https://www.lemonde.fr/international/article/2021/03/24/londres-veut-restreindre-drastiquement-les-arrivees-de-migrants-illegaux_6074348_3210.html
Le Monde, 23 mars 2021
Priti Patel, la ministre de l’intérieur, entend contraindre les personnes en transit par les pays de l’UE, dont la France, à déposer une éventuelle demande d’asile dans ces pays, avant de se rendre sur l’île.
Par Cécile Ducourtieux(Londres, correspondante)
Au cœur de l’été 2020, alors qu’un nombre historiquement élevé de « small boats » (des bateaux gonflables pour la plupart) s’engageaient dans la Manche pour rejoindre les côtes britanniques, Priti Patel était passée à l’offensive : le système d’asile du pays étant « brisé », il fallait en concevoir un nouveau, plus conforme au « take back control » (reprendre le contrôle) cher aux brexiters. La très radicale ministre de l’intérieur de Boris Johnson a rendu mercredi 24 mars une copie conforme à sa promesse, suscitant l’indignation des associations d’aide aux migrants et même les interrogations du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR).
Deux classes de réfugiés
Le nouveau système d’asile à la britannique, qui pour l’instant n’est qu’une « proposition » soumise à consultation – un projet de loi viendra ultérieurement, a assuré Mme Patel –, introduirait deux classes de réfugiés. Ceux arrivant au Royaume-Uni par des « routes légales » (négociées entre Londres et l’UNHCR, par exemple), venus directement de zones en crise (guerres, famines), auraient accès à tous les droits attachés à leur statut de réfugié : regroupement familial, aides sociales.
Tous les autres, arrivant par bateau (ou cachés dans des camions), en passant par des filières de passeurs, n’auraient pas le même accès aux aides, même s’ils décrochent le statut de réfugié au Royaume-Uni, ni les mêmes droits au regroupement familial. Ils se verraient remettre un « statut de protection temporaire » d’une durée maximale de trente mois. Cependant, « ce statut ne leur donnera pas un droit illimité à rester dans le pays », a précisé Mme Patel. « Notre nouveau système est basé sur la fermeté mais aussi la justice, pas sur la capacité de certains à se payer des passeurs. Ceux qui viennent par ces routes illégales encombrent notre système d’accueil et nous empêchent de bien nous occuper de ceux ayant réellement besoin d’une protection », a ajouté la ministre lors d’un débat à la Chambre des communes. « Les migrants qui viennent de pays sûrs – les pays européens, dont la France, sont des pays sûrs – devraient faire leur demande d’asile dans ces pays. »
Limiter les possibilités de recours
En plus de vouloir décourager les passages « illégaux », le gouvernement Johnson entend augmenter les contrôles de l’âge des migrants parvenus dans le pays, pour éviter que certains se fassent passer pour des adolescents et bénéficient de conditions d’accès facilitées. Londres veut aussi « accélérer » les expulsions des personnes n’ayant pas réussi à décrocher le statut de réfugié et limiter leurs possibilités de recours devant les tribunaux. « Au moins les trois quarts des migrants [à qui a été refusé le statut de réfugié] font appel. Il faut en finir avec cette justice confisquée [par les recours] », a martelé la ministre, très en verve contre les avocats se mettant au service des migrants.
En 2020, environ 8 500 personnes ont pris le risque de s’engager dans un des axes maritimes les plus denses du monde. La plupart ont fait une demande d’asile en arrivant sur le sol britannique. Selon la chaîne Sky News, environ 800 auraient entrepris la traversée depuis le début de cette année, malgré les conditions hivernales. En tout, selon des chiffres officiels du ministre de l’intérieur, 35 099 personnes ont fait une demande d’asile au Royaume-Uni entre mars 2019 et mars 2020 (11 % de plus qu’un an auparavant) et 20 339 personnes se sont vu accorder le statut de réfugié (ou une « protection humanitaire ») sur la même période (17 % de plus qu’un an auparavant).
La ministre de l’intérieur britannique, Priti Patel, lors de son intervention du 24 mars 2021 sur le droit d’asile au Royaume-Uni, à la Chambre des communes, à Londres. – / AFP
Pas d’explosion des passages, donc, ni des demandes d’asile, mais Mme Patel veut mettre en musique une des grandes promesses des brexiters : leur fameux « take back control ». En 2020, la ministre a déjà présenté – et fait adopter –, une loi migratoire bien plus restrictive, obligeant les candidats à l’installation au Royaume-Uni (pour y vivre ou y travailler) à disposer d’un plancher assuré de revenus.
Ces projets gouvernementaux sont « cruels », estime l’avocate Sonia Lenegan, de l’Immigration Law Practitioners’Association
La nouvelle politique d’asile va « créer une catégorie de bons réfugiés et une de mauvais réfugiés, qui ne font pas les choses correctement. Il y a des gens qui ont été déplacés, qui se sont retrouvés en Europe et qui ont besoin d’un endroit sûr. On doit trouver une manière plus humaine de les traiter », a déploré Bridget Chapman, à la tête de l’association caritative Kent Refugee Action Network, au micro de Sky News. Ces projets gouvernementaux sont « cruels », ils vont « traumatiser les gens qui disposeront du statut de réfugié temporaire », a relevé Sonia Lenegan, de l’association d’avocats Immigration Law Practitioners’Association (ILPA).
Légalité des propositions en question
Certains députés, sur les bancs de l’opposition, ont même questionné la légalité des propositions gouvernementales au regard de la convention de Genève de 1951 relative au droit d’asile. « La convention ne donne pas aux gens un droit absolu de choisir le pays où déposer leur demande, mais elle ne les oblige pas pour autant à déposer leur demande dans le premier pays sûr atteint », a réagi un porte-parole au UNHCR interrogé par le Guardian. « Notre proposition est en ligne avec nos engagements internationaux », a rétorqué Mme Patel. « Notre but est de sauver des vies, d’éviter que des gens meurent en mer ou dans des camions », a ajouté la ministre, en faisant référence au drame des 39 migrants vietnamiens morts étouffés dans un camion réfrigéré, venu depuis la Belgique en ferry, fin 2019.
Elle a aussi défié les critiques sur son « manque de compassion », rappelant que ses parents « ont fui les persécutions eux aussi ». La famille de Mme Patel est arrivée au Royaume-Uni à la fin des années 1960, fuyant l’Ouganda comme des milliers d’autres Indiens aux prises avec la politique anti-asiatique du dictateur de l’époque, Idi Amin Dada : « Les Britanniques sont des gens généreux », a conclu la ministre. Il est vrai que Londres a proposé en 2020 aux Hongkongais détenteurs d’un passeport « BNO » (British National Overseas, pour Britanniques d’outre-mer), délivré avant la rétrocession de Hongkong à la Chine, un visa de longue durée au Royaume-Uni. En 2015, avait également été mis en place un schéma de réinstallation des Syriens – presque 25 000 personnes en ont bénéficié. Mais aucune autre route « sûre » n’a été, à ce jour, ouverte.