de « la louche » ou de « l’eau chaude », et s’approprient la langue de Bocuse à coups de vidéos mettant en scène des pros des fourneaux. Dans quelques jours, ils enfileront eux aussi toque et tablier blanc pour apprendre à tailler, émincer, désosser, rôtir. En attendant, Gonpotso, Kunchok, Tahsi, Ali, Hiba, Dogolou, Victoria, Qdarkhan et Lobsang collent studieusement sur le mur leurs petits papiers griffonnés de « spatule » ou de « fouet ». Ces aspirants marmitons viennent du Soudan, d’Afghanistan, d’Ouganda, du Mali, du Tibet ou de Libye, et constituent la promotion pilote d’une école sans équivalent. La première à offrir à des réfugiés une formation culinaire gratuite et qualifiante, qui devrait leur permettre, fin avril, de décrocher le certificat professionnel de commis de cuisine.

L’idée, aussi évidente qu’ambitieuse, a mûri dans la tête de Sébastien Prunier et Louis Jacquot, deux trentenaires qui ont plaqué leur job dans le marketing et la finance pour créer il y a six ans Les Cuistots migrateurs : un traiteur solidaire dont les plats sont mitonnés par des réfugiés venus d’un peu partout dans le monde. Des amateurs, pour la plupart, formés sur le tas, qui concoctent houmous, sfihas (petits pains syriens chauds fourrés à l’agneau et aux épices) ou mantis (des raviolis tchétchènes) pour des buffets d’entreprise ou des soirées événementielles. Faire de la cuisine un outil d’insertion mais aussi d’ouverture aux autres cultures, et transformer le regard sur les migrants, voilà le projet de ces deux baroudeurs, amateurs de voyages et de plats sans frontières. Fin 2019, l’aventure s’est enrichie avec l’ouverture d’un restaurant dans le 11e arrondissement de Paris. Entreprise de l’économie sociale et solidaire, Les Cuistots migrateurs compte aujourd’hui une trentaine de salariés, dont treize réfugiés, tous en CDI. Elle produisait quelque deux cents repas par jour avant que le Covid ne vienne jouer les trouble-fête. « Nous avions envie d’aller plus loin et d’avoir plus d’impact, raconte Sébastien Prunier. Malgré notre activité de traiteur et notre restaurant, nous sommes limités dans la création d’emplois. Ouvrir cette école est un moyen d’accroître le nombre de personnes que nous pouvons aider dans leur insertion sociale. Et de construire une passerelle entre ces migrants et le monde de la restauration qui a un besoin chronique de main-d’œuvre. »

Cours de cuisine de Fabrice Corbonnois et Andy Fernandez à l’Institut culinaire de Paris, qui accueille les premiers stagiaires de l’école des Cuistots migrateurs.
Cours de cuisine de Fabrice Corbonnois et Andy Fernandez à l’Institut culinaire de Paris, qui accueille les premiers stagiaires de l’école des Cuistots migrateurs.

“ La cuisine est un des premiers débouchés pour les migrants. Mais trop souvent, quand ils trouvent un travail, c’est à la plonge ou dans des postes où ils sont exploités.” Sébastien Prunier, l’un des fondateurs des Cuistots migrateurs

Avant la crise sanitaire, cent mille emplois étaient en effet à pourvoir dans le secteur. « La cuisine est, avec le BTP, un des premiers débouchés pour les migrants. Mais trop souvent, quand ils trouvent un travail, c’est à la plonge ou dans des postes où ils sont exploités sans perspective d’évolution », explique le chef d’entreprise, en soulignant la difficulté d’accès à l’emploi pour les étrangers non originaires de l’Union européenne. En 2018, le taux de chômage était de 22 % dans cette catégorie de la population, contre 8 % pour les personnes de nationalité française, selon les chiffres de l’Insee. « Le secteur est en perpétuel recrutement, la restauration collective emploie énormément de monde. Mais il est difficile de mettre la main sur du personnel qualifié », observe Fabrice Corbonnois, le chef formateur qui sera chargé de transmettre aux futurs commis les bases du métier. « Si vous n’avez pas la technique, il sera compliqué de grimper les échelons, vous resterez un exécutant. »

L’objectif de cette formation intensive de quatre mois combinant apprentissage du français et découverte pratique du métier est donc de permettre aux réfugiés statutaires d’obtenir un diplôme reconnu par la profession. Elle se terminera par un stage de trois semaines, au printemps. Et idéalement par une embauche. Une douzaine de restaurants se seraient déjà portés volontaires pour accueillir les étudiants de la première promo. Ce mercredi gris de décembre marque la rentrée pour les neuf élèves que l’on retrouve dans le hall de l’Institut culinaire de Paris, un centre de formation professionnelle situé dans le 11e arrondissement. Les stagiaires sont accueillis là en attendant que Les Cuistots migrateurs déniche les locaux de leurs rêves pour abriter leur école. Derrière les masques, les élèves intimidés font la connaissance de l’équipe qui va veiller sur leur avenir professionnel : responsable pédagogique, profs de français, mais aussi formateurs chargés de les sensibiliser à l’agriculture responsable ou à la gestion de conflit. « Dans les cuisines, il y a parfois beaucoup de stress, de pression, il arrive qu’on se parle mal. Il faut apprendre à mieux gérer ça », détaille Kiran Dihan, qui animera l’atelier. Deux psys, habituées à intervenir dans des camps de réfugiés ou auprès de demandeurs d’asile, sont présentes pour accompagner ces femmes et ces hommes au parcours souvent douloureux, dont les traumas peuvent rejaillir « au détour d’une recette, d’un goût évocateurs de souvenirs… »

Une campagne de financement participatif efficace

La première photo de classe, dans le décor tout en inox de la cuisine d’application, vient briser la glace entre les étudiants. Là, dans quelques jours, ils apprendront l’épluchage et le taillage des légumes, les fonds de sauce, les cuissons rôtie ou braisée, et la centaine de techniques qu’ils auront à maîtriser pour l’examen. Pour l’heure, le ton est à la bienveillance et aux encouragements : « Nous avons reçu plus de cent candidatures. Vous avez été choisis parce que vous étiez les plus motivés. Bravo d’être là ! Je vous souhaite une belle réussite, je suis sûre que vous allez y arriver ! » s’enthousiasme Fatem Zahra Berrada, une des responsables de l’école, en expliquant qu’elle-même a suivi une formation de cuisine de trois mois, au sein de l’école de Thierry Marx, « une belle aventure ». Positif, Sébastien Prunier détaille aux élèves la chaîne de solidarité qui a entouré le projet. « Plus de mille citoyens se sont manifestés pour nous soutenir financièrement et nous avons déjà récolté plus de 85 000 euros. Il y a une grande envie de vous aider et de vous emmener vers ce diplôme. » Lancée début novembre, la campagne de crowdfunding menée sur la plate-forme Ulule aura permis de rassembler 103 632 euros. Joli succès d’un financement participatif auquel s’ajoutent une dotation conséquente du ministère du Travail et le soutien de fondations d’entreprise (Carrefour, Société générale, ERDF, Veolia…), qui ont permis de boucler le tour de table. Le budget de l’école s’élève à 2 millions d’euros sur trois ans. « La formation d’un élève coûte 10 000 euros, notre souhait est que le financement citoyen contribue à hauteur de 1 000 euros », explique Sébastien Prunier, insistant sur l’importance d’impliquer la « société civile » dans l’aventure. De la même manière, chaque élève peut compter sur un parrain ou une marraine, un « monsieur ou madame tout-le-monde bénévole », qu’il rencontrera deux fois par mois pour une balade dans Paris, un ciné ou un café — quand le contexte sanitaire le permettra…

Les Cuistots migrateurs espère former une centaine d’élèves en 2021, et ouvrir un deuxième cursus « service en restauration et sommellerie », suivi, pourquoi pas, d’un autre en boulangerie-pâtisserie. « Nous nous sommes beaucoup inspirés de Cuisine mode d’emploi(s), l’école créée par Thierry Marx pour réinsérer des personnes éloignées du marché du travail. Un modèle de formation intensive et qualifiante que nous adaptons pour des réfugiés. L’école nous a d’ailleurs ouvert ses portes et donné des conseils », explique Imaad Ali, le responsable pédagogique.

“Mettre en valeur le capital culinaire de chacun, à travers des recettes qui font écho aux souvenirs, aux lieux qui influencent la manière de cuisiner. ” Imaad Ali, responsable pédagogique.  

“Mettre en valeur le capital culinaire de chacun, à travers des recettes qui font écho aux souvenirs, aux lieux qui influencent la manière de cuisiner. ” Imaad Ali, responsable pédagogique.

Parmi les quatre-vingts recettes que les élèves apprendront à maîtriser, une vingtaine sont issues des cuisines du monde. « Même s’il y a un cadre de référence avec des incontournables — monter une mayonnaise, émincer une brunoise ou une mirepoix, réaliser un beurre blanc —, on peut y insérer une ouverture aux goûts d’ailleurs, souligne Fabrice Corbonnois. La technique de la tortilla, un appareil à œuf saisi à la poêle puis cuit au four, sera par exemple enseignée à travers une recette iranienne, le coucou sabzi. » Imaad Ali insiste : « Un des éléments importants de cette formation est de mettre en valeur le capital culinaire de chacun, à travers des recettes qui font écho aux souvenirs, aux lieux qui influencent la manière de cuisiner. » Un creuset prometteur qui permettra peut-être un jour d’accrocher le portrait de Gonpotso, Kunchok, Tahsi, Ali, Hiba, Dogolou, Victoria, Qdarkhan ou Lobsang au mur des célébrités de l’Institut culinaire de Paris. Et d’ajouter une touche de diversité aux photos de Pierre Gagnaire, Alain Passard et de la brochette d’étoilés blancs comme leur tablier.

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