Malgré une formation diplômante, la difficile obtention d’un titre de séjour à 18 ans pour les mineurs non accompagnés

 

La récente grève de la faim d’un boulanger à Besançon, afin d’obtenir la régularisation de son apprenti guinéen, met en lumière les difficultés que rencontrent nombre de jeunes migrants.

Par Juliette Bénézit

Publié le 23 janvier dans LE MONDE

Ousmane, apprenti cuisinier malien de 20 ans, dans le restaurant qui l’emploie, dans le Calvados, le 19 janvier. BENJAMIN CARROT POUR « LE MONDE »

L’histoire est celle d’un patron au grand cœur, Stéphane Ravacley, un boulanger de 50 ans qui a entamé une grève de la faim pour voir son apprenti guinéen, Laye Fodé Traoré, obtenir un titre de séjour. L’histoire est aussi celle d’une mobilisation inédite d’élus locaux, nationaux, européens, de personnalités, de citoyens et de médias, pour que ce jeune de 18 ans, menacé d’expulsion alors qu’il suit avec succès une formation en France, puisse rester sur le territoire. L’histoire, enfin, a connu un dénouement heureux : le 14 janvier, la préfecture de Haute-Saône a indiqué qu’il pourrait être admis au séjour après « l’examen de nouvelles pièces apportées à son dossier ». Stéphane Ravacley a perdu huit kilos, a fait un tour aux urgences, mais qu’importe : son apprenti est de retour derrière les fourneaux, dans sa boulangerie de Besançon, depuis le 19 janvier.

Dans l’ombre, depuis plusieurs années, des centaines de jeunes étrangers sont confrontés à une situation similaire. M. Ravacley a d’ailleurs créé une page Facebook, « Patrons solidaires », pour tous les cas semblables à celui de son apprenti. « La situation [de Laye Fodé Traoré] n’est absolument pas isolée, c’est partout sur le territoire », avance Violaine Husson, de l’association de soutien aux migrants La Cimade.

De leur arrivée en France et en principe jusqu’à leur majorité, ces mineurs non accompagnés sont pris en charge par l’Aide sociale à l’enfance (ASE), un service géré par les départements. Ces dernières années, leur nombre a augmenté de façon exponentielle. Au 31 décembre 2019, l’Assemblée des départements de France recensait 40 000 mineurs non accompagnés pris en charge par l’ASE. Ils étaient quelques milliers au début des années 2010.

Dans ce cadre, ils entament très souvent une formation, majoritairement dans les filières manuelles. L’année de leurs 18 ans, ils doivent déposer un dossier en préfecture pour se voir délivrer un titre de séjour. Les jeunes pris en charge par l’ASE avant 16 ans peuvent bénéficier d’une carte dite « vie privée et familiale », octroyée de plein droit si plusieurs critères sont remplis. La situation est plus incertaine pour les jeunes pris en charge par l’ASE après 16 ans. Eux dépendent de la procédure dite de l’« admission exceptionnelle au séjour », soumise à une plus large interprétation des préfectures.

« Si on n’a pas ces jeunes, on fait quoi ? »

Plusieurs motifs peuvent justifier un refus. Parmi eux : une fraude qui démontrerait l’absence de minorité du jeune lors de sa prise en charge, la commission d’actes délictueux, des liens persistants avec la famille au pays, des actes d’état civil jugés non authentiques, une formation qui ne serait pas réellement suivie… Moult décisions de refus de titre de séjour sont contestés par les associations, qui dénoncent leur caractère « arbitraire » et évoquent une « pluie d’obligations de quitter le territoire », selon les mots de Violaine Husson. Parmi les situations récurrentes, les spécialistes notent une « remise en cause fréquente des documents d’état civil, par exemple guinéens et ivoiriens. Les autorités vont dire qu’ils sont faux alors que les pays ont validé ces documents », rapporte Clément Cavelier, avocat au barreau de Caen et spécialiste du droit des étrangers.

La mobilisation de Stéphane Ravacley a mis en lumière une situation que connaissent de nombreux patrons. A Beuvron-en-Auge, un village du Calvados, le maire, Jérôme Bansard, possède deux restaurants, dont un étoilé au guide Michelin. Depuis des années, il travaille avec des jeunes migrants « très motivés » qu’il forme en apprentissage. « En France, il y a une pénurie de main-d’œuvre pour tous les métiers manuels. J’ai déjà reçu des élèves du coin mais ils ne restent jamais longtemps. Donc si on n’a pas ces jeunes, on fait quoi ? », interroge-t-il.

A Lisieux (Calvados), Alexandre Bezault dresse le même constat. En septembre 2018, il avait accueilli Azim (les prénoms ont été modifiés), un Albanais alors âgé de 17 ans, dans son entreprise d’agencement pour deux ans de contrat d’apprentissage en ébénisterie. Il raconte : « En trois semaines, il a mis tout le monde d’accord. A la fin de sa formation, j’étais prêt à l’embaucher. » En réponse à sa demande de titre de séjour, Azim a reçu une obligation de quitter le territoire, la préfecture estimant qu’il avait toujours des liens avec sa famille en Albanie. Son patron, lui, a dû renoncer à l’embaucher. « Le but d’un apprentissage, c’est de former les jeunes pour les garder ensuite. Sinon, ça n’a aucun intérêt », déplore-t-il. Avec un CAP validé à plus de 14 de moyenne, Azim est aujourd’hui en situation irrégulière et vit sur les économies qui lui restent.

« Perdre pied »

Les refus de titre de séjour laissent les jeunes désabusés. Ousmane, un apprenti cuisinier malien de 20 ans, a le sentiment « d’avoir fait tout ce qui était demandé » : apprendre le français, suivre assidûment son CAP de cuisine dans le Calvados… « Quand j’allais en cours, je me levais à 4 heures du matin pour ne jamais être en retard », insiste-t-il. Il poursuit aujourd’hui sa formation en apprentissage dans un restaurant normand. Lui aussi a reçu une obligation de quitter le territoire. « Je ne comprends pas, répète-t-il. On nous aide au départ et ensuite plus rien. C’est comme si on nous faisait monter en haut d’un arbre, et une fois qu’on y est, on le coupe. »

Les jeunes peuvent contester leur obligation de quitter le territoire devant les juridictions administratives. Dans l’attente, certains se noient dans un désespoir sans fin. Psychologiquement, il arrive qu’ils « vrillent », observe Thierry Choubrac, responsable de mission pour Médecins du monde et pédopsychiatre : « Ce ne sont pas des jeunes qui sont structurellement psychotiques mais ils subissent de telles pressions qu’ils peuvent perdre pied. »

C’est le cas d’Abdul, un Sierra-Léonais de 21 ans. Après avoir suivi une formation en hôtellerie-restauration, il a reçu cette même obligation de quitter le territoire en 2018. « Je me suis retrouvé à la rue, sans rien, sauf mon diplôme », explique-t-il. Emu, il livre : « J’étais mélangé dans ma tête. J’avais beaucoup de stress et d’angoisses. C’était très dur, il fallait trouver à manger, une place où dormir. » Après plusieurs épisodes de violence, il a été placé en détention puis hospitalisé en psychiatrie. « Je ne veux pas devenir un soûlard, sans occupation, sans responsabilité », dit-il. Il est en ce moment pris en charge par le Samusocial et attend la décision d’une ultime tentative de régularisation.

« C’est comme si on nous faisait monter en haut d’un arbre, et une fois qu’on y est, on le coupe. » Ousmane, dans le restaurant qui l’emploie, le 19 janvier. BENJAMIN CARROT POUR « LE MONDE »

« J’ai perdu des amis »

Les refus de titre de séjour sont d’autant plus compliqués à digérer qu’ils interviennent à un moment « où les jeunes commençaient à se stabiliser », explique Géraldine Bidel, intervenante sociale à Lisieux. Depuis plusieurs années, ils « accumulent les psychotraumatismes », rapporte Thierry Choubrac. Pour expliquer leur venue en Europe, beaucoup évoquent la perte d’un parent, une situation familiale impossible, une vie à la rue. Avant d’arriver, ils sont souvent passés par la Libye avant de traverser la Méditerranée. Moussa, un Malien de 20 ans, apprenti cuisinier, raconte, la voix tremblante : « On était beaucoup sur le bateau, moi je n’ai pas coulé mais j’ai perdu des amis. » L’obtention de ses papiers à 18 ans devait lui permettre d’aller de l’avant. L’obligation de quitter le territoire qu’il a reçu lui a « donné envie de se suicider ».

Après 18 ans, certains jeunes peuvent bénéficier d’un contrat dit « jeune majeur », par lequel un département décide de prolonger la prise en charge jusqu’à 21 ans. Les autres se débrouillent pour se loger, via leur établissement scolaire, des associations ou le 115, et pour se nourrir. Des patrons font le choix de les garder malgré leur situation irrégulière. Certains poursuivent leurs études en dépit des nuits blanches et des difficultés de concentration.

Au ministère de l’intérieur, on insiste sur une circulaire envoyée par Gérald Darmanin aux préfets, le 21 septembre 2020, visant à « généraliser l’examen anticipé du droit au séjour des mineurs étrangers confiés à l’ASE de manière à éviter des ruptures de droits à leur majorité alors qu’ils sont engagés dans un parcours professionnalisant ».

Les mesures d’éloignement sont loin d’être toujours effectives. Ces dernières années, le taux d’exécution des obligations de quitter le territoire oscille entre 10 et 20 %. Dans le Calvados, le département et l’Office français de l’immigration et de l’intégration ont lancé, en début de semaine, une expérimentation permettant d’accompagner la réinsertion dans le pays d’origine. Azim résume le sentiment de beaucoup de jeunes dans sa situation : « Je suis prêt à tout plutôt que repartir. »

Juliette Bénézit

 

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