Mediapart // Les exilés kurdes pleurent Mawda, 2 ans, tuée par balle en Belgique

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Par Elisa Perrigueur et Laurène Daycard

– Mediapart.fr

À l'intérieur du gymnase, les familles se sont recréé des
          espaces individuels en délimitant des espaces avec des lits
          picot et des draps tendus. © EPÀ l’intérieur du gymnase, les familles se sont recréé des espaces individuels en délimitant des espaces avec des lits picot et des draps tendus. © EP
 

Une course-poursuite entre une camionnette de migrants et la police belge a provoqué, jeudi 16 mai, la mort d’une fillette kurde hébergée dans un camp à Grande-Synthe. L’enfant a été tuée par balle. Après avoir démenti une première fois l’information jeudi, le parquet de Mons a admis vendredi que l’enfant avait été tuée par une balle. Dans le camp de Grande-Synthe où sont réunis plus de 400 exilés, la douleur est vive et les langues se délient quant aux conditions de passage.

Dans un recoin du gymnase de Grande-Synthe, près de Dunkerque, un cercle silencieux se forme autour d’Ako, jeudi 17 mai au matin. Cet exilé aux yeux rougis est au téléphone avec un ami, hébergé lui aussi dans ce bâtiment municipal jusqu’à la veille, avec sa femme et ses deux enfants. Plus de 400 migrants, presque tous des Kurdes d’Irak, logent sur ce site, dont 150 dans des tentes en extérieur. On entend son interlocuteur hurler de douleur : « J’ai tout perdu. Mon bébé. Ils ont tué mon bébé. » Assise à ses côtés, l’épouse d’Ako plonge son visage dans un mouchoir. Personne ne sait trop quoi dire pour calmer la détresse de l’homme au bout du fil.

Ce père s’appelle Shamdine. Il parle depuis une prison en Belgique, il a dissimulé son portable dans la couche d’un bébé, d’après les exilés. L’homme s’est fait arrêter dans la nuit, vers 2 heures du matin. Cinq heures plus tôt, il était parti avec sa famille, son épouse et ses deux enfants en Belgique pour monter clandestinement à bord de camions de marchandises allant jusqu’en Grande-Bretagne. Des passeurs étaient venus les récupérer en mini-van à Grande-Synthe, à une vingtaine de kilomètres de la frontière belge, avec une trentaine d’autres migrants.

Quand la police belge a tenté de le contrôler, le convoi de migrants a filé dans la nuit, sur la route E42 reliant Namur et Maisières. Au total, quinze véhicules de police les ont pris en chasse dans cette course-poursuite mortelle pour la fille de Shamdine. L’enfant « s’appelait Mawda », selon les Kurdes de Grande-Synthe. Âgée de 2 ans, elle est morte dans l’ambulance.

Vue du carré occupé par la famille de Mawda. En
            partant, ils ont abandonné ce siège pour bébé. © EP Vue du carré occupé par la famille de Mawda. En partant, ils ont abandonné ce siège pour bébé. © EP

Selon des médias belges, la petite aurait été brandie à l’extérieur de la camionnette, peut-être par un passeur, pour dissuader les policiers, une version non confirmée officiellement. « Les réseaux kurdes sont dangereux car capables de prendre l’autoroute en sens inverse, de percuter des véhicules pour s’enfuir, de rouler comme des fous, constate une source policière française. Nous le savons et ne faisons pas de courses-poursuites sur les routes avec des camionnettes de passeurs en France, trop dangereux. »

L’exilé kurde Ako, lui, s’emporte : « On est venus ici pour trouver la sécurité. Vous nous parlez des droits humains. Mais vous tirez sur des bébés. » Il exhibe sur l’écran de son téléphone des images de la fillette. Le regard espiègle, elle pose sa main sur sa bouche. Sur une autre, on voit cette enfant aux cheveux de jais dans un manège avec son grand-frère de 4 ans. « Elle a reçu une balle dans la joue », glisse Ako, le ton dur, en mimant un impact transperçant son visage.

Au moment de cet échange, jeudi 17 mai, le parquet belge de Mons n’évoque pas encore les tirs. Il faudra attendre le lendemain, le 18 mai, pour que les causes du décès de l’enfant soient officialisées. « On n’exclut pas que cette balle pourrait provenir d’une arme d’un policier », concède le substitut en conférence de presse. L’autopsie est en cours.

Ako a appris la macabre nouvelle très tôt le matin, sous la forme d’un SMS envoyé par Shamdine. Il nous emmène voir le « carré » octroyé à cette famille. Il reste quelques affaires abandonnées : des couvertures, une valise à roulettes. Un siège bébé trône au milieu. L’ancien terrain de sport est quadrillé par des lits de camp renversés sur les côtés, comme des barricades. Les exilés s’en servent pour se délimiter un « chez-soi » d’environ 2 mètres carrés. Ce peu d’intimité se paye au prix de nuits passées à dormir sur des couvertures à même le sol. Nerveux, Ako avait longuement hésité avant de nous donner son prénom. Il refuse de livrer toute autre information personnelle, mis à part le fait qu’il a été professeur d’anglais au Kurdistan irakien. Il se méfie presque autant des journalistes que de la police. Il parle car il veut que l’histoire de Mawda se sache.

Sa famille était arrivée à Grande-Synthe il y a un mois et demi. Les parents avaient quitté Ranya, au Kurdistan irakien, pour rejoindre l’Europe dès 2015, via la Turquie puis la « route des Balkans ». La fillette est née en Allemagne mais ses parents ont été déboutés du droit d’asile. Une grande partie des Kurdes de Grande-Synthe sont dans la même situation : ce ne sont plus des migrants nouvellement arrivés sur le continent. Il peut aussi s’agir de « dublinés » d’Espagne, de Grèce… où leur première demande d’asile a été déposée. Tous voient désormais la Grande-Bretagne voisine comme leur espoir, où ils peuvent trouver du travail plus facilement et rejoindre la famille. Celle de Mawda avait « des proches à Londres et à Birmingham », détaille Ako.

Intervention policière à Grande-Synthe, jeudi 17 mai,
            vers 14h30. © EP Intervention policière à Grande-Synthe, jeudi 17 mai, vers 14h30. © EP

Vers midi, jeudi, une centaine d’exilés furieux manifestent leur colère. Direction l’autoroute A16, toute proche. Ils bloquent la circulation le temps d’une heure, provoquant un bouchon sur plusieurs kilomètres. En réaction, vers 14 h 30, les CRS encerclent le gymnase pour fouiller les hommes. Deux ou trois tentes sont détruites et une dizaine d’entre eux sont interpellés. Certains d’entre eux avaient été placés en garde à vue pour « entrave à la circulation », ils ont tous été relâchés. Selon des agents municipaux, les forces de l’ordre cherchaient aussi des armes. Les passeurs kurdes vivent généralement parmi les migrants. Ils peuvent dissimuler leurs armes en les enterrant non loin des camps.

Dans les souvenirs des voisins du gymnase, la famille de Mawda tentait deux à trois fois par semaine la traversée. Ils faisaient appel aux passeurs organisés du secteur. Des cellules kurdes très présentes sur le littoral depuis les années 2000. Issues de différentes communautés (Erbil, Rania, Kirkouk, Halabja…), elles sont composées de 5 à 6 personnes. Ces réseaux prennent environ 3 000 euros par personne pour un passage pour un migrant kurde irakien – des prix qui varient selon les nationalités. Ils repèrent les aires d’autoroute non surveillées, où ils espèrent cacher les migrants dans les camions qui gagnent le port de Calais, principal point d’entrée du Royaume-Uni, avec un trafic quotidien moyen de 15 000 poids lourds.

La Belgique est un point de départ de plus en plus prisé des réseaux. « Ils s’y reportent depuis longtemps car les aires de repos autour de Calais ferment [par arrêté préfectoral, pour éviter que les camions ne se garent – ndlr] », précise une source policière française. « Les passeurs chargent 20 à 30 personnes dans une camionnette et s’arrêtent le long des routes, sur plusieurs parkings belges en faisant monter dans les camions des petits groupes. Cela peut leur paraître plus simple car la police belge n’a pas d’unité antipasseurs, ils ne sont pas habitués à traquer ces réseaux. »

À l'intérieur du gymnase, les familles se sont recréé
            des espaces individuels en délimitant des espaces avec des
            lits picot et des draps tendus. © EP À l’intérieur du gymnase, les familles se sont recréé des espaces individuels en délimitant des espaces avec des lits picot et des draps tendus. © EP

Pour les familles, surtout lorsqu’il y a des enfants en bas âge, ce report vers la Belgique complique le passage car cela rallonge le temps de confinement au milieu des marchandises, souligne Ali. Alors que le gymnase est toujours cerné par les CRS, cet ancien plombier de 34 ans raconte qu’il essaie lui aussi de passer avec sa femme et ses enfants. Les passeurs lui facturent ce « service » 28 500 euros, qu’importe le nombre de tentatives. Pour éviter de se faire repérer à cause des pleurs, certains parents donnent des somnifères aux enfants en bas âge, assure Ali.

L’expérience est dangereuse : « La semaine dernière, nous sommes allés jusqu’à Rouen pour monter dans un camion de pièces détachées. Nous avons passé deux nuits dans la cargaison mais il ne démarrait pas. C’était dur de respirer. Mes enfants, même l’aîné, portaient des couches. Nous, on faisait avec des bouteilles. » La tentative a été vaine et il est retourné au gymnase pour reprendre des forces.

Au début des années 2000, Ali avait déjà fait ce voyage seul vers la Grande-Bretagne en passant par Grande-Synthe. Il avait déboursé 500 euros pour venir depuis sa ville d’origine. Il avait pu obtenir son titre de séjour et s’était fait embaucher par un transporteur jusqu’à son retour au pays en 2010. Les conséquences de la guerre avec Daech l’a de nouveau poussé à l’exil. Revenu dans le nord de la France, il a découvert la frontière transformée, barricadée, des prix de passages décuplés et de plus en plus de victimes, comme Mawda.

Elle devrait être enterrée mercredi 23 mai en Belgique, au cimetière des indigents de Jolimont, à La Louvière, d’après les médias belges. Ses parents auraient reçu un ordre de quitter le territoire belge après la cérémonie.