29 juil. 2020 Par Leïla Miñano (Investigate Europe)
– Mediapart.fr
De nombreux mineurs vietnamiens se sont évaporés, ces dernières années, après leur arrivée à l’aéroport francilien. Débarqués sans famille, l’aide sociale à l’enfance était chargée de les mettre à l’abri. Mais au nez et à la barbe des autorités, ils ont été pris en main par les trafiquants qui les attendaient. Nos révélations, en partenariat avec le collectif Investigative Europe.
Le scénario semble toujours le même. L’enfant vietnamien atterrit à l’aéroport de Roissy accompagné d’un adulte qui se présente comme l’un de ses parents. Une fois les contrôles d’identité passés, ce dernier lui prend ses papiers et l’abandonne dans l’enceinte de l’aéroport. Le petit, qui ne parle pas le français, peut patienter des jours assis sur un siège sans que personne se rende compte de sa présence, parfois jusqu’à s’évanouir de faim. Quand enfin il est remis à la police aux frontières (PAF), il réclame l’asile politique, visiblement les seuls mots qu’on lui a appris à prononcer.
Comme la procédure l’exige – pour toutes les personnes qui se présentent dans les aéroports, les ports et les gares internationales sans titre de séjour –, il est enfermé en « zone d’attente ». Si la justice l’autorise à entrer sur le territoire, le mineur est théoriquement pris en charge par un éducateur de l’Aide sociale à l’enfance (ASE, service du département chargé de protéger les mineurs en danger), censé le conduire en foyer d’urgence, en famille d’accueil ou à l’hôtel. Théoriquement. Car, comme l’a découvert Investigate Europe, à Roissy, personne ne semble venir chercher les enfants libérés. Une prise en charge défaillante qui fait les beaux jours des trafiquants.
« C’est effectivement à nous d’aller les chercher à Roissy, mais nous n’y allons pas, confirme Dominique*, employé de l’ASE de Seine-Saint-Denis, qui a accepté de nous répondre sous le couvert de l’anonymat. Nous sommes saisis par le juge par mail et/ou appelés par la PAF, mais comme nous n’avons plus de standardiste, il n’y a personne pour décrocher » – une assertion que nous avons pu vérifier en tentant d’appeler ce standard fantôme, plusieurs jours durant. « Nous avons chacun entre 100 et 150 dossiers de mineurs étrangers non accompagnés [MNA dans le jargon administratif – ndlr], justifie Sophie*, sa collègue. Il y a seulement 10 éducateurs pour 20 postes ouverts, nous avons fait grève deux fois cette année, tellement la situation est critique… Nous n’avons pas le temps de sortir pour emmener les jeunes à leur rendez-vous à la préfecture, alors aller à Roissy… Impossible. »
[[lire_aussi]]Mais alors, qui est venu chercher les 150 enfants libérés de Roissy au premier trimestre 2019 ? Et avant ? « La PAF les amène ici dans nos bureaux ou directement à l’hôtel, le problème c’est que quand ils les déposent à l’hôtel, on n’est pas forcément au courant qu’ils sont là », répondent gênés les deux agents de l’ASE. La police aux frontières donc, qui n’est pas habilitée « pour des questions d’assurance » à conduire les enfants, pas plus qu’elle n’a le droit de les garder après l’heure de libération fixée par le juge…
Aux yeux de l’Anafé (association qui défend les droits des étrangers aux frontières), il s’agirait de « détention arbitraire ». Et « que se passerait-il s’il y avait un accident de la circulation ? Ou si n’importe quoi arrivait au mineur sur la route ? », demande l’association.
Interrogée sur cette prise en charge irrégulière, la préfecture de Seine-Saint-Denis nous a renvoyés vers la préfecture de police, qui nous a elle-même renvoyés vers le ministère de l’intérieur, qui nous a renvoyés vers le parquet de Bobigny.
Surtout, cette prise en charge défaillante à la sortie de la zone d’attente de Roissy peut avoir des conséquences dramatiques pour la sécurité des mineurs isolés. Notamment pour les enfants vietnamiens qui semblent systématiquement disparaître quelques heures ou quelques jours après leur arrivée sur le sol français.
« Depuis au moins deux ans, une fois installés en foyer ou à l’hôtel, les mineurs vietnamiens arrivés de la zone de Roissy disparaissent, tous, sans exception », témoigne Dominique de l’ASE 93. Sophie ajoute : « Il y a plusieurs mois, j’ai moi-même suivi une jeune fille de 17 ans en foyer d’urgence pour m’assurer qu’elle ne disparaisse pas et ça n’a pas manqué, elle s’est évaporée le lendemain. » « Nous avons fait des dizaines de déclarations de fugue auprès du commissariat de Bobigny, ajoute Dominique. Mais ça ne change rien, on nous donne aucun moyen de les protéger, c’est à chaque fois pareil… »
Des disparitions systématiques qui n’auraient pas été prises au sérieux par la police ? Interrogée, la préfecture de police – dont dépend le commissariat de Bobigny – répond qu’« aucun signalement relatif à ces faits n’a été porté à sa connaissance ». En réalité, même Europol est au courant de ces disparitions d’enfants vietnamiens qui auraient été abandonnés non seulement en France, mais aussi dans plusieurs aéroports de l’UE. « Nous sommes intervenus en appui de plusieurs enquêtes sur le trafic d’enfants vietnamiens vendus dans un objectif de travail, de prostitution, de criminalité ou de mendicité forcés, explique l’agence européenne de police criminelle dans son dernier rapport sur le trafic de mineurs dans l’UE. La majorité des victimes ont été identifiées en France, aux Pays-Bas et en Angleterre. »
Europol explique aussi que les survivant·e·s de ce trafic, enlevé·e·s ou acheté·e·s au Vietnam, ont été briefé·e·s au préalable par les trafiquants sur la procédure à suivre (les déclarations qu’elles devaient faire à la PAF pour demander l’asile, qui elles devaient contacter une fois sur place, le point de rendez-vous après avoir fugué des foyers, etc.). Les experts révèlent aussi que les enfants travaillent pour rembourser la dette de leur voyage (plusieurs dizaines de milliers d’euros) : ils sont réduits en esclavage dans les fermes à cannabis, des bars à ongles, ou travaillent pour des réseaux de prostitution.
Europol n’est pas la seule à avoir publié sur le sujet. Si rien n’est encore sorti dans l’Hexagone sur les ramifications françaises de ce qui ressemble à un véritable réseau de trafic paneuropéen, de récentes enquêtes journalistiques ont pointé des dizaines de disparitions des structures sociales de l’UE. Au moins 60 disparitions des refuges aux Pays-Bas, 32 des foyers de Brandebourg en Allemagne, 44 en Belgique depuis 2017, encore plus aux Royaume-Uni. Ces articles – rédigés pour la plupart par le collectif de journalistes Lost in Europe – suggèrent que l’action des différentes polices européennes, souvent au courant de ces disparitions d’enfants migrants depuis plusieurs années, serait insuffisante. Et en France ?
Interrogée juste avant la pandémie de Covid-19 et le confinement, la procureure de la République de Bobigny (juridiction dont dépend l’aéroport) confirmait à Mediapart que les mineurs vietnamiens « arrivant par Roissy fuguaient systématiquement de leur lieu de placement dans les premières 48 heures après leur sortie de zone d’attente », « vraisemblablement récupérés par des réseaux de traite et contactés par téléphone dès leur sortie de zone d’attente ». Plusieurs enquêtes seraient toutefois en cours ou bouclées, selon Fabienne Klein-Donati : le procès d’une « filière » est attendu « prochainement » (à l’issue d’une instruction ayant mené en 2018 à deux vagues d’interpellations) ; deux dossiers supplémentaires ont été confiés, en 2018 et 2019, à des juges d’instruction ; et « deux enquêtes préliminaires sont en cours depuis juillet 2019 ».
D’après nos informations, les premiers soupçons sont en effet anciens. Une des journalistes néerlandaises d’Argos ayant enquêté sur ces « disparitions » à l’échelle européenne nous a communiqué le réquisitoire prononcé en janvier 2019 lors d’un procès aux Pays-Bas portant sur deux affaires liées à Roissy-Charles-de-Gaulle. On y apprend qu’à la fin 2016 huit enfants libérés de la zone d’attente de l’aéroport français ont été embarqués par des trafiquants : dans une voiture immatriculée aux Pays-Bas pour les uns, en direction de la frontière franco-belge ; dans une planque à Villiers-le-Bel (93) pour les autres, avant de partir pour le même endroit. Les enfants filés par les polices européennes seront retrouvés par la suite dans des fermes de cannabis.
Dans ce document, on apprend que « la police française a détecté un flux de migrants vietnamiens abusant de l’aéroport de Roissy depuis septembre 2016 ». Avant même que Sophie et Dominique, les deux employés de l’Aide sociale à l’enfance 93, ne s’aperçoivent des disparitions. Quelles mesures les autorités françaises ont-elles prises depuis quatre ans pour mettre ces enfants à l’abri ?
« Le parquet a élaboré une solution avec l’ASE 93 et la cellule nationale de répartition des mineurs non accompagnés, affirme la procureure de Bobigny. À leur sortie de zone d’attente, le parquet contacte la cellule pour avoir une orientation éloignée de l’Île-de-France. » Combien d’enfants exactement auraient été « exfiltrés » ainsi ? « Je n’ai pas de chiffres, répond Fabienne Klein-Donati. C’est un traitement au cas par cas. »
Et la magistrate d’ajouter : « Le fait que des mineurs non accompagnés fuguent (quelle que soit leur nationalité) de leur lieu de placement est une réalité quels que soient le lieu et la nature du placement (foyer, famille d’accueil). Compte tenu du manque de places, une partie des mineurs est placée en hôtel et donc la fugue est d’autant plus facile. » Selon elle, « la question principale » serait donc : « pourquoi laisse-t-on le département de la Seine-Saint-Denis seul face à la prise en charge des mineurs non accompagnés qui arrivent en nombre et qui connaissent tous (sans distinction d’origine) d’importants problèmes ? »
Entre 2015 et 2017, au plus fort de la crise des réfugiés, le nombre d’arrivées de MNA a certes augmenté de 147 % en Seine-Saint-Denis ; au 31 décembre 2019, 1 263 enfants étrangers étaient pris en charge par l’ASE, soit 30 % de ses effectifs. Mais début 2020, d’après nos informations, des enfants vietnamiens continuaient de disparaître après leur arrivée à Roissy.