Les jours // La doctrine, le secret le mieux gardé de l’OFPRA

Grâce à un agent refusant l’omerta, « Les Jours » ont eu accès à la feuille de route ultrasecrète des entretiens avec les demandeurs d’asile russes.

20 mars 2019 Épisode n° 7

Serge sort de son sac à dos un document. C’est un imprimé qui ne paie pas de mine. Une trentaine de pages tout au plus, recto verso. Son nom officiel : « Note d’appui à l’instruction ». C’est pourtant l’un des secrets les mieux gardés de l’Ofpra, l’Office français des réfugiés et apatrides. Cette note – celle que nous a apportée l’officier de protection (OP) concerne la Russie – est un des éléments qui forment la « doctrine », comme on l’appelle dans le jargon de l’Ofpra, c’est-à-dire l’ensemble des textes qui détaillent, pays par pays, les profils typiques des demandeurs d’asile et la position de l’Office face à leurs dossiers.

« Globalement, il y a tout. 90 % de la demande est là-dedans », explique Serge en tapotant du doigt le document. En langage décodé : 90 % des cas de figure que pourra rencontrer un officier de protection face à un demandeur d’asile venu de Russie s’y trouve. L’élaboration de cette doctrine est confiée aux référents géographiques de chaque zone, des gens « qui traitent la demande d’un pays depuis longtemps et qui le connaissent assez bien », précise Serge. Dans la forme, les notes se suivent et se ressemblent : une présentation très sourcée de la situation du pays, suivie des questions que doit absolument poser l’OP pour ne pas rater son entretien. Et puis, juste derrière, la position de l’Ofpra sur tel ou tel profil de demandeur, enrichie de propositions de décisions positives ou négatives, motivées par des arguments. « On reprend des argumentaires qui sont prouvés. C’est dû au caractère répétitif, à une similarité des profils des demandeurs », justifie Serge.

Le travail de l’officier est d’établir que le demandeur est bien témoin de Jéhovah, mais aussi qu’il craint pour sa vie en Russie du fait de sa religion. C’est là où la doctrine entre en jeu

Si le demandeur est témoin de Jéhovah, par exemple, l’officier pourra lire dans la doctrine qu’un jugement de la Cour suprême russe datant d’avril 2017 interdit la pratique de cette religion. Mais, souligne Serge, « ce n’est pas parce qu’il y a eu cette décision que tous les témoins de Jéhovah vont être persécutés ». Toute la subtilité du travail de l’OP est donc d’établir que le demandeur non seulement est bien témoin de Jéhovah, mais aussi qu’il craint pour sa vie en Russie du fait de sa religion. C’est là où la doctrine entre en jeu : « Ce document nous explique comment on va devoir mener l’entretien, en lui posant des questions sur sa pratique religieuse, sur ce que la personne a vécu, comment elle a pu être prise pour cible par les autorités russes, éventuellement. » Parmi les questions soufflées à l’agent : « Des membres de votre communauté ont-ils effectivement fait l’objet de poursuites depuis l’interdiction de la Cour suprême ? À quelle peine ont-ils été condamnés ? » En fonction de la réalité de la persécution (ou d’une crainte avérée), l’OP rédigera un accord ou un rejet, qu’il pourra en partie copier sur les modèles proposés par la doctrine.

 

Autre exemple. Si le demandeur est homosexuel, le document propose également une réponse. Enfin… un début de réponse, car les choses sont, là encore, complexes. Rappelons-le, pour qu’une personne soit éligible à l’asile en France, il faut qu’elle entre dans les cases de la Convention de Genève (lire l’épisode 6, « “Il y a des gens qui craquent. Et ils ne font pas semblant de craquer” ») et donc qu’elle craigne « avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques ». Mais où donc classer l’homosexualité là-dedans ? Depuis un arrêt du 7 novembre 2013 de la quatrième chambre de la Cour de justice de l’Union européenne, les personnes homosexuelles peuvent être protégées du fait de leur « appartenance à un groupe social ». Mais il y a une complication : selon la doctrine de l’Ofpra, les homosexuels ne constituent pas un « groupe social » dans tous les pays. Mais en Russie, si. « Car ils partagent des caractéristiques, un vécu commun. La doctrine dit clairement qu’être gay ou lesbienne en Russie, c’est pas cool », résume Serge dans son style bien à lui. Très concrètement, c’est ainsi que la doctrine propose de rédiger la décision : « Le climat général de harcèlement à l’égard des militants LGBT et l’homophobie cautionnés ou tolérés par l’État décrit par la DIDR (la Division de l’information, de la documentation et des recherches, qui a pour mission de fournir la documentation nécessaire à la prise de décision des OP, ndlr) qui précise que les autorités russes chargées de l’application des lois refusent régulièrement de diligenter des enquêtes pénales sur les agressions ciblant les personnes LGBT et, lorsqu’elles y consentent, ne reconnaissent pas ni ne prennent dûment en compte les circonstances aggravantes qui accompagnent ces faits, permettent de considérer au vu des déclarations personnalisés étayées de l’intéressé relatives à son propre vécu que celui-ci craint d’être exposé à des persécutions du fait de son appartenance au groupe social des homosexuels de Russie. »

Au bout d’un moment, tu te dis que les demandeurs ne peuvent pas tous te raconter des craques à ce point-là !

Serge, officier de protection, refuse parfois de suivre la « doctrine »

Sauf que, pour arriver à cette conclusion, l’officier doit d’abord remplir une mission épineuse : établir que le demandeur est bel et bien gay, comme il l’affirme. Or, là, la doctrine ne donne pas beaucoup de billes à ses agents : « Il n’y a pas de questions-types. Surtout pas », précise Serge. L’OP pourra aller bûcher un autre document de l’Ofpra, les « lignes directrices pour l’instruction de la demande d’asile fondée sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre ». Long de 40 pages, il donne aux agents « un cadre », tous pays confondus, indique le magazine Têtu, qui a pu le consulter : les définitions des termes « homosexualité », « bisexualité » et « transidentité », les « questions à éviter » ou encore « les bonnes pratiques ». Serge nous explique qu’il est ainsi recommandé aux officiers d’éviter de demander aux demandeurs comment ils ont découvert leur homosexualité ou de rentrer dans les détails de leurs pratiques sexuelles. Pour le reste, Serge et ses collègues ne disposent que de leur bon sens : « On marche vraiment sur des œufs », confie-t-il, avouant qu’il est rarement sorti d’entretien en étant persuadé à 100 % que le demandeur était vraiment homosexuel.

Comme tous les agents de l’Ofpra, Serge fonde a priori ses décisions sur cette fameuse doctrine, même s’il s’autorise une marge de manœuvre : « C’est pas un truc monolithique, c’est une appréciation. C’est pas parce que la doctrine le dit que je vais nécessairement l’appliquer de manière robotique. » Pour certains pays – l’Albanie, la Géorgie, par exemple –, il est en désaccord avec la doctrine. Après de très nombreux entretiens avec des ressortissants de ces pays, il estime que l’Ofpra a une appréciation beaucoup trop angélique de la situation là-bas, ce qui fausse les évaluations. « Au bout d’un moment, tu te dis que les demandeurs ne peuvent pas tous te raconter des craques à ce point-là ! » À l’inverse, il estime que l’Ofpra se montre parfois trop protectrice. « Dans certains pays, je considère qu’il n’y a pas de raison de faire du “1A2” (faire rentrer ces demandes dans les critères de l’article premier A2 de la Convention de Genève, ndlr) pour les personnes LGBT », explique-t-il, car leur situation ne cadre pas, d’après lui, avec la définition de ce qu’est un groupe social.

Les notes, très sensibles, sur la Syrie, l’Afghanistan ou l’Irak ne sont accessibles qu’aux officiers qui s’occupent de la nationalité en question. Interdit de les imprimer

Certaines notes – comme celles, très sensibles, sur la Syrie, l’Afghanistan ou l’Irak – ne sont accessibles qu’aux officiers qui s’occupent de la nationalité en question. Il leur est même formellement interdit de les imprimer. Ce culte du secret n’est pas partagé par nos voisins. Le site du Home Office, le bureau de l’Intérieur anglais, met ainsi à disposition une cinquantaine de documents détaillant chaque thématique liée à l’asile – ce qui n’empêche pas de très discutables arrangements avec les autorités de certains pays, comme l’Érythrée, ainsi que l’a révélé The Guardian, en janvier 2017.

Alors, pourquoi la France est-elle si attachée au secret de sa doctrine ? « L’institution cherche à se protéger elle-même. Quand tu fais de l’asile, tu fais de la politique aussi. L’appréciation que tu donnes sur un pays est proprement politique », avance Serge, qui regrette cette situation. Il y a aussi la volonté d’éviter de recevoir des demandes biaisées. Il s’agit d’empêcher que les passeurs sachent ce qui est considéré comme « crédible » par l’Office et revendent des récits ad hoc. Ou que les migrants s’appuient sur ces documents pour remplir artificiellement les critères. Interrogée sur le mystère qui entoure la doctrine, l’Ofpra se montre assez laconique : « La variété des informations qui sont contenues [dans la note d’appui à l’instruction], et donc leur vocation variable à être publiques, ne permettent pas une diffusion en l’état », nous explique par mail Sophie Pegliasco, la directrice de cabinet de l’Office. Elle ajoute néanmoins une précision qui nous intéresse davantage : « Les agents de l’Office sont soumis aux obligations qui relèvent du statut général de la fonction publique, au nombre desquelles l’obligation de réserve. »

Tout ce qu’on apprend à l’Ofpra, tout ce qu’on va apprendre dans notre formation, tout ce qu’on voit, on l’emporte avec nous dans notre tombe.

Claire, ex-officière de protection à l’Ofpra

En effet, à l’Ofpra, le secret dépasse le seul cas de la doctrine. Présent partout, il est clairement affiché dès qu’un agent met le pied à l’Office. Serge s’en souvient : « Le premier ou le deuxième jour où je suis arrivé à l’Ofpra, on m’a dit qu’il était hors de question de parler aux journalistes. Chape de plomb, clairement. » Même témoignage de la part de Claire, ex-OP, partie de l’Office aujourd’hui. Lors de sa première formation, le directeur général de l’époque, Pascal Brice, lui avait expliqué ainsi qu’à tous les nouveaux qu’ils avaient un devoir de réserve : « Tout ce qu’on apprend à l’Ofpra, tout ce qu’on va apprendre dans notre formation, tout ce qu’on voit, on l’emporte avec nous dans notre tombe. » Alors, évidemment, les témoignages d’OP ont été difficiles à recueillir pour cette obsession. Si Serge a choisi de s’exprimer, c’est justement parce qu’il refuse l’omerta imposée par l’Ofpra : « Putain, c’est quand même payé par les impôts des gens, quoi ! On peut gueuler sur l’usage des impôts quand il s’agit d’autres choses mais pas quand il s’agit d’une administration ? »

Au-delà de la question fiscale, l’Ofpra est aussi le représentant de la « tradition de l’asile de la France » : accueillir et gérer les flux – massifs ces dernières années – de migrants, de réfugiés et d’apatrides qui arrivent sur notre territoire. Une mission généreuse que la France brandit régulièrement comme un symbole. Loin, très loin des calculs et des décisions qui se jouent en secret.