Par Michel Henry
Le Conseil d’État refuse de suspendre en urgence la très contestée circulaire Collomb, permettant de recenser les étrangers en situation irrégulière dans les centres d’hébergement ; mais il encadre sérieusement sa mise en œuvre.
C’est une victoire pour le ministère de l’intérieur : la circulaire Collomb permettant notamment de recenser les étrangers en situation irrégulière dans les centres d’hébergement n’a pas été suspendue par le Conseil d’État. Mais dans son ordonnance rendue ce 20 février, la plus haute juridiction administrative trace des limites précises à l’intervention des « équipes mobiles » constituées par des agents des préfectures et de l’Office français de l’immigration et de l’intégration (Ofii), sous la tutelle du ministère de l’intérieur. Me Patrice Spinosi, qui avait introduit le référé au nom de 28 associations, y voit donc une décision « globalement positive ».
Car les agents ne peuvent recueillir de données qu’auprès de personnes qui le souhaitent, sans « aucun pouvoir de contrainte tant à l’égard des personnes hébergées qu’à l’égard des gestionnaires des centres » : « Tout est sur la base du volontariat », se réjouit Me Spinosi. Dans la pratique, les « équipes mobiles » pourront donc, selon lui, simplement « se présenter dans les centres et faire dire qu’elles ont vocation à entendre toute personne qui le souhaite ». De plus, l’accès aux données personnelles reste délimité par la loi de 1978 sur leur protection.
Le Conseil d’État a donc jugé qu’il n’y avait pas urgence à suspendre le texte. Il conforte ainsi le ministère de l’intérieur, qui estime nécessaire de mieux connaître les hébergés afin de désengorger les centres et d’accroître le nombre des expulsés.
Pour les associations, il reste un point de discorde. « Pour nous, l’administration n’a rien à faire dans les centres », plaide Me Spinosi, en espérant que ce point sera évoqué lors de l’examen au fond du recours en annulation, qui devrait avoir lieu dans les mois à venir. Mais pour l’avocat, le « recadrage du Conseil d’État limite considérablement le pouvoir de l’administration, et c’est bien à l’action des associations qu’on le doit, car auparavant, il y avait une vision beaucoup plus large et extensive, dans une logique d’injonction vis-à-vis des gestionnaires perçus comme des collaborateurs de l’administration ».
À l’occasion de l’annonce de cette décision, Mediapart vous propose la relecture de l’audience particulièrement tendue qui s’était tenue le 16 février.
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Sous les ors du Conseil d’État, le président de la section du contentieux Bernard Stirn a trouvé le ton des échanges par moments « un peu vif ». Ce 16 février, les trois heures de débat ont surtout permis de mesurer le gouffre entre le ministère de l’intérieur et les associations vent debout depuis qu’une circulaire édictée le 12 décembre permet d’utiliser le dispositif d’hébergement d’urgence pour faire le tri de personnes expulsables. Vingt-huit organismes, dont la Fondation Abbé-Pierre et le Secours catholique, demandent en référé la suspension du document. Le Conseil rendra sa décision avant la fin de la semaine prochaine.
Depuis cette circulaire Collomb, des « équipes mobiles » composées d’agents de l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII) et des préfectures peuvent intervenir dans les centres de sans-abri, et y effectuer un recensement des étrangers. La motivation avancée est de leur présenter leurs droits et d’améliorer leur situation, mais comme ces équipes peuvent également repérer les sans-papiers et accélérer leur « éloignement », cela constitue pour les associations « une rupture de ce principe de confiance et de confidentialité que nous devons aux personnes ».
Me François Sureau, un de leurs avocats, estime qu’il « ne faut pas faire reposer cette tâche sur les gestionnaires de centres », car cela revient à « polluer les lieux de l’action sociale ». La représentante du Défenseur des droits critique pour sa part cette inquiétante « nouveauté » consistant à aller chercher les sans-papiers dans ces lieux. Pour Me Patrice Spinosi, autre avocat des demandeurs, les agents de l’OFII n’ont ni la compétence pour y entrer, ni le droit d’accéder aux données personnelles : la circulaire violerait donc doublement la loi.
Sera-t-elle modifiée ? Elle doit être explicitée par un « vade-mecum », selon la représentante du ministère de l’intérieur Pascale Leglise, qui regrette le refus des associations de participer à l’élaboration de ce mode d’emploi. Elle attend l’ordonnance du Conseil d’État pour éventuellement l’amender. Seules d’éventuelles critiques des magistrats pourraient donc faire reculer le gouvernement, comme lorsque la plus haute juridiction administrative l’a condamné en juillet 2017 à assurer aux migrants de Calais un accès à l’eau potable, aux douches et aux latrines.
Près de l’ancienne « jungle » de Calais, le 23 août 2017.
Cette fois, la question est notamment de savoir si les centres d’hébergement peuvent refuser la venue des équipes mobiles. « Si vous nous dites oui, on aura réglé le problème », estime Me Spinosi. Mais la réponse n’est pas claire. D’abord, le directeur de l’OFII, Didier Leschi, qui défend la circulaire, semble péremptoire : « Aucune obligation » d’accepter leur venue. Mais quand Me Spinosi tente d’obtenir un engagement ferme, Pascale Leglise élude : « Pourquoi vous diriez non ? » Puis, irritée, elle interpelle les avocats : « C’est vous qui allez décider qui les centres vont recevoir ? Celui-là oui, celui-là non, il est méchant ? »
Le directeur de l’OFII rabroue lui aussi les associations : « Les publics ne vous appartiennent pas. Ils ont droit à avoir des informations. Les gestionnaires n’ont pas à répondre à leur place. Les personnes sont libres ou pas d’accepter. » Pour lui, les gestionnaires ne sont pas les « gardes-chiourmes » des hébergés ni les « maîtres de maison comme au XIXe siècle ». Il regrette « une incompréhension dommageable pour les personnes qui auraient pu bénéficier d’une évolution positive de leurs droits ».
Cela dit, Didier Leschi admet que « si le gestionnaire fait barrage de son corps, l’agent de l’OFII n’a pas un mandat pour passer sur son corps ». Mais les centres pourront-ils s’opposer à l’intervention des agents de l’office ? Selon le directeur de la Fédération des acteurs de solidarité (FAS), Florent Gueguen, présent à l’audience, « certains préfets ont évoqué des sanctions financières en cas de refus d’application ». La représentante du ministère le conteste, tout en admettant que certains préfets « ont pu croire » qu’ils devaient réclamer les listes des hébergés. Ils ont été « rappelés à l’ordre » lors d’une visioconférence avec le ministre et « ça n’est plus le cas ». Tout se passe sur le principe du « volontariat » avec « absence de transmission de documents nominatifs », assure-t-elle, et sans appel à la délation, ni pression.
« On n’entre pas dans les chambres manu militari »
Mais la circulaire a déjà produit des conséquences dommageables, selon Me Spinosi, pour qui des lieux « commencent à être fuis car les personnes savent qu’elles sont susceptibles d’y être recherchées ». Intervenant à l’audience, Dominique Calonne (collectif des SDF de Lille) assure que « les gens ne font plus le 115, ils ne veulent plus aller dans les centres d’hébergement ». « Ils se méfient même de nous, ajoute cet ancien SDF. Quand ils nous voient, ils se dispersent. »
Pour les associations, les centres doivent être protégés par un principe d’inviolabilité garanti par la loi. Mais Pascale Leglise n’a trouvé « nulle part un principe de sanctuarisation ni d’inconditionnalité d’accueil », ce qui ne va pas les rassurer. Dommage, alors que la représentante du ministère voudrait ramener la circulaire à « sa juste mesure » qui ne viserait qu’à présenter leurs droits aux sans-abri : « On n’est pas là pour dégrader leur situation. »
Mais elle regrette : « Quoi qu’on fasse, le ministère de l’intérieur fait peur. » Pourtant, la circulaire, déjà appliquée en Seine-Saint-Denis, dans le Grand Est et en Normandie, apporte des améliorations, et « pas sous la contrainte » : « Des gens ont été réorientés et sont mieux là où ils sont. Des personnes ont pu avoir des logements pérennes. D’autres ont pu faire des demandes d’asile ou bénéficier de régularisation de titres de séjour. »
Combien a-t-on repéré de personnes en situation irrégulière à ces occasions ? Pascale Leglise ne l’indique pas, préférant s’interroger sur cette conception voulant que, dans des centres d’hébergement dont l’État « est le financeur », il « n’aurait pas son mot à dire ». Elle confirme ainsi que, financés à 100 % par l’État, les centres n’ont guère de liberté, et certainement pas celle de s’opposer aux « éloignements ».
Fidèle à l’objectif défini par un Gérard Collomb froissé par le trop faible pourcentage d’éloignements, la représentante de l’Intérieur interroge : « Les étrangers en situation irrégulière pourraient s’y maintenir indéfiniment alors que ceux qui y auraient droit ne pourraient y accéder faute de place ? » Ces sans-papiers doivent donc être « traités » même si le but n’est pas d’aller les « appréhender » : « On n’entre pas dans les chambres manu militari, assure Pascale Leglise. On vient au petit bonheur la chance avec notre panneau. Ceux qui sont en situation irrégulière, j’imagine qu’ils ne vont pas se présenter. »
Néanmoins, au cas où les équipes mobiles identifieraient « une personne en OQTF » (obligation de quitter le territoire français), son « éloignement » se fera en deux temps, par l’intermédiaire du juge des libertés et de la détention. « Ceux qui iront les chercher, ce ne sont pas les équipes mobiles, c’est la PAF », la police de l’air et des frontières, indique la juriste du gouvernement. L’honneur serait donc sauf, même si ces équipes feront bien du « repérage » servant à des « éloignements ». Mais quand des personnes en situation irrégulière « ont épuisé tous leurs droits, il faut bien les traiter », analyse Pascale Leglise : « On ne peut pas leur dire “restez-y”. »